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Décision n° 86-207 DC du 26 juin 1986 - Saisine par 60 députés

Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social
Conformité

Monsieur le président, Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le texte de la loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social, tel qu'il a été définitivement adopté par le Parlement.
Sur l'ensemble de la loi
Dès la déclaration de politique générale sur laquelle il a été engagé la responsabilité de son Gouvernement le 9 avril 1986, Monsieur le Premier ministre a annoncé un certain nombre de projets de loi, au premier rang desquels figurait celui en cause. Il était le plus prioritaire des « projets de loi qui engageront le renouveau » et présenté comme nécessaire au Gouvernement pour mener à bien sa politique. Ce texte comporte en outre, et c'est même sa principale raison d'être, une habilitation donnée au Gouvernement d'agir par ordonnances conformément à l'article 38 de la Constitution, c'est-à-dire notamment « pour l'exécution de son programme ».
Dans ces conditions et dès lors, comme l'indique le titre même de la loi, que les objectifs qu'elle définit sont d'ordre économique et social, cette loi s'analyse comme une loi de programme au sens de l'avant-dernier alinéa de l'article 34 de la Constitution.
Que ces objectifs soient mal définis, cela ne fait aucun doute, comme on aura l'occasion de le démontrer. Mais que leur définition soit entrée dans les intentions du Gouvernement ne souffre pas non plus la discussion et les déclarations réitérées des ministres lors du débat suffiraient à le prouver.
Or, la loi en question constituant ainsi et sans conteste une loi de programme, elle devait, préalablement à son inscription à l'ordre du jour d'une des deux assemblées du Parlement, être obligatoirement soumise au Conseil économique et social, ainsi que l'exigent l'article 70 de la Constitution et le deuxième alinéa de l'article 2 de l'ordonnance n° 58-1360 du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil économique et social.
Cela est d'ailleurs si vrai que, compte tenu des caractéristiques de ce texte, il est de ceux pour l'examen desquels a justement été conçu le Conseil économique et social. Et on serait en droit de s'interroger sur l'utilité de cet organe, auquel la Constitution a consacré un titre entier, s'il pouvait être écarté de la procédure sur un projet susceptible de bouleverser des pans entiers du droit social et de la configuration économique de notre pays.
Ce que requiert le simple bon sens, l'article 70 de la Constitution et l'article 2 de l'ordonnance organique prise pour son application l'exigent également. Et pour avoir méconnu cette obligation, la loi déférée encourt manifestement la censure du Conseil constitutionnel.
En ce qui concerne l'article 1er
S'agissant en premier lieu du droit de la concurrence, la délégation consentie excède à l'évidence les limites permises par l'article 38 de la Constitution. Dans sa décision n° 76-72 DC du 12 janvier 1977, le Conseil constitutionnel a relevé l'obligation pesant sur le Gouvernement de faire connaître au Parlement avec précision, au moment de la présentation du projet de loi d'habilitation, la finalité des mesures qu'il se propose de prendre. Il ne s'agit naturellement pas là d'un simple témoignage de courtoisie à l'égard du Parlement, pas plus que d'une obligation de caractère exclusivement politique, mais au contraire d'une condition à laquelle est subordonnée la constitutionnalité de l'habilitation.
C'est cette exigence de précision sur les finalités qui fait d'ailleurs toute la différence entre une loi d'habilitation et une loi de pleins pouvoirs. La Constitution de la Ve République n'admet que la première et exclut la seconde.
Or cette condition n'est évidemment pas remplie en l'occurrence. Implicitement mais nécessairement, le texte de la loi reconnaît d'ailleurs non sans une certaine candeur. En effet, l'emploi du verbe « définir » suffit à démontrer l'impossibilité dans laquelle se trouve le Parlement de connaître, et d'apprécier, les finalités des mesures que le Gouvernement se propose de prendre en matière de droit de la concurrence.
C'est vainement que serait invoqué le second alinéa de l'article 1er. Celui-ci ne peut sérieusement être considéré comme apportant les précisions indispensables (et au demeurant antinomiques avec l'idée d'une définition à venir). Tout au plus s'agit-il d'un remplissage à caractère superfétatoire dans la mesure où les prescriptions qu'il énonce sont nécessaires en toute hypothèse, parce que résultant d'exigences constitutionnelles, et le fait de les viser dans la loi ne saurait rien ajouter à leur force contraignante, tout comme leur oubli ne lui aurait rien retiré.
