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Décision n° 90-280 DC du 6 décembre 1990 - Saisine par 60 sénateurs

Loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux
Conformité

Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel les articles 1er, 9, et les dispositions transitoires de la loi sur la concomitance des élections aux conseils régionaux et aux conseils généraux, adoptée le 21 novembre 1990 par l'Assemblée nationale.
Les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que les articles précédemment cités de ladite loi sont non conformes à la Constitution, pour les motifs suivants : I : SUR LA CONTRARIÉTÉ AU PRINCIPE MÊME DE LA STABILITÉ DU CONTRAT ÉLECTORAL (DISPOSITIONS DE L'ARTICLE 9 PROROGEANT D'UNE ANNÉE LE MANDAT DES CONSEILLERS GÉNÉRAUX ÉLUS EN 1985)
Le droit de suffrage constitue l'instrument par lequel le peuple désigne ses représentants pour exercer sa souveraineté. Les élections locales ne mettent certes pas en uvre l'exercice de la souveraineté nationale, mais demeurent des élections politiques, ainsi que l'a déjà indiqué le Conseil constitutionnel (cf par exemple, la décision n° 82-145 du 10 novembre 1982). Les règles générales applicables au droit de suffrage s'appliquent donc intégralement aux élections locales.
En l'espèce, les représentants élus ne sauraient modifier substantiellement la nature ou la durée d'un mandat en cours ni l'étendue de la délégation consentie par le peuple, sauf à s'attribuer indûment la souveraineté qu'ils sont simplement chargés d'exercer, mais dont ils ne sont pas les titulaires originels.
Sur le principe, l'extension, même temporaire, de la durée d'un mandat électif en cours représente ainsi une confiscation par le délégataire du pouvoir délégué par son seul titulaire (le peuple), en méconnaissance des fondements mêmes du principe de délégation, et donc des règles constitutionnelles qui lui confèrent son efficience dans le cadre du régime républicain.
Un raisonnement inverse peut d'ailleurs illustrer cette analyse.
Aux termes de l'article 25 de la Constitution, la durée des pouvoirs des assemblées parlementaires est en effet fixée par une loi organique, et comme telle nécessairement soumise au Conseil constitutionnel avant promulgation. Il est absolument certain que celui-ci déclarerait inconstitutionnelle une loi organique qui allongerait indéfiniment le mandat des parlementaires en fonction, puisque celle-ci ferait indûment obstacle aux droits constitutionnels du peuple.
Le problème se pose néanmoins dans le cas des reports temporaires d'élections locales, dont le Conseil constitutionnel a déjà été saisi à deux reprises (décisions n° 79-104 DC du 23 mai 1979 et 82-233 DC du 5 janvier 1988).
Depuis la loi du 10 août 1871 relative aux conseils généraux, le Parlement a en effet dû modifier plusieurs fois la durée de mandats en cours, notamment pour éviter que les élections cantonales coïncident avec des élections nationales.
Il apparaît pourtant que, depuis 1958, le législateur a dans ce domaine limité très strictement ses interventions et s'est pour l'essentiel borné à arbitrer entre deux impératifs d'égale valeur constitutionnelle : d'une part, l'intangibilité de la durée d'un mandat en cours, d'autre part, l'obligation d'entourer chaque élection de toutes les garanties idoines pour en préserver le caractère entièrement démocratique et l'authentique sincérité.
Ce second impératif constitutionnel l'a conduit logiquement à éviter le chevauchement de deux scrutins, dès lors que l'organisation du premier aurait été de nature à interférer sur les conditions générales d'organisation du second et à y altérer le processus de délégation de souveraineté.
L'arbitrage du législateur a donc consisté à concilier ces deux objectifs constitutionnels : c'est-à-dire la mise en uvre du processus électoral relevant des intérêts nationaux et, d'autre part, le processus électoral relevant des intérêts locaux.
Cette dynamique ne semble nullement être vérifiée dans la loi relative à la concomitance des élections, dès lors que le législateur n'est pas présentement confronté à ces obligations issues de la Constitution elle-même.
En outre, dans sa décision n° 82-233 DC du 5 janvier 1988, le Conseil constitutionnel a montré qu'en matière d'élections locales, et plus précisément d'élections cantonales, il veillerait à ce que soit respecté strictement le principe de libre administration des collectivités territoriales en soulignant, à propos d'un délai dans lequel devaient avoir lieu des élections cantonales, que la fixation de sa durée par le législateur était soumise à surveillance car « par sa durée, le délai risquerait d'affecter les conditions d'exercice de la libre administration des collectivités territoriales ». Or ce délai prévu n'était que de six mois. Que dire alors, en l'espèce, d'un texte où il est prévu de retarder d'un an les élections cantonales ? II. : SUR LA CONTRARIÉTÉ À PLUSIEURS PRINCIPES CONSTITUTIONNELS RÉGISSANT LE DROIT DE SUFFRAGE (ARTICLE 1er ET ENSEMBLE DU TITRE II DISPOSITIONS DIVERSES ET TRANSITOIRES DESTINÉS À ASSURER LA SYNCHRONICITÉ DES ÉLECTIONS RÉGIONALES ET CANTONALES À PARTIR DE 1998)
Le dispositif du regroupement des élections considérées n'est pas d'ailleurs sans incidence sur le déroulement des scrutins, et par voie de conséquence sur l'égalité des candidats devant la loi électorale, ou sur l'universalité du suffrage, constituant toutes deux des règles constitutionnelles posées par l'article 3 de la Constitution.
