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Décision n° 89-267 DC du 22 janvier 1990 - Saisine par 60 sénateurs

Loi complémentaire à la loi n° 88-1202 du 30 décembre 1988 relative à l'adaptation de l'exploitation agricole à son environnement économique et social
Conformité

SAISINE SENATEURS
Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel les articles 12 à 25 inclus et 26 à 32 inclus de la loi complémentaire à la loi n° 88-1202 du 30 décembre 1988 relative à l'adaptation de l'exploitation agricole à son environnement économique et social, adoptée par l'Assemblée nationale le 20 décembre 1989.
En vertu de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer ladite loi non conforme à la Constitution.
Sur les articles 12 à 25 (inclus) de la loi :
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est devenue partie intégrante du bloc de constitutionnalité.
L'article 2 de cette déclaration range la propriété au nombre des droits naturels et imprescriptibles de l'homme.
L'article 17, pour sa part, proclame « que la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ».
Or, il semble que les associations foncières agricoles portent atteinte à la propriété privée, sans que les conditions susénoncées soient remplies.
Les AFA portent atteinte à la propriété privée :
L'article 12 de la loi précise : « les associations foncières agricoles sont des associations syndicales libres ou autorisées, régies par les dispositions de la loi du 21 juin 1865 relative aux associations syndicales et les textes subséquents ainsi que par les articles 13 à 23 de la présente loi constituées entre propriétaires de terrains à vocation agricole pastorale ou forestière pour réaliser les opérations mentionnées à l'article 13 ».
L'article 13 précise : « dans les limites fixées par leur statut, les associations foncières agricoles peuvent :
 » a) Assurer ou faire assurer l'exécution, l'aménagement, l'entretien et la gestion des travaux ou ouvrages collectifs permettant la mise en valeur agricole pastorale ou forestière des fonds sans se livrer d'une manière habituelle à leur exploitation directe.
« b) Assurer ou faire assurer l'exécution de travaux ou d'ouvrages à des fins autres qu'agricoles, pastorales ou forestières à la condition que ces travaux ou ouvrages contribuent au développement rural dans leur périmètre.
 » Elles assurent la gestion des fonds compris dans leur périmètre pour lesquels elles ont reçu un mandat du propriétaire ou de son représentant. "
Le coût de ces travaux votés par l'association foncière est supporté par les propriétaires membres de l'association.
Or, pour ce qui concerne les associations foncières agricoles autorisées, l'article 19 de la loi précise : « le représentant de l'Etat dans le département peut réunir les propriétaires intéressés en association foncière agricole autorisée si, tout à la fois :
 » 1. La moitié au moins des propriétaires représentant les deux tiers au moins de la superficie des terrains compris dans le périmètre de l'association ou les deux tiers au moins des propriétaires représentant la moitié au moins de la superficie ont donné leur adhésion ou sont considérés comme ayant adhéré à l'association dans les conditions prévues à l'article 11 de la loi du 21 juin 1865 précitée.
« 2. Une collectivité territoriale, la société d'aménagement foncier ou d'établissement rural, l'association, un propriétaire de terres situées dans le périmètre où un tiers prend l'engagement d'acquérir les biens dont le ou les propriétaires opteraient pour le délaissement prévu à l'article 20.
 » Lorsqu'une ou plusieurs collectivités territoriales participent à la constitution de l'association, la condition visée au 1 ci-dessus est tenue pour remplie si les collectivités territoriales et les autres propriétaires susceptibles d'être considérés comme ayant adhéré à l'association possèdent au moins les deux tiers de la superficie de ces terres. "
L'article 20 pour sa part précise : « les propriétaires de parcelles comprises dans le périmètre d'une association foncière agricole autorisée, qui ne peuvent pas être considérés comme ayant donné leur adhésion à la constitution de l'association, peuvent, dans un délai de trois mois à partir de la publication de l'arrêté d'autorisation de représentant de l'Etat dans le département, délaisser leurs immeubles moyennant indemnité. A défaut d'accord amiable, cette indemnité est fixée comme en matière d'expropriation »
Dès lors, l'application combinée des articles 19 et 20 permet à la moitié au moins des propriétaires représentant deux tiers au moins de la superficie du périmètre de l'association :
: de contraindre l'autre moitié des propriétaires à adhérer à l'association et donc à supporter le coût des travaux réalisés par l'association ;
: ou de les contraindre à délaisser leurs terres.