Ainsi le Parlement, en ce qui concerne la définition d'un nouveau droit de la concurrence, n'a-t-il pas été en mesure de connaître avec précision les finalités des mesures que le Gouvernement se propose de prendre.
Mais il y a plus. On ne fera pas en effet au Gouvernement le procès d'avoir voulu dissimuler ses intentions. La réalité est autre, plus prosaïque et plus étonnante. Si le Gouvernement n'a pas indiqué ce qu'il compte faire de la délégation c'est tout simplement parce qu'il l'ignore lui-même. On ne veut pour preuve la mission qu'il a officiellement confiée à un haut fonctionnaire, M Donnedieu de Vabres, consistant à faire des propositions pour une nouvelle définition du droit de la concurrence (voir les déclarations de M le ministre d'Etat, chargé de l'économie, des finances et de la privatisation, Journal officiel, Débats parlementaires, AN, p 208).
Une nouvelle fois les exigences de la logique comme celles de la Constitution sont simultanément mises à mal. La logique, en effet, de même d'ailleurs que l'article 38 tel que l'a interprété le Conseil constitutionnel, eussent voulu que le Gouvernement confiât sa mission à M Donnedieu de Vabres, puis, au vu de ses résultats et si cela semblait utile, qu'il demandât au Parlement la délégation nécessaire à la mise en oeuvre de celles des propositions que le Gouvernement eût choisi de retenir et sur lesquelles alors, mais alors seulement, il eût pu apporter toutes les précisions requises.
Le Gouvernement a choisi de procéder à l'envers, attitude qui heurte le bon sens, ce qui est regrettable, mais surtout méconnaît les exigences constitutionnelles, ce qui est inacceptable. C'est pourquoi le Conseil constitutionnel sera conduit à déclarer non conformes à la Constitution les dispositions autorisant le Gouvernement à définir par ordonnances « un nouveau droit de la concurrence ».
S'agissant en second lieu de « la liberté de gestion des entreprises », l'article 1er poursuit comme objectif l'abrogation de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 relative aux prix. Il ne s'agit pas là simplement d'une possibilité mais bien aussi d'une intention clairement affirmée, notamment par M le ministre d'Etat, chargé de l'économie, des finances et de la privatisation, déclarant à propos des textes existants : « Ces réglementations, nous venons de les démanteler en ce qui concerne le contrôle des changes. Il faut les abolir en matière de prix et mettre ainsi le droit en accord avec les réalités économiques » (Journal officiel, Débats parlementaires, AN, p 208). Ce faisant, le Gouvernement allait dans le sens souhaité par M le rapporteur général de la commission des finances à l'Assemblée nationale qui affirmait au sujet de l'ordonnance de 1945 sur les prix : "L'existence d'une législation, d'une réglementation, porte en elle-même la tentation d'intervenir. Nous devons le reconnaître avec lucidité : de cette tentation, toute humaine, la majorité nouvelle n'est pas davantage préservée que la précédente.
Nous le savons si bien que nous nous sommes engagés à supprimer la source de la tentation en abrogeant les ordonnances de 1945" (Journal officiel, Débats parlementaires, AN, p 203).
Ainsi n'existe-t-il aucun doute quant à la volonté, affirmée de manière réitérée, d'abroger purement et simplement l'ordonnance de 1945 relative aux prix sans la remplacer par d'autres dispositions.
Or on est en droit de se demander s'il est constitutionnellement possible d'agir de la sorte.
En effet, l'abrogation de l'ordonnance de 1945 relative aux prix laisserait l'Etat complètement désarmé en cas de crise économique grave. Ne subsisteraient alors que les dispositions de l'article 46, alinéa 1er, de la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation générale de la nation en temps de guerre qui permettent effectivement à des décrets en conseil des ministres de « taxer » certaines ressources. Toutefois, ces pouvoirs ne sont utilisables qu'en période de guerre ou « de tension extérieure lorsque les circonstances l'exigent ». Il ressort de l'ensemble du texte de 1938 que, même s'il permet de prendre des mesures en temps de paix, celles-ci ne peuvent intervenir que dans la perspective, potentielle ou avérée, d'un conflit armé. Ce n'est d'ailleurs qu'en ce sens que peut être interprétée la notion de « tension extérieure ».
