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Décision n° 90-285 DC du 28 décembre 1990 - Saisine par 60 députés

Loi de finances pour 1991
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES
Les dispositions instaurant une contribution généralisée dans le cadre de la loi de finances pour 1991 soulèvent de nombreux problèmes juridiques et notamment celui de la définition de cette contribution.
Si l'on en croit les déclarations officielles de responsables gouvernementaux, le débat ne semble pas tranché puisque le Premier ministre considère que cette contribution est un prélèvement fiscal là où son ministre des affaires sociales y voit un prélèvement social.
Un certain nombre d'indices laissent à penser qu'il s'agit effectivement d'un prélèvement social autonome qui ne saurait donc figurer dans la loi de finances et qui aurait donc nécessité un examen distinct de la part du Parlement (I). Mais même si l'on devait considérer que cette contribution est un prélèvement fiscal, les conditions de son adoption ainsi que ses modalités de mise en uvre entachent ce texte de nombreuses inconstitutionnalités (II).
I : Les articles 92 à 99 bis de la loi de finances instaurent un prélèvement social et constituent donc un texte autonome distinct de la loi de finances. A ce titre, ils ne sauraient figurer dans cette loi.
Un certain nombre d'indices concordants concernant tant la forme que le fond amènent à cette conclusion :
A : Sur la forme :
Le texte a été introduit sous forme de lettre rectificative signée du seul Premier ministre alors que le projet de loi est contresigné par le ministre du budget. L'absence de tout cosignataire fait déjà de ce texte un projet distinct.
De plus, lors de la discussion, le Premier ministre a engagé la responsabilité de son gouvernement conformément à l'article 49-3 de la Constitution sur cette seule disposition de la loi de finances.
Cet engagement de responsabilité a donné lieu au dépôt d'une motion de censure qui visait expressément ce texte. Ceci tend à montrer que aussi bien le Premier ministre que l'opposition à l'Assemblée nationale ont traité ces dispositions comme étant clairement distinctes du reste de la loi de finances, et n'étant rattachées à celle-ci que par commodité.
B : Sur le fond :
La contribution sociale généralisée ne saurait être considérée comme un prélèvement fiscal. En effet, les prélèvements assis sur les revenus du travail sont effectués par une personne privée : les URSSAF et ces prélèvements ainsi que ceux versés sur les revenus patrimoniaux sont entièrement versés à la Caisse nationale des allocations familiales qui est une personne privée, chargée du service public de la protection sociale.
L'ensemble de ces indices permet de supposer que cette contribution est un prélèvement social indépendant des comptes de l'Etat et qu'il dépasse par son objet et par sa portée le cadre de la loi de finances.
Dans votre décision n° 78-100 du 29 décembre 1978, vous avez considéré qu'une lettre rectificative devait être assimilée à un projet de loi et non à un amendement.
Cependant, il serait souhaitable, dans un souci de clarification des débats au Parlement, d'étendre aux lettres rectificatives la jurisprudence que vous avez développée à propos des amendements (n° 86-225 DC du 23 janvier 1987).
C : A supposer que vous considériez comme conforme le fait qu'un prélèvement social puisse figurer sous cette forme dans la loi de finances, cette contribution apparaît aller à l'encontre du principe d'égalité.
Ce principe d'égalité veut que ne soient assujetties à des prélèvements sociaux que les seules personnes susceptibles de bénéficier immédiatement ou à l'avenir des prestations pour lesquelles elles cotisent.
Or la contribution sociale généralisée frappera une catégorie de Français : les travailleurs frontaliers qui tout en résidant en France exercent dans un pays voisin et ne bénéficient donc pas de prestations sociales du système français.
Le fait d'assujettir cette catégorie de travailleurs à cette contribution apparaît donc contraire au principe d'égalité.
II. : Dans l'hypothèse où cette contribution devrait être considérée comme un prélèvement fiscal, elle apparaît inconstitutionnelle pour des motifs tenant tant à la forme qu'au fond.
A : Sur la forme :
1. Violation de l'article 38 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959.
Cet article prévoit que « le projet de loi de finances de l'année est déposé et distribué au plus tard le premier mardi d'octobre de l'année qui précède l'exécution du budget ».
En l'espèce, la lettre rectificative au projet de loi de finances instituant la contribution sociale généralisée a été enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale le jeudi 4 octobre 1990, soit deux jours après la date impartie (mardi 2 octobre).
Il y a donc violation manifeste de la lettre de l'article 38 de l'ordonnance.
