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Décision n° 89-257 DC du 25 juillet 1989 - Saisine par 60 sénateurs

Loi modifiant le code du travail et relative à la prévention du licenciement économique et au droit à la conversion
Conformité

SAISINE SENATEURS
Monsieur le président, Messieurs les conseillers,
En application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi modifiant le code du travail et relative à la prévention du licenciement économique et au droit à la conversion, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement. En effet, la procédure d'élaboration de cette loi et certaines de ses dispositions ne sont pas conformes à la Constitution.
I : La procédure d'élaboration de la loi a été méconnue
Le Gouvernement a saisi l'Assemblée nationale en premier lieu, puis a défendu, devant le Sénat en première lecture, le texte voté par l'Assemblée nationale, y compris les amendements auxquels le Gouvernement s'était opposé en demandant aux sénateurs de ne pas dénaturer le texte voté par l'Assemblée nationale.
Après l'échec de la commission mixte paritaire, le Gouvernement a demandé aux députés, lors de la nouvelle lecture, de reprendre le texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale.
Sans méconnaître la liberté du Gouvernement de se rallier ou de s'opposer à telle ou telle rédaction proposée par l'une ou l'autre assemblée, il est apparu qu'en l'occurrence le Gouvernement s'est comporté, à divers stades de la procédure législative (dès la première lecture au Sénat et dès la nouvelle lecture à l'Assemblée nationale) comme il doit juridiquement ne le faire que dans la dernière phase de la procédure législative décrite par l'article 45 de la Constitution, c'est-à-dire lors de la dernière lecture par l'Assemblée nationale. A ce moment-là, en effet, l'Assemblée nationale peut reprendre le dernier texte voté par elle, modifié le cas échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le Sénat.
Dans le cas d'espèce, il y a eu de la part du Gouvernement confusion entre les différents stades de la procédure et en conséquence une violation de la procédure parlementaire régie par l'article 45 de la Constitution.
II. : La loi contient des dispositions dénuées de caractère normatif
Dans les articles 1er, 6, 10 (paragraphe 4) et 25 (paragraphe 2), deux expressions sont employées sans qu'aucune interprétation précise puisse leur être donnée. Il s'agit de la notion de « salariés âgés » et de celle de salariés présentant des « caractéristiques sociales » particulières.
Ni les débats ni les amendements adoptés n'ont permis de cerner le contenu juridique exact de ces notions. Les articles 1er, 6, 10 et 25 portent atteinte au principe d'égalité dans la mesure où il est impossible pour les salariés, pour les employeurs comme pour les magistrats de définir les salariés censés entrer dans les catégories visées.
Il y a donc violation de l'article VI de la Déclaration de 1789 qui pose : la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ».
III. : La loi porte atteinte au principe du respect de la liberté individuelle
L'article 7 de la loi prévoit un certain nombre de cas ouvrant droit à exonération de la cotisation due à l'Unedic par l'employeur lorsqu'il licencie un salarié âgé de plus de cinquante-cinq ans.
Le 5 ° de cet article cite parmi les cas d'exonération du versement de la cotisation par l'employeur « un déplacement de la résidence du conjoint résultant d'un changement d'emploi de ce dernier ».
Donc, pour savoir s'il doit y avoir ou non versement de la cotisation, il est nécessaire d'enquêter sur les raisons qui ont dicté le changement de résidence du conjoint du salarié démissionnaire. Une telle enquête porte atteinte à la liberté individuelle, notamment au respect de la vie privée et à la liberté d'aller et venir.
En outre, un tiers, en l'occurrence l'employeur, doit effectuer un paiement résultant de l'exercice de sa liberté individuelle par le conjoint du salarié démissionnaire. Il y a donc à son détriment rupture de l'égalité sans qu'aucune justification apparaisse.
IV. : Le principe d'égalité est remis en cause si le doute du juge profite toujours au salarié
En son article 28, la loi adoptée pose que dans tous les litiges relatifs au licenciement, le doute du juge profite au salarié. Cet article a été inspiré par le souci de placer sur un pied d'égalité le salarié et l'employeur lorsqu'un litige les oppose à la suite d'un licenciement. En réalité, une telle disposition porte atteinte au principe même d'égalité.
En effet, cet article rompt l'égalité entre des salariés placés dans la même situation ou entre les employeurs placés dans la même situation. Autant l'égalité entre salariés et employeurs peut être appréciée de manière subjective, et c'est cela qui a inspiré les dispositions de la loi, autant l'égalité entre les salariés ou entre les employeurs peut être appréciée de manière objective.
Qui garantira à des salariés victimes de licenciement dans des entreprises et des régions diverses et jugés par des juridictions différentes qu'ils ont les mêmes chances de profiter de la disposition de la loi relative au doute du juge ? Il est certain que, selon l'encombrement du rôle, la complexité de la situation de l'entreprise, le contexte du licenciement, le nombre des licenciements intervenus, le juge sera amené ou non à douter.