Or la caractéristique principale des économies modernes est la complexité, due à leur imbrication à l'échelle planétaire. De ce fait, comme l'histoire du XXe siècle l'a d'ailleurs abondamment et dramatiquement prouvé, une crise peut se déclencher à tout moment, en n'importe quel endroit du monde, et provoquer des dérèglements économiques brutaux, allant du simple renchérissement des matières premières jusqu'au tarissement de leur approvisionnement, allant d'une simple diminution du pouvoir d'achat des consommateurs jusqu'à l'émergence de tensions sociales déflagratoires. Et il est certain que cela peut survenir en dehors de toute situation de « tension extérieure » au sens de la loi de 1938 et donc ne pas permettre de recourir, sans risque d'annulation contentieuse, aux moyens que cette dernière pourrait procurer.
De la même manière, l'hypothèse évoquée ne semble pas entrer dans le champ de celles prévues par l'article 16 de la Constitution.
De ce fait, la France se trouverait alors être le seul pays développé à ne disposer d'aucune possibilité d'intervention immédiate sur les prix dans l'hypothèse d'une crise grave et subite. Il est en effet à noter que tous les pays modernes, quelque libérale que puisse être leur doctrine économique, ont doté leur Etat de la possibilité de réagir à tout moment (v Robert Savy, « Les Pouvoirs économiques exceptionnels », Pouvoirs n° 10, p 80 et suiv), ce qui ne signifie nullement une obligation mais seulement une mesure de prudence indispensable.
Certes, on pourrait objecter que l'ordonnance de 1945 relative au prix n'avait pas pour objet de répondre à des situations exceptionnelles. Une telle remarque serait exacte mais sans portée.
Dès lors que le Gouvernement pouvait intervenir sur les prix en période normale, à plus forte raison aurait-il été fondé à le faire en cas de crise et il n'y avait donc pas lieu d'inscrire spécifiquement cette hypothèse au nombre de celles justifiant l'ordonnance. Mais en permettant l'abrogation de cette dernière, la loi d'habilitation supprimerait d'un même mouvement les pouvoirs ordinaires, ce qui pourrait se concevoir, et ceux utilisables en temps de crise, ce qui n'est pas acceptable.
Car, et c'est cela en fin de compte qui motive le moyen invoqué, l'intervention de l'Etat, dans les hypothèses évoquées précédemment, n'est pas pour lui une simple faculté, mais représente au contraire une obligation de caractère constitutionnel. D'une part, le préambule de la Constitution de 1946, repris par celui de la Constitution de 1958, énonce que « la Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales », et ni la solidarité ni l'égalité ne peuvent être assurées si l'Etat n'est pas en mesure d'intervenir immédiatement. D'autre part, le principe constitutionnel de continuité de l'Etat n'a de sens qu'autant qu'est assurée la continuité de la vie nationale elle-même, et que, notamment, l'Etat peut en cas de besoin veiller à l'assurer.
Dans ces conditions, doter l'Etat des moyens d'intervenir sur les prix au moins en période de crise est une exigence de caractère constitutionnel, quitte à ce que le Gouvernement s'abstienne d'en faire usage, ce qui après tout dépendrait de sa seule volonté, quitte même à ce que ces dispositions soient formellement limitées aux circonstances exceptionnelles.
Il n'est pas excessif, à ce propos, d'évoquer la décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984 et de considérer, mutatis mutandis, que l'abrogation totale de l'ordonnance de 1945 relative aux prix, dont certaines dispositions donnent aux citoyens des garanties conformes aux exigences constitutionnelles qui ne seraient pas remplacées par des garanties équivalentes, n'est pas conforme à la Constitution.
