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Décision n° 87-227 DC du 7 juillet 1987 - Saisine par 60 députés

Loi modifiant l'organisation administrative et le régime électoral de la ville de Marseille
Conformité

Monsieur le président, messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi tendant à modifier l'organisation administrative et le régime électoral de la ville de Marseille telle qu'elle a été adoptée définitivement par le Parlement.
La loi déférée, issue d'une proposition d'origine sénatoriale, est inspirée par une pensée et une arrière-pensée. La pensée consiste à recomposer les ressorts territoriaux des conseils d'arrondissement de Marseille, l'arrière-pensée à profiter de cette occasion pour tenter de ménager à la majorité actuelle des dividendes électoraux futurs.
Mais il se trouve que cette pensée comme cette arrière-pensée se heurtent à des obstacles constitutionnels.
C'est sans doute par une manifestation involontaire de leurs priorités véritables que les auteurs du texte, qui dans son titre ont fait figurer en premier l'organisation administrative, ont inversé l'ordre des facteurs dans le dispositif et consacré l'article 1er au régime électoral.
A les en croire, l'objectif poursuivi serait d'éviter que puisse se renouveler la situation, constatée en 1983, dans laquelle une liste peut être majoritaire en sièges, sans qu'il soit certain qu'elle l'ait été en voix. La prudence de cette dernière formulation tient au fait que tous les secteurs n'ayant pas désigné leurs élus au même tour, nul ne sait ce qu'eussent été les résultats si le vote décisif était intervenu à la même date pour tous. Ainsi la liste gagnante a-t-elle notablement progressé entre les deux tours, et on peut avancer l'hypothèse selon laquelle, si les électeurs des secteurs qui n'ont eu à se prononcer qu'au premier tour avaient été rappelés aux urnes, peut-être les abstentionnistes se seraient-ils mobilisés là aussi.
Quoi qu'il en soit, même en tenant pour acquis que la liste majoritaire en sièges ne l'aurait pas été en voix, il est abusif, d'une part, de faire de cela un artefact du mode de scrutin, d'autre part, de prétendre l'éviter pour l'avenir avec le dispositif retenu.
En premier lieu, dès lors que des élections se déroulent dans plusieurs circonscriptions, un tel résultat est toujours possible.
Pour l'élection des députés, des sénateurs, des conseils régionaux, généraux et pour Paris, Lyon et Marseille, des conseils municipaux, il peut toujours se produire, ne serait-ce que par des taux d'abstentions très différenciés, ou un éparpillement des votes, que la majorité des sièges échappe à ceux qui auraient obtenu la majorité des suffrages exprimés. Seules l'élection présidentielle, les élections européennes et les élections municipales dans les communes autres que les trois plus grandes villes, échappent à ce risque par l'unicité de circonscription.
De ce fait, non seulement les modifications apportées par la loi déférée ne font pas disparaître ce risque, inhérent à la multiplicité des secteurs, mais elles l'aggravent.
Est évidemment inacceptable, en effet, la répartition entre les secteurs du nombre de sièges à pourvoir.
La règle qui doit prévaloir est évidemment celle de la proportionnalité : indépendamment des critères qui président au découpage des secteurs, une fois celui-ci opéré, chacun d'eux doit élire un nombre de conseillers proportionnel à son importance. Et comme il n'est pas possible d'obtenir une égalité absolument parfaite, on recourt généralement à la méthode dite de la plus forte moyenne.
La seule question qui pourrait alors se poser serait celle de la base de calcul : population ou nombre d'électeurs.
Mais, au regard de ces évidences, la dévolution des sièges opérée par la loi déférée manque gravement à la rigueur arithmétique la plus élémentaire.
Pour Paris et Lyon, chaque secteur s'est vu attribuer un nombre de conseillers strictement proportionnel à sa population, selon le calcul à la plus forte moyenne. Pour Marseille, ce critère de la population est affecté d'un coefficient plus proche de la cote d'amour que du principe d'égalité.
Non seulement, en effet, les modifications proposées ne réduisent pas les inégalités héritées du passé, mais elle les aggravent notablement.
Actuellement, l'écart de représentation entre le secteur le plus favorisé (3e) et le moins favorisé (6e) est de 1 à 1,067 si on calcule en termes de population. Il est de 1 à 1,34 si on procède en termes d'électorat (6e et 2e secteurs). Ces écarts respectifs s'élèveraient désormais de 1 à 1,217 (1er et 8e secteurs) et de 1 à 1,357 (8e et 3e secteurs).
Voilà qui peut déjà surprendre dans une loi dont l'ambition affichée est de donner plus d'équité au régime électoral.
