Décision n° 89-265 DC du 9 janvier 1990 - Saisine par 60 députés
SAISINE DEPUTES Premier moyen de non-conformité avec la Constitution
Pris de la violation de l'article 34 de la Constitution et du principe de la généralité de la loi ;
En ce que la loi déférée ne fixe pas des règles mais porte amnistie de certains crimes individualisés ;
Alors que l'article 34 de la Constitution détermine la loi, qui est votée par le Parlement, non seulement à raison des matières qui lui sont réservées, mais encore par le caractère général de ses dispositions, que, s'agissant de l'amnistie, l'article 34 dispose que la loi fixe les règles la concernant.
Développement
1 ° La Constitution du 4 octobre 1958 a grandement innové. Sous l'empire des textes constitutionnels antérieurs, l'Assemblée élue au suffrage universel direct était souveraine, elle pouvait par conséquent se saisir de toutes matières et elle pouvait aussi bien prendre en la forme législative des décisions individuelles que poser des règles générales.
Cette conception a été magistralement exposée et développée dans le livre de R Carre de Malberg « La Loi, expression de la volonté générale ». Lorsque l'article 13 de la Consitution du 27 octobre 1946 disposait que l'Assemblée nationale votait seule la loi, elle n'entendait point limiter l'activité de l'Assemblée à la seule émission de règles législatives, mais lui en réserver l'exclusivité.
Le constituant de 1958 a entendu prévenir le retour des excès d'un parlementarisme débridé. Tel est l'objet du titre V « Des rapports entre le Gouvernement et le Parlement », et spécialement des articles 34, 35, 36 et 41.
La réforme la plus notable a consisté à délimiter un domaine législatif par rapport au domaine réglementaire. Le domaine de la compétence du législateur a désormais un caractère d'exception, celui du pouvoir réglementaire devenant le droit commun (art 37, al 1).
Des règles spécifiques sanctionnent la méconnaissance du domaine de la compétence législative. Seul le Gouvernement peut opposer l'irrecevabilité d'une proposition de loi ou d'amendement au motif que la proposition ou l'amendement ne serait pas du domaine législatif (art 41).
Ces dispositions ne sont pas en cause en l'espèce.
L'article 34 ne se borne pas à déterminer le domaine dans lequel le Parlement peut intervenir, mais il détermine aussi, de manière limitative également, quelles mesures le Parlement peut prendre dans le domaine qui lui est désormais assigné. La méconnaissance de la nature de ces mesures n'est pas sanctionnée par les dispositions de l'article 41 qui sont limitatives, elle l'est par le jeu de l'article 61. Il appartient à soixante députés ou à soixante sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel.
Or, il résulte de la lettre claire de l'article 34 que, même dans le domaine qui lui est imparti, le Parlement ne peut prendre de mesures à caractère individuel, mais qu'il peut seulement disposer par voie générale.
L'article 34 est ainsi rédigé :
« La loi est votée par le Parlement.
» La loi fixe les règles concernant :.
« la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale ; l'amnistie ; la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats ;
» La loi fixe également les règles concernant :.
« La loi détermine les principes fondamentaux : »
Dans la Constitution du 4 octobre 1958, le critère formel de la loi coïncide exactement avec le critère matériel. Il n'est de loi qu'acte du Parlement disposant par voie générale, qu'acte édictant des règles.
2 ° La loi déférée ne peut être qualifiée « Loi » au regard des dispositions de l'article 34 de la Constitution.
Certes, elle est bien intervenue dans une matière classée par l'article 34 dans le domaine législatif, mais elle ne pose pas de véritable règle. Elle concerne, en effet, à titre exclusif, des inculpés parfaitement déterminés, poursuivis pour des crimes déterminés. Il s'agit de mesures individuelles prises en la forme législative :
MM Dominique Caron, Martin Brathelemy, Michel Capuano, inculpés dans l'assassinat de Pierre Declerc, le 19 septembre 1981 ;
M Maurice Moindou, inculpé dans l'assassinat de Yves Tual, le 11 janvier 1985 ;
M Georges Thomo, inculpé dans l'assassinat de Jans Tournier-Fels, le 15 novembre 1986 ;
MM Yves Sugitani, Lazare Naou-Maina, inculpés dans l'assassinat des gendarmes Berne et Robert, le 30 septembre 1987 ;
M Jean-Luc Vayadamoin, inculpé dans l'assassinat de José Lapetite, le 29 avril 1988 ;
Les 33 inculpés dans l'attaque de la brigade de la gendarmerie de Fayaoué, le 22 avril 1988.
Deuxième moyen
Pris de la violation de la décision du Conseil constitutionnel du 6 novembre 1962.
En ce que la loi déférée qui prévoit l'amnistie des crimes de sang et contraire à une disposition de la loi référendaire du 9 novembre 1988 excluant expressément ces mêmes crimes de sang de l'amnistie en son article 80.
Alors que le Conseil constitutionnel s'est déclaré incompétent sur la constitutionnalité des lois référendaires en application de l'article 3 de la Constitution précisant que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par la voie du référendum et par l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme affirmant que toute souveraineté réside dans la nation.
Développement
Il nous apparaît, en effet, que si la loi, qu'elle soit référendaire ou ordinaire, a la même nature, une différence de degré existe entre une disposition émanant directement du peuple par référendum et un vote législatif.
Que, s'il est vrai qu'une loi ordinaire peut modifier une loi référendaire, elle ne saurait la contredire, ce qui est le cas de la loi que nous soumettons à la censure du Conseil constitutionnel.
Qu'en effet le corps électoral constitue l'instance la plus haute, celle dont la décision s'impose nécessairement aux autres instances qui, si élevées soient-elles, sont au-dessous de la nation comme le délégataire reste subordonné au délégant.
Qu'en réalité le référendum résulte d'un primat démocratique au-dessus de tout principe constitutionnel, à tel point que quand on consulte le peuple on ne saurait le contredire qu'en le consultant à nouveau.
Qu'il nous semble que c'est bien sur cette idée de primauté de l'expression directe de la souveraineté nationale que repose la décision du Conseil constitutionnel du 6 novembre 1962, parce que les lois référendaires émanent du peuple, elles ont un caractère spécial et priment les lois adoptées par la Parlement.
Qu'il serait enfin pour le moins paradoxal qu'une loi organique, pour la seule raison que son adoption exige un vote à l'Assemblée nationale à la majorité absolue, à défaut d'accord il est vrai entre les deux assemblées, soit supérieure à une loi ordinaire, alors qu'une loi directement adoptée par le peuple souverain, à une majorité nécessairement absolue, soit seulement égale à une telle loi ?
La distinction entre disposition organique et ordinaire vaut a fortiori lorsqu'il s'agit de dispositions référendaires et de dispositions ordinaires.
C'est pour l'ensemble des motifs ci-dessus exposés que les députés soussignés ont l'honneur, conformément à l'article 61 de la Constitution, de demander au Conseil constitutionnel que la loi portant amnistie d'infractions commises à l'occasion d'événements survenus en Nouvelle-Calédonie, adoptée définitivement le 20 décembre 1989, qui lui est déférée, soit déclarée non conforme à la Constitution.