Certes, on pourrait penser qu'une situation de crise autoriserait le Gouvernement à prendre des mesures qui lui sont normalement interdites, comme il est arrivé au Conseil d'Etat de l'admettre à travers sa jurisprudence sur les circonstances exceptionnelles. Mais l'argument serait sans portée dans la mesure où justement le Conseil d'Etat a toujours refusé de considérer la fixation de prix de vente comme ayant pour objet d'assurer la tranquillité publique (CE, 6 juillet 1923, Syndicat des laitiers, Rec p 548 ; 11 avril 1924, Goyer, Rec p 382), tandis qu'au contraire il n'acceptait d'intervention de l'autorité publique en matière de prix que lorsque cela avait été rendu expressément possible par une disposition de valeur législative (CE, 21 mai 1920, Tison, Rec p 521).
Ainsi est-il certain, si l'ordonnance de 1945 relative aux prix venait à être abrogée, qu'aucune mesure ne pourrait être prise, par un gouvernement confronté à une crise grave, sans intervention préalable du législateur avec les délais que cela supposerait. Pour avoir méconnu de la sorte les exigences de caractère constitutionnel qu'il appartient à l'Etat de satisfaire, cette disposition de la loi déférée ne pourra, à son tour, qu'être déclarée non conforme à la Constitution.
En ce qui concerne les articles 2 et 3
C'est à la lumière de l'exigence constitutionnelle de précision que doivent être appréciés les articles 2 et 3. Il convient de reconnaître que les amendements déposés et soutenus par les signataires de la présente saisine ont conduit le Gouvernement à préciser ses intentions et à clarifier la nature des mesures qu'il se propose de prendre. Il n'en demeure pas moins que la rédaction reste occasionnellement sibylline, que notamment les objectifs poursuivis sont énoncés en termes à ce point généraux que l'on voit mal comment il eût été possible de dire moins.
Aussi appartient-il au Conseil constitutionnel d'apprécier si les articles 2 et 3 de la loi satisfont à l'exigence de précision qu'impose l'article 38 de la Constitution.
En ce qui concerne les articles 4 à 7 Ces quatre articles concernent les transferts de propriété du secteur public au secteur privé. Quoique tous n'aient ni le même objet, ni la même fonction, que certains établissent des normes quand d'autres consentent des habilitations, il y a lieu de les envisager conjointement du point de vue de la constitutionnalité.
A cet égard, plusieurs remarques méritent d'être faites et plusieurs griefs invoqués.
S'agissant en premier lieu du principe même des transferts de propriété du secteur public au secteur privé, les députés soussignés n'entendent nullement en contester la possibilité dès lors qu'elle est expressément évoquée par l'article 34 de la Constitution.
Toutefois, la faculté ainsi offerte au législateur n'est pas illimitée, de même que la constitutionnalité de ses décisions est subordonnée au respect d'un certain nombre de conditions.
Pour ce qui est des limites aux possibilités de tels transferts, elles sont clairement énoncées par le préambule de la Constitution de 1946. Celui-ci affirme que "tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. A plus forte raison de tels biens ou de telles entreprises doivent-ils rester la propriété de la collectivité lorsqu'elle les a acquis.
Dans ces conditions, on est en droit de se demander si dans la liste annexée à la loi ne figurent par des entreprises ou groupes d'entreprises revêtant les caractères mentionnés par le préambule précité.
Or, il est certain qu'un grand nombre des entreprises concernées disposent, pour tout ou partie de leur production, directement ou à travers des filiales, de monopoles de fait incontestables. On se bornera ici à en citer quelques exemples : la CGE qui, par l'intermédiaire de sa filiale CIT-Alcatel, exerce un monopole en matière de conception et construction de centraux téléphoniques ; Rhône-Poulenc qui, par l'intermédiaire de l'Institut Mérieux, exerce un monopole sur un grand nombre de vaccins dont certains obligatoires ; Thomson qui, grâce à Thomson-CSF, est l'unique producteur français d'ensembles électroniques destinés aux armées ; Bull, qui construit les grands calculateurs à usage militaire ; Pechiney, qui a le monopole sur les matériaux composites nécessaires à la construction aéronautique ; Saint-Gobain, dont le monopole s'exerce sur le marché du verre ; Havas, dont une filiale détient le monopole sur les annuaires téléphoniques.
