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Décision n° 87-237 DC du 30 décembre 1987 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de finances pour 1988
Non conformité partielle

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'article 64, article rattaché au budget charges communes du projet de loi de finances pour 1988.
Cet article prévoit d'accorder aux rapatriés des Nouvelles-Hébrides qui y avaient résidé habituellement pendant une période d'au moins trois ans avant la date d'accession à l'indépendance de ce pays, survenue le 30 juillet 1980, une indemnité forfaitaire de 45 000 francs par ménage pour la perte des biens de toute nature dont ils étaient propriétaires.
I : Moyens de fond
L'indépendance des Nouvelles-Hébrides survenue le 30 juillet 1980 n'a pas résulté d'une décision de ratification du Parlement car, en l'espèce, il ne s'agissait ni d'une cession de territoire, ni d'un accord relatif à l'état des personnes en vertu de l'article 53 de la Constitution.
Cependant, cette renonciation de l'influence franco-britannique avait indéniablement des incidences sur « l'état » des ressortissants français sur l'archipel ; c'est pourquoi le Gouvernement français a fait voter par le Parlement (Assemblée nationale : séance du 7 décembre 1979, Sénat : séance du 18 décembre 1979) la loi n° 79-1144 autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures rendues nécessaires par la déclaration de l'indépendance des Nouvelles-Hébrides.
Quatre ordonnances ont été prises et l'une d'elles, l'ordonnance n° 80-704 du 5 septembre 1980, étend aux Français des Nouvelles-Hébrides les dispositions de la loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l'accueil et à la réinstallation. Ces mêmes rapatriés ont aussi bénéficié de la loi n° 82-4 du 6 janvier 1982 portant diverses dispositions relatives à la réinstallation des rapatriés. Par conséquent les réfugiés du Vanuatu entrent dans la définition des rapatriés conformément à l'article 1er de la loi n° 61-1439 malgré le fait qu'il n'y ait pas eu cession de territoire au sens de l'article 53 de la Constitution.
Le législateur les a donc placés dans une situation juridique identique à celle des rapatriés. Or, si ces rapatriés bénéficient d'une égalité de traitement s'agissant de l'accueil et de la réinstallation avec les Français d'outre-mer, ils ne recevront, en revanche, pour l'indemnisation des biens spoliés qu'une indemnité forfaitaire de 45 000 F qui vise les biens de toute nature.
S'il est vrai que le droit à une juste indemnisation n'est pas un principe constitutionnel, force est de constater que ces rapatriés se trouvent dans une situation rigoureusement identique à celle des rapatriés bénéficiaires des lois d'indemnisation :
: loi n° 70-632 du 15 juillet 1970 ;
: loi n° 78-1 du 2 janvier 1978 ;
: loi n° 87-549 du 16 juillet 1987.
Aux termes de ces lois, les rapatriés perçoivent une indemnisation obéissant à des critères d'évaluation dans le cadre d'un échéancier de remboursement. Autrement dit, l'indemnité moyenne versée par dossier pour un rapatrié d'Afrique du Nord atteindra 269 000 F, par application des lois précitées ; elle sera seulement de 45 000 F par ménage originaire du Vanuatu.
Le critère retenu, à savoir une indemnité forfaitaire par ménage, est un autre élément de rupture du principe d'égalité entre personnes se trouvant dans une situation identique devant la loi car jusqu'à présent l'indemnisation était nominative et non pas par ménage.
Par ailleurs, cette indemnité étant globale, elle exclut des catégories de biens contrairement au dispositif prévu par les lois d'indemnisation précitées.
Enfin, l'article 64 de la loi de finances pour 1988 institue une indemnité forfaitaire « pour les biens de toute nature » alors que les lois d'indemnisation précitées font une distinction entre les biens agricoles, les biens immobiliers autres que les biens agricoles, les biens des entreprises commerciales, industrielles et artisanales, et les éléments servant à l'exercice des autres professions non salariées.
Il y a donc rupture du principe constitutionnel d'égalité devant la loi en vertu de l'article 2 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, alors même que ces rapatriés du Vanuatu sont dans une situation rigoureusement équivalente par rapport à celle de l'ensemble des rapatriés bénéficiaires des lois d'indemnisation précitées.
Certes, en vertu de la décision n° 86-209 DC du 3 juillet 1986, le Conseil constitutionnel déclare que : « le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes ; mais qu'il ne peut en être ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée, compte tenu de l'objet de la loi, par la différence de situation ». Dans le cas d'espèce, la non-identité n'est pas justifiée par la différence de situation.
II. : Moyens de forme
Les dispositions contenues dans l'article 64 de la loi de finances pour 1988 ne sont pas au nombre de celles susceptibles de figurer dans un texte ayant le caractère de loi de finances au sens de l'article 1er de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances.
C'est pour l'ensemble de ces raisons, et toutes celles dont vous voudrez bien vous saisir, que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.