Il y a donc réellement atteinte au droit de propriété, car s'il existe déjà des limitations à la plénitude de l'exercice du droit de propriété en matière agricole, les AFA constituent néanmoins des institutions totalement nouvelles qui auront pour effet de limiter encore davantage ce droit de propriété.
Cette atteinte est-elle justifiée par une nécessité publique, légalement constatée ?
Les conditions posées par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne sont pas remplies :
L'article 13 précité permet à l'association foncière « d'assurer ou faire assurer l'exécution de travaux ou d'ouvrages à des fins autres qu'agricoles, pastorales ou forestières à la condition que ces travaux ou ouvrages contribuent au développement rural dans leur périmètre ».
Le texte ne donne aucune définition du développement rural susceptible de justifier les restrictions apportées au droit de propriété.
Or, il n'est possible d'exproprier que si l'expropriation poursuit un but d'intérêt public (art 17, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen).
La présente loi substitue à la condition de nécessité publique un concept mal défini, beaucoup plus large que la nécessité publique : la contribution au développement rural imposée par l'article 13 de la loi est une nécessité indéterminée, floue, imprécise, qui se substitue à l'intérêt général, seul susceptible de justifier une expropriation ou une atteinte au droit de propriété.
La loi ne démontre donc pas que « la contribution au développement rural » constitue une nécessité publique. De ce fait, l'atteinte au droit de propriété n'est pas justifiée.
Sur les articles 26 à 35 (inclus) de la loi :
L'article 30 de la loi permet aux SAFER de déroger par trois fois au statut du fermage :
: location des terres au propriétaire par un bail non soumis au statut ;
: sous-location des terres dont elles disposent ainsi ;
: contrat de sous-location non soumis au statut du fermage, sauf en ce qui concerne le prix.
De ce fait, cet article institue une rupture d'égalité des citoyens devant la loi en ce que les SAFER seront les seules personnes morales de droit privé à pouvoir déroger au statut du fermage, alors que cette possibilité est refusée à toute autre personne morale désirant louer des terres.
Or, la location des terres en vue de les faire exploiter par le biais de la location n'est pas une des missions d'intérêt général confiée aux SAFER.
L'article 26 de la loi précitée délimite l'étendue de la mission confiée aux SAFER en précisant notamment que leur action doit avoir pour finalité :
: d'accroître la superficie de certaines exploitations agricoles ou forestières ;
: de faciliter la mise en culture du sol et le maintien ou l'installation d'agriculteurs à la terre ;
: de réaliser des améliorations parcellaires.
Pour ce faire, il leur est possible d'acquérir des terres mises en vente librement par leur propriétaire (à l'aide d'un droit de préemption) puis de les rétrocéder à un acquéreur de leur choix.
La mission ainsi conférée aux SAFER ne peut être exercée qu'à l'occasion du transfert en pleine propriété des terres. Cette mission justifie également les prérogatives exorbitantes du droit commun qui leur en était alors conférées.
Mais cette mission ne peut être poursuivie à l'aide de location puis de sous-location de terres. En effet, la location confère une jouissance temporaire, alors que l'objectif premier des SAFER consiste à poursuivre les buts que leur ont assignés la loi par l'acquisition en pleine propriété de terres.
Dès lors, les opérations de location puis de sous-location de terres ne peuvent être considérées comme ayant pour but d'atteindre les objectifs énoncés dans l'article 26 de la loi.
Les SAFER, dans le cadre de ces contrats de location, agissent donc non en tant qu'organisme poursuivant une mission d'intérêt général, mais comme simple intervenant sur le marché foncier.
L'article 30 instaure une rupture de principe d'égalité devant la loi au profit des SAFER et au détriment d'autres personnes morales de droit privé.
En agissant sur le marché foncier comme locataire, puis bailleur en sous-location, les SAFER sortent de leur mission d'intérêt général.
L'article 30 leur permet d'échapper au statut du fermage puisque les baux conclus au profit des SAFER puis ceux qu'elles consentent ne sont pas soumis aux dispositions des articles L 411-1 du code rural et suivants.
Les SAFER sont, de ce fait, les seules personnes morales de droit privé à pouvoir s'affranchir des dispositions des articles du code rural précité.
En effet, aucun agent immobilier ne dispose de cette possibilité.
De ce fait, la loi confère aux SAFER un avantage incontestable, non justifié par la poursuite de l'intérêt général au détriment d'autres intervenants sur le marché foncier.