Cette liste est fort loin d'être exhaustive et sans doute le Conseil constitutionnel lui-même sera-t-il amené à la compléter.
Mais deux remarques doivent être faites. D'une part, ces monopoles sont indiscutables, et pour certains récents. D'autre part, ils concernent souvent des secteurs déterminant de l'indépendance nationale. Ces deux considérations avaient d'ailleurs été, parmi d'autres, de celles qui ont conduit aux nationalisations opérées en 1982. De la même manière, c'est également le souci de l'indépendance nationale qui avait conduit le général de Gaulle, refusant la subordination de la France à la technologie étrangère, à mettre en place, notamment dans le secteur informatique, des filières aujourd'hui confiées à certaines de ces entreprises publiques.
On est également en droit de se demander si la nationalisation progressive du système bancaire et financier français n'a pas donné naissance à un service public national du crédit dont la collectivité a entendu se doter pour maîtriser au mieux des intérêts de la nation cet outil essentiel de toute politique économique.
Aussi, sur ces deux sujets-là au moins, doit-on poser la question de savoir si a été respectée la limite posée par le préambule de 1946.
Quand cela serait le cas, il resterait que la constitutionnalité du transfert est subordonnée à d'autres conditions qui ne sont manifestement pas réunies en l'espèce.
S'agissant en deuxième lieu de l'évaluation des entreprises, il est certain que la cession ne peut s'opérer dans n'importe quelles conditions. Tout comme les nationalisations ne sont possibles que sous réserve d'une juste indemnité, les dénationalisations doivent répondre à une exigence symétrique. En effet, si les entreprises qui sont actuellement la propriété de la collectivité étaient cédées à un prix inférieur à leur valeur réelle, il s'ensuivrait nécessairement une rupture d'égalité entre les citoyens devant les charges publiques. Là où l'universalité des citoyens a supporté le coût des nationalisations, seuls les acquéreurs d'actions bénéficieraient d'un transfet qui ne se ferait pas au juste prix, et il y aurait donc un enrichissement dont on ne connaîtrait pas la cause, mais dont on connaîtrait fort bien les victimes : l'ensemble des contribuables.
Ainsi, par des voies différentes, nationalisations et dénationalisations doivent-elles répondre aux mêmes conditions.
Ce qu'exige la protection du droit de propriété dans un sens, le principe d'égalité l'exige dans l'autre : juste indemnisation des actionnaires là, et ici juste indemnisation de l'Etat.
Or, à cet égard, la loi déférée est loin d'apporter toutes les garanties nécessaires et d'ailleurs n'en apporte rigoureusement aucune. Certes, ce sera là la tâche de l'ordonnance. Mais on en revient alors à l'imprécision de la délégation, et il est pour le moins choquant que l'habilitation ne comporte aucune indication quant à cet impératif. En effet, le législateur de 1982, invité à le faire par le Conseil constitutionnel, a défini un mode d'évaluation de la valeur des entreprises qui reste parfaitement utilisable. Il était d'autant plus loisible à la loi de reprendre le même que le Conseil constitutionnel en avait approuvé le mécanisme. A tout le moins le Parlement pouvait-il indiquer, puisqu'ils les avaient à sa disposition, ceux des éléments de la méthode de calcul de 1982 qui lui semblaient devoir être repris. Il s'en est abstenu, ou plus précisément s'y est opposé en rejetant les initiatives en ce sens.
Il s'ensuit nécessairement que le Gouvernement, par ordonnances, pourra faire tout autre chose, sans que que personne ne puisse savoir quoi, sans que quiconque ne puisse exercer un contrôle efficace.
A cela, on objectera certes que le Conseil d'Etat pourra être saisi de l'ordonnance et, s'il y a lieu, l'annuler. Mais cette objection serait sans fondement pur une raison d'évidence. Dès lors que le juge administratif admet la ratification implicite susceptible d'entraîner le non-lieu à statuer, dès lors que l'adoption de la prochaine loi de finances comportera naturellement des dispositions conduisant à une telle ratification implicite, l'ordonnance prise sur le fondement de l'article 5 pourra entrer en vigueur sans que personne ait pu en vérifier la conformité à la Constitution.
