Décision n° 86-213 DC du 3 septembre 1986 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le président, Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel les parties de l'article 1er et les articles 4, 5 et 6 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'Etat, tels qu'ils ont été définitivement adoptés par le Parlement.
En ce qui concerne les articles 5 et 6 :
Lorsqu'il s'attache à légiférer sur le terrorisme, le Parlement est confronté à une difficulté juridique évidente. La définition des crimes et des délits, conformément aux principes constitutionnels les plus éprouvés, est toujours de caractère objectif.
Or, s'agissant du terrorisme, sa définition n'est pas liée à la nature des actes commis mais à l'intention de leurs auteurs. De ce fait, entre deux actes identiques, le critère de différenciation entre celui relevant du droit commun et celui qualifié terroriste, exige une appréciation subjective. Il ne semble pas qu'il existe, en droit français, d'autre moyen juridique d'appréhender le phénomène terroriste.
Il en résulte deux conséquences. La première est que, dès lors qu'une appréciation subjective est indispensable, elle doit relever de la seule autorité dont la subjectivité soit constitutionnellement tolérable : l'autorité judiciaire. La seconde conséquence est que, de ce fait, la loi ne définit pas les crimes et délits terroristes, mais prévoit seulement des règles de procédures spéciales applicables à ceux des crimes et délits de droit commun définis par le code pénal et auxquels l'autorité judiciaire a reconnu ensuite un caractère terroriste.
C'est cette logique que la loi met en uvre et il n'y aurait peut-être pas lieu de l'en critiquer si, ayant fait ce choix, elle le respectait. Mais tel n'est pas le cas.
Dès lors, en effet, qu'il n'y a pas de définition du crime ou du délit terroristes, dès lors que la notion de terrorisme n'intervient que dans le cadre de la procédure, il n'est pas possible que s'y attachent des effets pénaux de fond.
S'il en allait autrement, en effet, cela reviendrait à prévoir des sanctions pénales particulières pour des crimes et délits qui n'ont pas été définis, ce qui est notoirement contraire au principe nullum crimen, nulla poena sine lege tel que l'a repris l'article 7 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Or, force est de constater que les articles 5 et 6 qui vous sont déférés attachent des conséquences pénales : interdiction de séjour ou exemption de peine automatiques : à des actes auxquels le code pénal n'a donné de définition objective.
Aussi ces deux articles devront-ils être déclarés contraires à la Constitution, ce qui, compte tenu de leur caractère séparable, sera sans effet sur la promulgation des autres articles de la loi.
Il en est de même de trois autres articles, l'article 1er, en ce qu'il crée un article 706-25 du code de procédure pénale, l'article 4 et, à l'article 1er, le texte prévu pour un article 706-23, paragraphe 2 du code de procédure pénale.
En ce qui concerne le texte proposé à l'article 1er pour un nouvel article 706-25 du code de procédure pénale :
Ce nouvel article 706-25 du code de procédure pénale tend à réserver le jugement de nombreux crimes à une cour d'assises composée uniquement de magistrats professionnels.
D'une part, cette liste est trop longue pour qu'il s'agisse de simples exceptions au principe du jury populaire.
D'autre part, il n'est pas concevable que de mêmes faits soient jugés par des formations différentes selon l'intention prêtée à leurs auteurs : serait ainsi violé le principe d'égalité devant la justice qui est inclus dans le principe d'égalité devant la loi proclamé dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution (cf. décision 75-56 DC du 23 juillet 1975).
En ce qui concerne l'article 4 :
Quant à l'article 4, il prétend étendre aux crimes et délits prévus par les articles 70 à 103 du code pénal et aux infractions connexes les règles de l'instruction de la poursuite et du jugement prévues par la nouvelle loi pour les infractions visées au nouvel article 706-16 du code de procédure pénale.
Or, une garde à vue de quatre jours ou une visite domiciliaire sans l'assentiment de l'intéressé : telles que prévues aux nouveaux articles 706-23 et 706-24 du code de procédure pénale : ne sauraient, sans que soit violé le principe constitutionnel de liberté individuelle, risquer d'être étendues à l'ensemble des crimes et délits contre la chose publique tel que, par exemple, le délit d'imprudence prévu et réprimé par l'article 78 du code pénal.
Aussi est-ce à juste titre que le Sénat, quant à lui, en première lecture, avait limité cette extension aux articles 93 et 94 du code pénal.
En ce qui concerne le texte proposé à l'article 1er pour un nouvel article 706-13, paragraphe 2, du code de procédure pénale :
Enfin, c'est au contraire à l'initiative du Sénat qu'a été supprimé au nouvel article 706-23, paragraphe 2, examen médical et présentation physique quotidienne du gardé à vue à un magistrat du siège au cours d'une éventuelle prolongation de quarante-huit heures d'une garde à vue.
Or, la durée normale de la garde à vue étant de vingt-quatre heures, c'est, sauf à violer, là aussi, le principe constitutionnel de liberté individuelle, toutes les vingt-quatre heures qu'en cas de prolongation examens médicaux et présentation à un magistrat du siège doivent intervenir.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 4, 5 et 6 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et pour partie l'article 1er de cette même loi.