Certes, on sait que le Conseil constitutionnel apprécie ce type de vice de forme par rapport à l'impact qu'il a eu sur la décision finale (théorie des vices substantiels). Ainsi, dans une décision du 29 décembre 1982 (n° 82-154 DC, Rec. p 80), la Haute Juridiction refuse de prendre en considération le retard du dépôt de certaines annexes explicatives au motif que celui-ci n'a pu avoir pour effet de priver le Parlement de l'information à laquelle il a droit pendant toute la durée du délai dont il dispose pour l'examen de la loi de finances.
S'agissant de la contribution sociale généralisée, il nous semble que la solution inverse doit prévaloir. En effet, il ne s'agit pas ici de simples annexes explicatives mais d'une imposition nouvelle dont le produit estimé n'est pas négligeable.
Sans doute serait-il opportun que le conseil réaffirme, à cette occasion, « l'existence d'un droit général et approfondi de contrôle du Parlement sur les finances publiques (cf décisions n° 53 DC et n° 60 DC) » (Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, p 317) en censurant la violation de l'article 38 de l'ordonnance de 1959. Comme il a été dit, c'est aussi l'esprit de cet article qui est en cause.
2. Violation de l'article 31 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959.
Cet article divise le projet de loi de finances en deux parties distinctes. Il énumère le contenu de chacune d'entre elles. Doivent notamment figurer dans la première partie les ressources publiques.
En l'espèce, la lettre rectificative instituant la contribution sociale généralisée a été placée et discutée dans la deuxième partie de la loi de finances.
Or, incontestablement, la contribution sociale généralisée constitue une ressource publique, au sens de l'ordonnance de 1959.
En réalité, la contribution sociale généralisée, en tant que ressource publique, aurait dû, pour respecter les dispositions organiques, être placée et discutée en première partie.
3. Violation du principe d'équilibre découlant des articles 1er et 40 de l'ordonnance portant loi organique du 2 janvier 1959.
La non-déductibilité des revenus générés par certains ménages par la contribution sociale généralisée va apporter des recettes pour l'Etat de l'ordre de 3 milliards de francs.
La première partie de la loi a donc été adoptée sans que figure la source de recettes que constitue la contribution sociale généralisée.
Le vote de l'article d'équilibre qui ponctue l'examen de la première partie est donc entaché d'irrégularité.
Le principe d'équilibre rappelé dans votre décision n° 79-110 DC du 24 décembre 1979 a donc été méconnu.
B : Sur le fond :
1. Le principe de recouvrement de la contribution assise sur les revenus du travail est contraire au principe d'exclusivité de l'Etat en matière de recouvrement de l'impôt.
L'article 96 prévoit que cette contribution, pour les revenus sur le travail, sera « recouvrée par les organismes chargés du recouvrement des cotisations du régime général de la sécurité sociale », à savoir les URSSAF.
Si ces organismes sont chargés d'une mission de service public, ils n'en restent pas moins des personnes morales de droit privé. On n'en retiendra pour preuve que le fait que leur contentieux relève en dernier ressort de juridictions de l'ordre judiciaire.
Ce serait donc la première fois dans notre histoire depuis l'abolition de la ferme générale qu'un impôt serait prélevé par une personne privée.
L'ordonnance portant loi organique du 2 janvier 1959 précise dans son article 1er que « les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat ».
Or, nous avons là un article de la loi de finances qui détermine les ressources d'une personne privée prélevées par cette même personne privée.
Cet article 1er de l'ordonnance repose sur un principe de valeur constitutionnelle, celui de l'exclusivité de l'Etat en matière de recouvrement de l'impôt. C'est la logique de ce principe qui aboutit à ce que même les impôts locaux déterminés par les collectivités locales sont perçus par l'Etat et sous son contrôle.
Permettre à une personne privée de prélever l'impôt comme le prévoit le texte constitue donc une atteinte grave à la souveraineté de l'Etat et ferait figure de précédent dangereux.
A ce propos, le 11e rapport du Conseil des impôts au Président de la République note que « le transfert aux URSSAF des fonctions de recouvrement et de contrôle assurés actuellement par les services du ministère des finances se heurte en fait à de sérieux obstacles juridiques ». Et cette instance d'appuyer son raisonnement sur le fait que « les URSSAF sont en effet des organismes de droit privé, gérés par des conseils d'administration indépendants de l'Etat. Elles ne disposent pas, en matière de poursuites et de contentieux, des prérogatives de la puissance publique. De plus, leur intérêt financier ne se confond pas avec celui du Trésor ».