Or, lorsque est en cause un élément aussi important que l'égalité des citoyens devant la loi et devant les charges publiques, il ne peut se présumer et le législateur avait donc l'obligation de définir avec beaucoup plus de précision les modalités d'évaluation des entreprises. Pour avoir omis de le faire, la délégation consentie ne l'a pas été conformément à la Constitution.
Mais il y a plus grave encore. Il ressort du texte même de l'article 4 que celui-ci n'a pas le caractère d'une habilitation.
Il prend une décision : celle de transférer au secteur privé un certain nombre d'entreprises : l'assortit d'un délai : au plus tard le 1er mars 1991 : et ce n'est que dans le second alinéa que sont renvoyées à l'article 5 les règles qui présideront au transfert.
Ce faisant, la loi semble se conformer en tous points aux exigences de l'article 34 de la Constitution telles que le Conseil constitutionnel l'a interprété en 1982 lorsqu'il estimait qu'il appartient au législateur non pas nécessairement d'opérer directement les transferts, mais de poser les règles dont l'application incombera aux organes ou autorités désignés par lui (décision n° 81-132 DC).
Ainsi donc la loi a-t-elle d'ores et déjà décidé la dénationalisation des entreprises concernées, à charge pour l'autorité que désignera l'ordonnance : probablement le Gouvernement - de la matérialiser dans le délai indiqué. Mais cette manière de procéder n'est acceptable à aucun titre.
En effet, comme il a été dit plus haut, le transfert de propriété doit, pour respecter les exigences constitutionnelles, se faire à un juste prix. Or, ce qui distingue fondamentalement la nationalisation de la dénationalisation, c'est que la première est une acte unilatéral, tandis que la seconde est bilatérale.
Sa mise en oeuvre a nécessairement un aspect contractuel, lequel suppose la rencontre entre le consentement de l'Etat qui vend et le consentement de ceux qui se proposent d'acheter. Le prix est évidemment un élément prioritaire qui conditionne ces consentements.
Or, avec le système retenu, l'Etat n'a pas la capacité de refuser le sien puisque aussi bien pèse sur lui l'obligation d'opérer le transfert dans un délai déterminé. Il y a bien deux parties, mais elles ne traiteront pas dans une situation d'égalité. Que se passera-t-il alors si, particulièrement à la veille de l'échéance du délai, aucune des propositions d'acquisition d'une entreprise, ou plusieurs, n'approche la valeur effective ? L'autorité compétente n'aura d'alternative qu'entre violer la loi en ne transférant pas au secteur privé, ou violer la Constitution en transférant à un prix notoirement inférieur à la valeur réelle.
Cela est d'autant plus sérieux que, compte tenu de la nature des entreprises en cause, le nombre des acquéreurs possibles d'un pourcentage sensible des participations est naturellement limité, qu'une entente entre eux leur permettrait aisément d'imposer leurs conditions à un Etat forcé de conclure la vente. L'offre d'actions étant de plus manifestement supérieure à la demande que peut absorber le marché financier français, l'obligation de dénationaliser aura inéluctablement l'un des trois effets suivants : impossibilité de trouver en France acquéreur à un prix normal, ou obligation de céder à un prix inférieur, ou encore cession désirable à des intérêts étrangers.
Certes, on pourrait objecter qu'il ne s'agit là que d'hypothèses, même si elles sont plus que probables. Il reste que la contradiction qui existe entre la certitude du transfert et l'aléa du prix offert est quelque chose d'avéré.
Il eût été loisible au législateur de l'éviter en prévoyant par exemple la détermination, pour chaque entreprise, d'un prix minimum en deçà duquel l'autorité compétente serait fondée à renoncer au transfert. Mais non seulement la loi n'a rien prévu de tel, mais elle l'a formellement exclu en décidant les cessions impératives avant le 1er mars 1991.
L'intention du législateur est d'ailleurs si ferme qu'il a modifié à ce sujet le texte initialement proposé. Là où le projet énonçait « le Gouvernement pourra transférer », la loi adoptée a écrit « sera transférée du secteur public au secteur privé ».