La méconnaissance du caractère universel du suffrage :
L'universalité du suffrage implique que chaque citoyen puisse participer à l'élection non seulement en qualité d'électeur mais également comme candidat dans les conditions déterminées par la loi.
Dans le cas présent, le regroupement retenu restreindrait sensiblement la possibilité de faire acte de candidature aux deux élections regroupées, dans la mesure où cette option contraindrait à mener simultanément deux campagnes électorales.
En restreignant en fait cette possibilité, la loi limite en droit le caractère universel du suffrage ou tout au moins l'enserre dans des contraintes réelles telles qu'il n'est pas exclu d'y déceler un obstacle à la mise en uvre effective de la règle d'universalité du suffrage.
La distorsion entre conseillers généraux à élire en 1992 et ceux à élire en 1994 :
Le dispositif reconnu introduit de surcroît une inégalité manifeste devant la loi électorale entre les conseillers généraux à élire en 1992, dont le mandat durera six années, et ceux à élire en 1994, dont le montant sera réduit à deux ans. Le législateur, s'il peut modifier à l'avance la durée d'un mandat électif dans le cadre des compétences qu'il tient de l'article 34 de la Constitution, ne saurait en revanche établir une différence de statut électif entre les membres d'une même assemblée sous peine de méconnaître l'égale représentation de tous les électeurs au sein de ladite assemblée.
La méconnaissance du principe d'égalité devant la loi électorale.
Le regroupement de deux élections organisées suivant des modes différents de scrutin risquera dans nombre de cas d'introduire une grave inégalité au détriment ou à l'avantage des candidats du second tour de l'élection cantonale issus de formations politiques ayant présenté des listes au tour unique de l'élection régionale. La rupture d'égalité sera plus flagrante encore lorsqu'en cas de double candidature un même candidat affrontera en ballottage le second tour de l'élection cantonale.
Cette distorsion, qui n'apparaît pas lorsque des élections se déroulent sur des périodes suffisamment espacées pour que l'opinion et le choix de l'électeur ne soient pas immédiatement influencés par le résultat des précédentes, constitue ainsi une rupture potentielle du principe constitutionnel d'égalité des candidats devant la loi électorale, puisqu'elle risque de modifier artificiellement le comportement des électeurs au bénéfice ou au détriment de certains candidats à l'élection cantonale.
III. : SUR LA JUSTIFICATION DE LA LOI ELLE-MÊME
D'une part, pour nécessaire qu'elle soit, la lutte contre l'abstentionnisme n'est ni un principe ni un objectif constitutionnel et n'impose pas au législateur un arbitrage inévitable entre plusieurs règles d'égale valeur constitutionnelle,
D'autre part, les moyens retenus dans le cas présent pour lutter contre l'abstentionnisme, c'est-à-dire la formule de regroupement finalement adoptée, restent de pure opportunité et ne procèdent d'aucun impératif constitutionnel.
Enfin, le procédé même du regroupement des élections régionales et cantonales n'impose pas inévitablement l'allongement d'un mandat en cours.
Cette constatation démontre qu'en l'espèce le législateur disposait d'une latitude suffisante pour statuer en opportunité sans être nécessairement amené à méconnaître, ne fût-ce que temporairement, des règles constitutionnelles dont en tout état de cause le respect pouvait être préservé.
La prolongation éventuelle de la durée du mandat des conseils généraux ne pourrait être acceptée que si l'électeur était mis en mesure d'en être informé en temps utile, c'est-à-dire avant la consultation marquant le début du mandat en cause.
On peut s'interroger en outre sur la régularité d'une loi qui, d'après le Gouvernement lui-même, est incomplète en ce sens qu'il est prévu d'ores et déjà, à la fin de l'exposé des motifs, qu'un projet de loi complémentaire sera déposé pour « organiser les procédures de vote propres aux élections simultanées ».
Il est donc impossible d'apprécier la constitutionnalité de l'ensemble des dispositifs prévus car il en manque une partie. C'est donc mettre le Conseil constitutionnel dans l'impossibilité d'exercer son contrôle sur la réforme projetée contrairement à l'article 61 de la Constitution.
Pour l'ensemble de ces motifs, les sénateurs soussignés ont l'honneur de demander au Conseil constitutionnel en vertu de l'article 61 de la Constitution que les articles 1er, 9 et l'ensemble du titre II destinés à assurer la synchronicité des élections régionales et cantonales à partir de 1998 de la loi déférée soient déclarés non conformes à la Constitution.