Il y a donc ici violation du principe d'égalité résultant de l'article VI de la Déclaration de 1789 : la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ».
V : La loi donne aux organisations syndicales le droit d'ester en justice au lieu et place d'un salarié
L'article 29 de la loi accorde aux organisations syndicales représentatives, soit au niveau national, soit dans l'entreprise, le droit " d'exercer en justice toutes actions qui naissent des dispositions légales réglementaires ou conventionnelles régissant le licenciement pour motif économique et la rupture du contrat de travail visée au troisième alinéa de l'article L 321-6 en faveur d'un salarié, sans avoir à justifier d'un mandat de l'intéressé.
Celui-ci doit avoir été averti par lettre recommandée avec accusé de réception et ne s'y être pas opposé dans un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle l'organisation syndicale lui a notifié son intention ".
Il ne s'agit donc pas ici des pouvoirs traditionnels des syndicats estant en justice pour la défense d'un intérêt collectif ou même de l'intérêt individuel d'un de leurs adhérents lésé lors de l'application d'une convention collective, mais de la défense des intérêts particuliers d'un salarié syndiqué ou non syndiqué à sa place et avec son acquiescement tacite. La personne défendue, sans adhérer expressément à tel ou tel syndicat, y adhère au moins implicitement durant la période nécessaire à la poursuite d'une action en sa faveur.
Cet enchaînement est déjà contraire à la Constitution. En effet, d'après le préambule de 1946 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. » La défense et l'adhésion sont liées, l'adhésion exclut le consentement tacite et le choix écarte le démarchage.
La possibilité offerte par cet article porte atteinte à la liberté individuelle, notamment à la liberté de conscience et constitue une violation de l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. » Or cet article place les organisations syndicales au-dessus des individus. Elles se substituent à celui-ci pour effectuer un libre choix. Il y a là un dangereux précédent de renonciation à sa liberté de la part d'un individu au profit d'organismes dont il ne connaît peut-être ni les dirigeants ni la ligne d'action. Aucune considération ne vient justifier cette atteinte à la liberté individuelle. La défense d'un salarié dont le contrat de travail est rompu ne peut passer par la violation de ses libertés au moment même où il se trouve en situation de désarroi. En outre, cet article risque d'engendrer des abus inconstitutionnels.
La disposition incriminée risque d'inciter les organisations syndicales à essayer de rallier systématiquement à leur cause les personnes concernées par une rupture de contrat de travail. Au-delà de l'adhésion individuelle au moyen de campagnes d'adhésion d'un genre nouveau, les syndicats vont être tentés d'utiliser ce biais pour s'implanter dans les entreprises où ils ne le sont pas encore, perdant de vue l'intérêt même de celui qu'ils ont offert de défendre.
Enfin, les syndicats risquent d'intenter systématiquement des actions à la suite de ruptures du contrat de travail pour des buts tout à fait étrangers à la défense du justiciable pour faire pression sur la justice, ou sur l'opinion. Un encombrement du rôle des conseils de prud'hommes et des tribunaux en général pourrait en découler.
VI. : La présence lors de l'entretien préalable au licenciement d'un négociateur extérieur à l'entreprise
L'article 30 de la loi prévoit que « lorsqu'il n'y a pas d'institutions représentatives du personnel dans l'entreprise, le salarié peut se faire assister par une personne de son choix inscrite sur une liste dressée par le représentant de l'Etat dans le département après consultation des organisations représentatives visées à l'article L 136-1 dans des conditions fixées par décret ».
Aucune garantie n'est donnée par ce texte sur la portée même de ces dispositions. Le négociateur extérieur à l'entreprise se contente-t-il d'être présent au cours d'un entretien ou bien a-t-il droit à la communication de certaines informations ou pièces relatives à l'entreprise ? Dans ce cas, il faudrait entourer sa venue dans l'entreprise d'un certain nombre de garanties, par exemple dresser la liste des pièces qu'il peut consulter, préciser les conditions de cette consultation et fixer si ce négociateur est tenu à la confidentialité ou au secret du fait des informations qu'il recueille et des documents auxquels il a accès. Les droits de la défense devraient être respectés, notamment le principe du contradictoire.
Dans le cas contraire, si ces consultations de documents peuvent avoir lieu sans aucune garantie, il y a alors violation du principe d'égalité devant la justice.
Tels sont les motifs pour lesquels nous vous demandons de déclarer non conforme à la Constitution la loi examinée, en particulier les articles 1er, 6, 7, 10 (paragraphe 4), 25 (paragraphe 2), 28, 29 et 30.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, Messieurs les Conseillers, l'expression de notre haute considération.