Mais toute surprise disparaît dès qu'on va légèrement plus loin dans le détail. En appliquant la répartition proportionnelle à la plus forte moyenne, c'est le 7e secteur qui aurait dû élire dix-huit conseillers, les 1er et 4e n'ayant droit, tout au plus, qu'à en désigner respectivement dix et quatorze.
La loi se propose de supprimer deux sièges pour le 7e secteur et de les répartir entre les 1er et 4e Nul ne sera surpris d'apprendre que le secteur lésé vote traditionnellement en majorité pour la municipalité en place depuis des années, tandis que les deux autres se montrent nettement plus favorables à la majorité parlementaire actuelle qui est, à Marseille, l'opposition municipale.
Pour tenter de le justifier, les défenseurs de la proposition ont expliqué, au cours du débat parlementaire, que les 1er et 4e secteurs allaient se repeupler très rapidement. Certes, on ne peut qu'être confondu par la connaissance intime dont témoignent les auteurs de la proposition de loi quant à la géographie marseillaise et à son devenir, connaissance d'autant plus remarquable qu'ils sont tous élus de régions forts éloignées.
Mais, surtout, ces arguments ne sont pas recevables. S'il est bon de tenir compte des évolutions démographiques, il est meilleur encore de ne le faire qu'une fois qu'elles se sont produites. Les éléments évoqués par les rapporteurs parlementaires sont certes intéressants mais ils auraient été plus convaincants s'ils avaient donné les mêmes concernant le secteur qu'ils entendent dépouiller. De surcroît, il était loisible au législateur de manifester sa volonté, comme il l'a fait pour les circonscriptions législatives, de reconsidérer la répartition des sièges après chaque recensement. On peut même penser qu'en l'occurrence rien ne lui interdisait de remettre au pouvoir réglementaire le soin, au lendemain de chaque recensement, de procéder lui-même à la répartition des sièges entre les secteurs, par application de critères clairs préalablement définis par la loi (proportionnelle à la plus forte moyenne, par rapport à la population, voire au nombre d'électeurs).
Quant à invoquer, comme cela a également été fait, la différence existant entre la population et le nombre d'électeurs, c'est constitutionnellement inacceptable. Si, jusqu'ici, toutes les hypothèses ont été retenues pour aider à la clarté de la démonstration, on peut néanmoins relever que prendre en compte le nombre d'électeurs de préférence à la population n'est pas possible.
C'est un principe républicain traditionnel qui a toujours conduit à privilégier la population. Qu'il s'agisse d'appliquer des systèmes différents à des communes en fonction de leur importance, de répartir le nombre de parlementaires entre les départements, c'est toujours le critère démographique qui a été retenu, jamais celui du nombre d'électeurs. De la sorte, la partie de la population qui ne dispose pas du droit de vote, notamment faute d'avoir la nationalité française, peut cependant être représentée puisque son apport contribue à déterminer le nombre d'élus à désigner par chaque secteur, commune, département ou région.
Cela est naturellement conforme à la tradition de la France. Mais ce que veut la tradition, la Constitution l'exige aussi.
Si, conformément à l'article 3 de la Constitution, seuls les nationaux majeurs ont le droit de vote, cela ne saurait faire oublier que les mineurs sont également citoyens, tout comme d'ailleurs sont citoyens ceux qui, par choix ou négligence, ont omis de s'inscrire sur les listes électorales. Grâce au critère de la population, l'ensemble de ces citoyens, même si ce n'est qu'à un titre passif, sont pris en compte dans l'attribution des sièges à chaque circonscription. De ce fait, et comme il se doit, ils sont représentés au même titre que les citoyens que leur âge ou leur volonté ont rendus actifs.
Substituer au critère de la population celui du nombre d'électeurs aboutirait donc à exclure radicalement de toute représentation non seulement les étrangers, même régulièrement installés sur notre territoire, mais aussi les citoyens adultes qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas inscrits sur les listes et, surtout, la totalité des enfants de France.
La Constitution, qui se réfère au peuple sans distinction entre majeurs et mineurs, ne le permet pas. Si, donc, les auteurs de la proposition pensaient trouver là, comme les travaux préparatoires le donnent à penser, une justification aux discriminations arithmétiques qu'ils ont introduites, celle-ci ne serait pas recevable.
Ainsi sommes-nous en présence d'une rupture d'égalité en tout état de cause : rupture d'égalité des citoyens devant le pouvoir de suffrage dès lors que les sièges attribués à chaque secteur ne le sont pas proportionnellement à leur population ; rupture d'égalité entre Marseille et toutes les autres collectivités si le critère implicitement retenu se révélait être celui, inconstitutionnel de surcroît, du nombre d'électeurs inscrits.
A tous égards, donc, le tableau annexé à l'article 1er de la loi déférée ne pourra qu'être censuré.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.