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Décision n° 85-204 DC du 16 janvier 1986 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant diverses dispositions d'ordre social
Non conformité partielle

Les sénateurs soussignés défèrent en Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61 de la Constitution, la loi portant diverses dispositions d'ordre social, adoptée le 22 décembre 1985.
L'article 9 de la loi déférée au Conseil constitutionnel prévoyant la titularisation comme ministre plénipotentiaire de personnes qui, sans avoir la qualité de fonctionnaire, ont exercé depuis au moins six mois des fonctions d'ambassadeur est contraire à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Cet article dispose que « tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
En application de ce principe, la modalité normale de recrutement des fonctionnaires est, en France, depuis le XIXe siècle, le recrutement par concours ; cette exigence a été réaffirmée à de nombreuses reprises et encore récemment lors du vote des lois dites « Le Pors ». On peut légitimement se demander s'il ne s'agit pas là d'un des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » intégré dans le bloc de constitutionnalité.
Certes, le recrutement par concours a toujours connu quelques exceptions, mais en nombre limité, par la méthode du tour extérieur ; encore faut-il que ces exceptions ne l'emportent pas sur la règle commune, or, en l'espèce, il s'agit de la création d'un troisième tour intérieur pour le même corps de fonctionnaires ; de plus, le bénéfice des autres tours extérieurs est soumis à des conditions soit d'âge, soit d'ancienneté dans l'exercice antérieur de certaines activités qui limitent le caractère discrétionnaire de ce mode exceptionnel de recrutement. D'une certaine façon, ces conditions peuvent répondre : encore que le problème de la constitutionnalité de telles dispositions n'ait jamais été soumis au Conseil constitutionnel : aux exigences de distinction selon les « vertus » et les « talents » des bénéficiaires de ces mesures.
Par ailleurs, certains postes sont, en raison de leur nature même, à la totale discrétion du Gouvernement : celui-ci est libre d'y désigner qui il veut ; la contrepartie d'un tel mode de désignation étant évidemment, par parallélisme, la précarité de la désignation ainsi effectuée.
Or l'article 9 déféré au Conseil constitutionnel établit justement une confusion des genres puisque les conditions de « capacité », de « vertu » et de « talent », seuls fondements légitimes d'une intégration, fût-ce du tour extérieur, dans la fonction publique seraient remplies du seul fait de la désignation discrétionnaire par le Gouvernement aux fonctions d'ambassadeur pendant seulement six mois. C'est dire que l'intégration en qualité de fonctionnaire titulaire dans le cadre des ministres plénipotentiaires de telle ou telle personne relèverait exclusivement du bon plaisir dudit Gouvernement, sans qu'aucune autre condition pouvant limiter ledit bon plaisir ait été posée par le législateur.
Certes, le Conseil constitutionnel a considéré dans sa décision n° 83-153 DC du 14 janvier 1983 que l'article 6 de la Déclaration de 1789 ne s'oppose pas à ce que les règles de recrutement destinées à permettre l'appréciation des aptitudes et des qualités des candidats à l'entrée d'un corps de fonctionnaires soient différenciées pour tenir compte tant de la variété des mérites à prendre en compte que de celle des besoins du service public ; mais il n'y a plus ici aucune règle de recrutement autre que la désignation discrétionnaire par le Gouvernement : ce qui n'est jusqu'ici le cas d'aucun des tours extérieurs existants pour recruter des ministres plénipotentiaires (voir le décret du 6 mai 1969 et la loi du 12 juillet 1983) : et une telle désignation discrétionnaire ne constitue justement pas une « règle » de recrutement. Comme l'a déclaré dans cette même décision le Conseil constitutionnel, le principe de l'égal accès aux emplois publics impose qu'il ne soit tenu compte, pour la nomination de fonctionnaires, que des capacités, vertus et talents : faire du Gouvernement le seul juge de ces qualités, sans aucune autre précision, conduit à lui conférer un pouvoir illimité qui vide de son contenu l'exigence constitutionnelle.
Qui plus est, l'article 9 déféré au Conseil constitutionnel prévoit que les personnes intéressées sont, lors de leur titularisation, reclassées à l'indice auquel elles ont été placées lors de leur affectation comme ambassadeur. Dans la décision précitée du 14 janvier 1983, le Conseil a affirmé l'existence du principe d'égalité dans le déroulement de la carrière des fonctionnaires en précisant que les bénéficiaires de la « 3e voie » de l'ENA devaient commencer leur carrière dans les mêmes conditions que les autres élèves visés de cette école ; or l'article 9 déféré au Conseil constitutionnel a également pour effet de privilégier les bénéficiaires de cette mesure puisque, reclassés à l'indice de leur affectation comme ambassadeur, ils jouissent dès leur entrée dans le corps des ministres plénipotentiaires, et donc dans la suite du déroulement de leur carrière, d'un indice supérieur à celui des candidats ayant accédé à ce même corps par d'autres voies.
Pour ces deux motifs, il est donc demandé au Conseil constitutionnel de déclarer l'inconstitutionnalité de l'article 9 de la loi qui lui est déférée comme non conforme aux exigences posées par l'article 6 de la Déclaration de 1789.