Il ressort donc clairement de ce qui précède qu'il n'y aura de certitude de respecter la Constitution, en ce qui concerne le principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, qu'à condition de pouvoir violer la loi. Il s'agit d'une innovation qui passionnera sans doute les juristes, mais il n'en demeure pas moins que ne saurait être jugée conforme à la Constitution la loi qui impose sa propre violation.
S'agissant en troisième lieu de la compétence pour décider des transferts, les articles 4 et 7 opèrent des distinctions selon les entreprises. C'est ainsi notamment que l'article 7 énonce que doivent être opérés par la loi « les transferts au secteur privé de la propriété : des entreprises dont l'Etat détient directement plus de la moitié du capital social ; des entreprises qui sont entrées dans le secteur public en application d'une disposition législative ». Les autres transferts sont décidés par l'autorité administrative.
Cette disposition n'est manifestement pas conforme à la Constitution en ce qu'elle permet de dessaisir le législateur en méconnaissance des dispositions de l'article 34. Si cet article 7 venait à être promulgé, cela permettrait au Gouvernement dans la majeure partie des cas de choisir lui-même de recourir ou non à la loi. Outre les entreprises dont la nationalisation a résulté d'une loi, relèvent seules de la compétence au Parlement celles dont l'Etat détient directement plus de la moitié du capital social.
Or le caractère direct ou indirect de cette propriété dépend le plus souvent d'une simple décision gouvernementale. Ainsi suffirait-il au pouvoir exécutif d'opérer en deux temps. Dans un premier temps il attribuerait à un de ses établissements publics, par exemple, une partie du capital social d'une entreprise. Puis dans une second temps, constatant que grâce à cette cession l'Etat ne détient plus « directement » la majorité du capital social, l'établissement public ayant une personnalité juridique distincte, le Gouvernement serait en droit de faire l'économie du passage au Parlement. Ce mécanisme, au demeurant fort simple, substituerait donc la volonté du pouvoir exécutif à la compétence de la représentation nationale.
Et il est impossible de remédier à cette inconstitutionnalité par la simple suppression de l'adverbe « directement » dans la mesure où cela ne changerait rien aux conséquences juridiques. De même n'est-il pas possible de déclarer purement et simplement non conforme la phrase en cause dès lors que cela aurait pour effet paradoxal, dont le législateur n'a manifestement pas voulu, de diminuer les hypothèses de compétence législative. Aussi est-ce l'ensemble du paragraphe I de l'article 7 qui doit être déclaré non conforme. Or comme le paragraphe II n'a de sens qu'au vu du paragraphe Ier qu'il vise, c'est l'ensemble de l'article qui est ainsi condamné.
Cela est d'autant plus certain qu'il existe un autre grief d'inconstitutionnalité au sein du second paragraphe de l'article.
Il entend confier à l'autorité administrative le soin d'approuver les transferts autres que ceux pour lesquels une loi est requise.
Mais en ne définissant pas de quelle autorité administrative il s'agit, l'article 7 opère une subdélégation inconstitutionnelle.
Un directeur d'administration centrale, un ministre, le Premier ministre, sont autant d'autorités administratives. Laquelle sera compétente ? Un arrêté ministériel, un arrêté interministériel, un décret simple, un décret en Conseil d'Etat, un décret en conseil des ministres, quelle sera la forme de l'approbation ? Autant de questions auxquelles la loi n'apporte pas de réponse. Et cela est d'autant plus grave que la détermination de l'autorité compétente ne fait même pas partie de l'habilitation donnée à l'article 5, ne figurera même pas dans l'ordonnance à venir, dès lors que le choix de l'autorité compétente ne fait évidemment pas partie, ne peut pas faire partie, des « conditions de délivrance » mentionnées au 2 ° de l'article 5. Au demeurant, même si le Parlement avait habilité le Gouvernement à déterminer par ordonnance l'autorité compétente pour décider des transferts, cela n'aurait pas fait perdre à cette décision le caractère de subdélégation. Mais même cette précaution n'a pas été prise.
Ainsi l'article 7 ne peut-il qu'être déclaré non conforme à la Constitution pour les diverses raisons invoquées ci-dessus. De même et en conséquence doivent être supprimées toutes les références que l'article 5 fait à l'article 7.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les dispositions contestées de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'assurance de notre haute considération.