Décision n° 89-258 DC du 8 juillet 1989 - Saisine par 60 sénateurs
PREMIERE SAISINE SENATEURS RECOURS CONTRE LA LOI, ADOPTÉE PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE EN DERNIÈRE LECTURE LE 3 JUILLET 1989, PORTANT AMNISTIE
Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel l'article 3 de la loi portant amnistie, adoptée le 3 juillet 1989 par l'Assemblée nationale appelée par le Gouvernement à statuer définitivement, en exécution des dispositions du quatrième alinéa de l'article 45 de la Constitution.
Les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que l'article 3 susmentionné est non conforme à la Constitution pour les motifs suivants :
I : Dès son adoption par le Parlement le 6 octobre 1982, la loi relative au développement des institutions représentatives du personnel fut déférée au Conseil constitutionnel dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution.
Par décision n° 82-144 DC du 28 octobre 1982, le Conseil constitutionnel décida que seul l'article 8 de la loi susmentionnée était non conforme à la Constitution mais qu'il n'était pas inséparable des autres dispositions de ladite loi, laquelle fut, de ce fait, promulguée le 28 octobre 1982 sans son article 8 susmentionné et publiée au Journal officiel du 29 octobre 1982.
Cet article 8 était le suivant : « Aucune action ne peut être intentée à l'encontre de salariés, de représentants du personnel élus ou désignés ou d'organisations syndicales de salariés, en réparation des dommages causés par un conflit collectif de travail ou à l'occasion de celui-ci, hormis les actions en réparation du dommage causé par une infraction pénale et du dommage causé par des faits manifestement insusceptibles de se rattacher à l'exercice du droit de grève ou du droit syndical. Ces dispositions sont applicables aux procédures en cours, y compris devant la Cour de cassation. »
La décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 du Conseil constitutionnel était assortie de onze considérants dont il y a lieu de rappeler les cinquième, sixième, septième, huitième, neuvième et dixième d'entre eux, savoir :
« Considérant cependant que le droit français ne comporte, en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de ces fautes ;
» Considérant qu'ainsi l'article 8 de la loi déférée au Conseil constitutionnel établit une discrimination manifeste au détriment des personnes à qui il interdit, hors le cas d'infraction pénale, toute action en réparation ; qu'en effet, alors qu'aucune personne, physique ou morale, publique ou privée, française ou étrangère, victime d'un dommage matériel ou moral imputable à la faute civile d'une personne de droit privé ne se heurte à une prohibition générale d'agir en justice pour obtenir réparation de ce dommage, les personnes à qui seraient opposées les dispositions de l'article 8 de la loi présentement examinée ne pourraient demander la moindre réparation à quiconque ;
« Considérant, il est vrai, que, selon les travaux préparatoires, les dispositions de l'article 8 de la loi trouveraient leur justification dans la volonté du législateur d'assurer l'exercice effectif du droit de grève et du droit syndical, l'un et l'autre constitutionnellement reconnus, et qui serait entravé par la menace ou la mise en uvre abusives, à l'occasion de conflits collectifs de travail, d'actions en justice à l'encontre des salariés, de leurs représentants ou d'organisations syndicales ;
» Considérant cependant que le souci du législateur d'assurer l'exercice effectif du droit de grève et du droit syndical ne saurait justifier la grave atteinte portée par les dispositions précitées au principe d'égalité ;
« Considérant, en effet, que, s'il appartient au législateur, dans le respect du droit de grève et du droit syndical ainsi que des autres droits et libertés ayant également valeur constitutionnelle, de définir les conditions d'exercice du droit de grève et du droit syndical et, ainsi, de tracer avec précision la limite séparant les actes et comportements licites des actes et comportements fautifs, de telle sorte que l'exercice de ces droits ne puisse être entravé par des actions en justice abusives, s'il lui appartient également, le cas échéant, d'aménager un régime spécial de réparation approprié conciliant les intérêts en présence, il ne peut en revanche, même pour réaliser les objectifs qui sont les siens, dénier dans son principe même le droit des victimes d'actes fautifs, qui peuvent d'ailleurs être des salariés, des représentants du personnel ou des organisations syndicales, à l'égalité devant la loi et devant les charges publiques ;
» Considérant, dès lors, que l'article 8 de la loi déférée au Conseil constitutionnel, dont les dispositions ne sont pas inséparables des autres dispositions de la même loi, doit être déclaré contraire à la Constitution ; ".
II. : Dès son adoption par le Parlement le 8 juillet 1988, l'article 15 de la loi portant amnistie fut déféré au Conseil constitutionnel dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution.
Cet article 15 comportait deux paragraphes :
Le paragraphe I portait amnistie des faits commis avant le 22 mai 1988, retenus ou susceptibles d'être retenus comme motifs de sanctions prononcées par un employeur.