Déjà en 1988, le professeur Hertzog soulignait que « plus grave est le pouvoir donné à un organisme privé de recouvrer une imposition alors que les conditions de compétence, de diligence, de neutralité, de respect de la légalité et l'égalité (ceux qui sont sous-taxés ne font pas de procès !) ne sont pas toujours garanties » (Revue française de finances publiques, n° 21, 1988, p 91).
Pour toutes ces raisons, la disposition attribuant la compétence de recouvrement de la contribution sociale généralisée aux URSSAF méconnaît la Constitution dans la mesure où elle est en contradiction avec le principe : principe fondamental reconnu par les lois de la République : selon lequel seul l'Etat seul recouvre l'impôt.
2. Le fait que les bénéficiaires de cette contribution soient nommément désignés va à l'encontre du principe de non affectations des recettes.
Le principe de non affectations des recettes est rappelé dans l'article 18 de l'ordonnance précitée. Ce principe n'est pas absolu et certaines exceptions sont acceptées. Cependant, la dernière phrase du dernier alinéa de cet article précise : « aucune affectation n'est possible si les dépenses résultent d'un droit permanent reconnu par la loi ».
Le droit à une couverture sociale est dans notre système un droit permanent reconnu par la loi il ne saurait donc être question de permettre une affectation dans ce domaine.
On rappellera pour mémoire que le Conseil constitutionnel en 1979 (décision précitée) s'est fondé uniquement sur cette ordonnance de 1959 pour annuler un budget considérant que celle-ci contenait des principes à valeur constitutionnelle.
3. Violation du principe d'égalité devant les charges publiques.
L'article 99 du projet de loi de finances institue un taux fixe de 1,1 p 100. On est donc en présence d'une imposition proportionnelle et non pas progressive.
Or, l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789 précise que la « contribution commune » qu'il prévoit « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Le principe de progressivité des impositions sur le revenu répond à cette exigence puisqu'il vise à ce que les plus gros revenus soient imposés plus lourdement que les faibles. Mais le taux fixe de la contribution sociale généralisée va à l'encontre de ce principe, puisque la contribution sociale généralisée pèsera aussi lourdement sur chacun. Par conséquent, l'institution d'un taux fixe entraîne une rupture de l'égalité devant les charges publiques.
4. Violation du principe d'égalité en fonction des revenus.
Le projet de contribution sociale généralisée prévoit que pour les revenus du travail salarié et les revenus des professions indépendantes la contribution est recouvrée par les URSSAF alors que, pour les revenus du capital, elle est recouvrée par les services fiscaux. Or, les contribuables ne bénéficieront pas des mêmes garanties selon qu'il s'agisse de l'un ou l'autre cas. Il y a donc violation du principe constitutionnel d'égalité.
5. Violation du principe d'égalité entre les salariés et les non-salariés.
L'article 94 prévoit que les non-salariés sont soumis à la contribution sociale généralisée sur leurs revenus professionnels nets, déduction faite des frais professionnels.
Ce système est plus favorable que celui réservé aux salariés pour lesquels les frais professionnels ne sont pas pris en compte.
Cette inégalité criante n'est que partiellement compensée par la déduction forfaitaire de 5 p 100 sur les montants bruts des revenus pour les salariés.
Cette déduction est insuffisante pour considérer qu'il puisse y avoir égalité de traitement.
En l'état, le texte laisse donc persister une inégalité qui ne se justifie ni par la différence de situation ni par l'objectif poursuivi par le législateur.
Pour ces motifs, les articles 92 à 99 bis de la loi de finances pour 1991 doivent être déclarés non conformes à la Constitution.
Monsieur,
Je vous prie de bien vouloir trouver ci-joint des éléments complémentaires suite au recours que nous vous avons fait parvenir ce matin.
Vous en souhaitant bonne réception, je vous prie de croire, monsieur, à l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
PIERRE MAZEAUD
L'article 96-1 du projet de loi prévoit que, s'agissant des revenus d'activité et de remplacement, les URSSAF sont compétentes pour recouvrer la CSG.
L'article 96-2 dispose que " la contribution due sur les revenus des personnes assujetties au régime de la sécurité sociale des salariés et non-salariés des professions agricoles est directement recouvrée et contrôlée par les caisses de mutualité sociale agricole.
Dans l'un et l'autre cas, ce sont des personnes privées qui sont ainsi chargées du recouvrement.
En effet, s'agissant des URSSAF, l'article L 213-1 du code de la sécurité sociale prévoit que les unions sont constituées et fonctionnent conformément aux prescriptions de l'article L 216-1 de ce même code. Ce dernier renvoie aux prescriptions du code de la mutualité pour la définition du régime applicable aux caisses primaires et régionales d'assurance maladie et aux caisses d'allocations familiales.
