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Décision n° 89-268 DC du 29 décembre 1989 - Saisine par 60 députés (2)

Loi de finances pour 1990
Non conformité partielle

DEUXIEME SAISINE DEPUTES
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel le projet de loi de finances pour 1990 et lui demandent de décider que ladite loi est non conforme à la Constitution pour les motifs suivants :
Lors de la deuxième séance du jeudi 14 décembre et lors de la troisième séance du vendredi 15 décembre 1989, en vertu de l'article 49-3 de la Constitution, M Lionel Jospin, ministre d'Etat, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, a engagé la responsabilité du Gouvernement en remplacement du Premier ministre, alors en déplacement, en vue de l'adoption, en deuxième lecture, respectivement de la première partie, de la seconde partie et de l'ensemble du projet de loi de finances pour 1990. Cette procédure est contraire à la Constitution et politiquement contestable.
1 ° La procédure ainsi mise en oeuvre est contraire à la lettre, à l'esprit et à la pratique de la Constitution La mise en uvre de l'article 49-3 est contraire à la lettre de la Constitution :
En effet, selon cet article et conformément à la lettre et à l'esprit de l'article 21 de la Constitution, qui dispose que le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement, seul le Premier ministre en personne et par oral peut engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale, après délibération du conseil des ministres.
Conformément à la lettre de la première phrase de l'article 49-3 qui emploie l'indicatif et qui ne prévoit aucune possibilité de délégation, seul le Premier ministre décide et engage la responsabilité du Gouvernement. C'est d'ailleurs le chef du Gouvernement qui en demande l'autorisation au conseil des ministres et c'est à lui seul que l'autorisation est accordée. Il ne peut être question de déléguer ce droit qu'en cas d'empêchement définitif.
Il s'ensuit :
: qu'il est exclu qu'un membre du Gouvernement, hormis son chef, ne puisse venir engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée (acte qui engage collectivement et gravement l'ensemble du Gouvernement) ;
: qu'en outre la délégation n'est, en général, admise selon la jurisprudence du Conseil d'Etat, et selon la doctrine, que pour assurer la continuité de l'action gouvernementale et donc pour des attributions administratives générales qui sont traditionnellement dévolues au Premier ministre et qu'il ne peut assurer directement ;
: qu'enfin les attributions essentielles qui fondent le régime parlementaire de la Ve République ne peuvent être exercées que par leurs titulaires ; qu'ainsi le Président de la République assurant l'intérim ne peut exercer le droit de dissolution.
Par ailleurs, s'il pouvait être admis que le ministre chargé de l'intérim du Premier ministre (notion pourtant radicalement différente de celle de Premier ministre) puisse en personne engager la responsabilité du Gouvernement, le décret du 14 décembre 1989 qui charge de l'intérim M Lionel Jospin, ministre d'Etat, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, n'a été publié au Journal officiel que le 15 décembre 1989. Qu'en conséquence, et en vertu du décret-loi du 5 novembre 1870 qui dispose que les règlements publiés au Journal officiel n'entrent en vigueur qu'un jour franc après leur promulgation, le ministre d'Etat, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, était incompétent lors de la deuxième séance du jeudi 14 décembre et lors de la troisième séance du vendredi 15 décembre 1989 pour engager la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi de finances pour 1990 qui a été considéré comme adopté vingt-quatre heures après, en l'absence du dépôt d'une motion de censure.
La mise en uvre de l'article 49-3 est contraire à l'esprit de la Constitution :
Les dispositions minutieuses adoptées en 1958, quant à l'engagement de la responsabilité du Gouvernement (adoption au conseil des ministres, engagement du Gouvernement par le Premier ministre, délais) démontrent que les constituants ont cherché à apporter des garanties procédurales pour éviter tout engagement de responsabilité intempestif par un membre autre que le chef du Gouvernement.
La procédure mise en uvre par l'article 49-3, et plus spécialement dans son alinéa 3, rappelle que les constituants ont voulu mettre fin aux procédés employés sous les Républiques précédentes, selon lesquels le Gouvernement voyait sa responsabilité engagée par un ministre sans l'accord du Premier ministre.
La lecture des travaux préparatoires de la Constitution prouve clairement que les constituants ont voulu éviter cet écueil en considérant que le premier ministre, et lui seul, pouvait, selon une procédure solennelle et orale, engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale.
La mise en uvre de l'article 49-3 est contraire à l'usage de la Constitution :
Depuis 1958, le Premier ministre est toujours venu à la tribune de l'Assemblée nationale en personne engager la responsabilité du Gouvernement, et cela quel que soit l'état de la procédure législative. La seule exception réside en l'engagement de la responsabilité du Gouvernement pas M Jean Poperen, ministre chargé des relations avec le Parlement, lors de la deuxième séance du 28 avril 1989 pour l'adoption en première lecture du projet de loi approuvant le Xe Plan (procédure qui n'a fait l'objet d'aucun recours).
Hormis cette unique exception, dont l'inconstitutionnalité est patente dans la mesure où l'engagement de la responsabilité du Gouvernement a été effectué par le ministre chargé des relations avec le Parlement, la pratique, d'une part, conforte la présente analyse juridique, et d'autre part, tend à révéler l'existence d'une coutume constitutionnelle en la matière.
2 ° La procédure employée ne respecte pas les droits du Parlement
La lecture de l'ensemble des travaux préparatoires, et surtout des discours des constituants, démontre que cette procédure ne devait être employée qu'exceptionnellement dans la mesure où elle prive au moins partiellement l'assemblée de ses fonctions éminentes (le vote de la loi).
Acte politiquement important et juridiquement grave, puisque privant de facto l'Assemblée nationale d'une de ses fonctions essentielles, il ne saurait être admis qu'un membre du Gouvernement, quel qu'il soit, remplace le Premier ministre pour annoncer à la tribune de l'Assemblée nationale l'engagement de la responsabilité du Gouvernement sur un texte qui sera adopté en l'absence du dépôt et du vote d'une motion de censure.
En conséquence, l'engagement de la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur un texte ne peut être exercé que par le Premier ministre en personne. Il ne peut être admis que cette attribution constitutionnelle fondamentale, attachée à la personne même du chef du Gouvernement, soit déléguée.
En conséquence, l'engagement de la responsabilité du Gouvernement par le ministre d'Etat, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, sur le projet de loi de finances pour 1990 est contraire à la Constitution.
Telles sont les raisons pour lesquelles les auteurs de la saisine estiment que, par l'utilisation qui a été faite de l'article 49-3 de la Constitution, le projet de loi de finances pour 1990 est contraire à la Constitution.