Le paragraphe II de ce même article créait un droit à réintégration pour les salariés protégés (représentants élus du personnel, représentants syndicaux au comité d'entreprise, délégués syndicaux), licenciés depuis le 22 mai 1981 pour une faute commise à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions, faute qui, sous certaines réserves, pouvait être une faute lourde.
Ce texte disposait en effet, dans son premier alinéa, que « tout salarié qui, depuis le 22 mai 1981, a été licencié pour une faute, autre qu'une faute lourde ayant consisté en des coups et blessures sanctionnés par une condamnation non visée à l'article 7 de la présente loi, commise à l'occasion de l'exercice de sa fonction de représentant élu du personnel, de représentant syndical au comité d'entreprise ou de délégué syndical, peut invoquer cette qualité, que l'autorisation administrative de licenciement ait ou non été accordée, pour obtenir, sauf cas de force majeure, sa réintégration dans son emploi ou dans un emploi équivalent chez le même employeur ou chez l'employeur qui lui a succédé en application de l'article L 122-12 du code du travail ».
Ainsi la réintégration était imposée même dans des cas où les coups et blessures volontaires avaient pu revêtir un caractère de réelle gravité. Elle n'était exclue que lorsque ces coups et blessures étaient sanctionnés de peines d'emprisonnement supérieures à celles visées à l'article 7, donc uniquement dans des cas de la plus exceptionnelle gravité.
Le Conseil constitutionnel fut saisi de cette loi par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs.
Ces sénateurs soutenaient que ces dispositions de l'article 15 ne visaient qu'à annuler a posteriori par une loi les actions qui n'ont pu être entreprises que parce que leur interdiction par la loi avait précisément été reconnue par le Conseil constitutionnel comme non conforme à la Constitution dans sa décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982.
« On pourrait certes faire observer, ajoutaient-ils, que ces dispositions ne sont autres que celles qui figurent à l'article 14 de la loi n° 81-736 du 4 août 1981 portant amnistie. Il y aurait alors lieu d'objecter, d'une part, que ladite loi n'a jamais été déférée au Conseil constitutionnel : ce qui n'a pas fourni à ce dernier l'occasion de statuer sur la constitutionnalité dudit article 14 - et, d'autre part, que la décision n° 82-144 DC susmentionnée du Conseil constitutionnel n'est intervenue que le 22 octobre 1982, donc postérieurement à ladite loi d'amnistie.
» Tout se passe donc, concluaient-ils, comme si la majorité de l'Assemblée nationale avait, sans que le Gouvernement réussisse finalement à s'y opposer, décidé non seulement d'ignorer délibérément la décision de non-conformité prise par le Conseil constitutionnel le 22 octobre 1982, mais encore de tenter de la contourner et d'en supprimer les effets en annulant par une loi de circonstance ce que le Conseil constitutionnel avait antérieurement reconnu comme non conforme à la Constitution d'interdire par la loi. "
Par décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, le Conseil constitutionnel décida effectivement que les dispositions du paragraphe II de l'article 15 de la loi déférée n'étaient pas conformes à la Constitution en ce qu'elles étendaient à des cas où le licenciement a été motivé par certaines fautes lourdes le droit à réintégration dans leurs fonctions créé au profit des salariés protégés, de telles dispositions « dépassant manifestement les limites que le respect de la Constitution impose au législateur en matière d'amnistie ».
III. : L'article 3 de la loi déférée, adoptée en dernière lecture le 3 juillet 1989, portant amnistie prétend compléter le paragraphe II susmentionné de l'article 15 de la loi n° 88-828 du 20 juillet 1988 portant amnistie par la phrase suivante :
« Ces dispositions sont applicables en cas de faute lourde, sauf si la réintégration devait faire peser sur l'employeur des sacrifices excessifs d'ordre personnel ou patrimonial. »
Cet article étend donc le droit à réintégration aux salariés protégés qui ont été licenciés pour une faute lourde, « sauf si la réintégration devait faire peser sur l'employeur des sacrifices excessifs d'ordre personnel ou patrimonial ».
Cette réserve, sans doute destinée à paraître se conformer à la décision susmentionnée n° 82-244 DC du 20 juillet 1988 du Conseil constitutionnel, ne lève qu'une des nombreuses objections qui figurent dans cette décision.
Elle n'empêche pas ce texte de « dépasser manifestement les limites que le respect de la Constitution impose au législateur en matière d'amnistie ».
Cet article 3 n'est donc pas conforme à la Constitution.
Tels sont les motifs pour lesquels le Conseil constitutionnel ne pourra que faire droit au recours des sénateurs, auteurs de la présente saisine, tendant à faire déclarer non conforme à la Constitution l'article 3 de la loi déférée portant amnistie.