S'agissant des caisses de mutualité sociale agricole, l'article 1052 du code rural prévoit qu'elles sont régies par les prescriptions de la loi du 1er avril 1898. Comme le précise le code Dalloz, page 1596, cette loi a été abrogée et c'est désormais l'article L 111-2 du code de la mutualité dans sa rédaction issue de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 qui définit le régime applicable. Il dispose que les mutuelles qui gèrent un régime obligatoire de sécurité sociale sont régies par le présent code, sous réserve des dispositions législatives, réglementaires et statutaires qui sont propres à la gestion d'un tel régime.
Il en résulte que, tant les URSSAF que les caisses de mutualité sociale agricole sont des personnes privées en tant qu'elles sont soumises au code de la mutualité. Or, si le recouvrement de cotisations sociales par des personnes privées se justifie, c'est seulement dans la mesure où Conseil constitutionnel et Conseil d'Etat ont dénié à ces prélèvements la nature d'une imposition (cf J-J Dupeyroux, Droit de la SS, Dalloz, 11e éd, 1988).
A tel point que dans la décision n° 82-152 DC du 14 janvier 1983, les contributions instituées par la loi déférée étaient recouvrées par l'Agence centrale des organisations de sécurité sociale (ACOSS), qui est un établissement public à caractère administratif. C'est ainsi que l'on ne peut interpréter cette décision comme ayant validé implicitement le recouvrement d'une imposition par une personne privée.
SUR LA VIOLATION DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ
Il est prévu par la loi votée que la contribution sociale généralisée est contrôlée et recouvrée selon des régimes juridiques différents en fonction de l'origine des revenus soumis à contribution :
: s'agissant des revenus d'activités et de remplacement, le recouvrement de la CSG s'opère selon les règles et sous les garanties et sanctions applicables au recouvrement des cotisations au régime général ;
: s'agissant des revenus des personnes assujetties au régime de la SS des professions agricoles, le recouvrement de la CSG s'opère selon des règles spécifiques ;
: s'agissant des revenus du patrimoine, la CSG est recouvrée comme en matière d'impôt sur le revenu ;
: s'agissant des produits de placement soumis à prélèvement libératoire, la CSG est recouvrée comme ce type de prélèvements.
Au total il s'agit donc de quatre régimes distincts qui régissent le recouvrement de la CSG Or, il s'agit d'une imposition unique (taux unique quelle que soit l'origine du revenu).
Force est de constater que rien ne saurait justifier une telle discrimination, l'objet de la loi étant d'instituer un prélèvement non différencié sur l'ensemble des revenus.
Cette différence de traitement est sans rapport avec les finalités de la loi. En réalité, par ce traitement différencié, la loi a confondu la catégorie des cotisations sociales avec celles des impositions. Pour s'en convaincre, il suffit de mentionner que les modalités de recouvrement opéré par les URSSAF varieront elles-mêmes selon les catégories de revenus (art 96-1).
Concrètement, ces régimes de recouvrement entraîneront nécessairement des différences substantielles quant aux procédures et aux garanties offertes aux contribuables.
A titre d'exemple, on peut citer quelques différences significatives :
: l'impossibilité pour les organismes sociaux d'exercer la plénitude des privilèges attachés aux actes d'impositions fiscales telles que la vie à tiers détenteur (jurisclasseur SS, fascicule 642). ;
: modalités distinctes des majorations appliquées en cas de retard dans le paiement ;
: distinction au niveau du sursis de paiement :
: dans le cadre du recouvrement par les services fiscaux, le sursis de paiement n'est pas de droit (art 9-I de la loi n° 81-1179 du 31 décembre 1981) et est soumis à conditions dont l'appréciation relève de l'administration fiscale ;
: dans le cadre du recouvrement par les organismes sociaux, l'exercice d'un recours devant la commission du recours amiable, dans le délai de quinze jours après l'envoi d'une mise en demeure, paralyse tout recouvrement forcé.
Dans ce cas précis, la rupture d'égalité entre les catégories de redevables de la CSG est flagrante : dans la première situation, le sursis de paiement peut être refusé, alors que dans la deuxième situation, le sursis de paiement est automatiquement accordé à la suite de l'introduction du recours susdécrit (Lamy, protection sociale, n° 2870) ;
: incertitude de la composition et du fonctionnement de la commission de recours amiable en matière de recouvrement par les organismes sociaux, incertitude opposée à la détermination par les textes de l'organe compétent dans le cadre de la réclamation préalable devant le service des impôts.