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Décision n° 85-204 DC du 16 janvier 1986 - Saisine par 60 députés

Loi portant diverses dispositions d'ordre social
Non conformité partielle

Nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi portant diverses dispositions d'ordre social afin qu'il se prononce sur la conformité à la Constitution de son article 9.
I : Violation du principe d'égalité de traitement des fonctionnaires publics
L'article 9 de la loi déférée porte doublement atteinte au principe d'égalité de traitement des fonctionnaires, principe qui doit être déduit de l'article 6 de la Déclaration de 1789.
1 ° En premier lieu, il introduit des éléments d'inégalité dans l'accès au corps de ministre plénipotentiaire en décidant l'intégration dans ce corps de personnes qui ne remplissent aucune des conditions pour y entrer et vont venir en concurrence avec les diplomates ayant accédé au corps diplomatique dans les conditions prévues aux articles 19 et suivant de la loi du 11 janvier 1984.
Si, dans sa décision du 14 janvier 1983 (Troisième voie d'accès à l'ENA), le Conseil constitutionnel a décidé que le législateur pouvait déroger au principe d'égalité d'accès, il a pris soin de préciser que les différences ne pouvaient concerner que « l'appréciation des aptitudes et des qualités des candidats ».
En l'espèce, il ne s'agit ni d'aptitudes ni de qualités, mais du désir d'intégrer dans un corps de la haute fonction publique des personnes nommées discrétionnairement alors que l'article 25, alinéa 2, de la loi précitée du 11 janvier 1984, précisait que « l'accès de non-fonctionnaires à ces emplois (ceux pour lesquels la nomination est laissée à la discrétion du Gouvernement) n'entraîne pas leur titularisation dans un corps de l'administration ».
La modification de ce texte, sans le dire et pour un seul corps de fonctionnaires, souligne encore l'atteinte au principe d'égalité.
2 ° Depuis la décision du 15 juillet 1976 (Dossier de fonctionnaires) et celle précitée du 14 janvier 1983, le Conseil constitutionnel reconnaît également la violation du principe d'égalité de traitement lorsque celle-ci porte atteinte au « déroulement de la carrière ». La loi déférée au Conseil en 1983 prévoyait que les fonctionnaires admis à l'ENA au titre de la troisième voie bénéficieraient d'avantages tenant à leur âge pour leur classement hiérarchique. Or, le Conseil a décidé que les dispositions relatives à ce classement n'étaient pas conformes à la Constitution car « elles auraient pour effet, si elles étaient appliquées, de leur (aux fonctionnaires) conférer un privilège méconnaissant les principes proclamés par l'article 6 de la Déclaration de 1789 ».
L'article 9 aboutit au même résultat. Il confère aux personnes privées ayant exercé pendant le court délai de six mois la fonction de chef de mission diplomatique le « privilège » d'être intégrées dans le corps des ministres plénipotentiaires avec un grade et un échelon correspondant au niveau indiciaire qu'elles ont détenu comme ambassadeurs. Ainsi, par rapport aux diplomates recrutés dans les conditions légales, est introduit un élément d'inégalité essentiel dans le déroulement des carrières puisque les intéressés pourront, d'une part, supplanter les diplomates ayant un grade ou un échelon immédiatement inférieur et après une longue carrière, et, d'autre part, venir en concours pour l'avancement avec des diplomates ayant un grade et un échelon équivalent et, bien évidemment, une ancienneté dans le corps sans aucun rapport avec celle des nouveaux intégrés.
Pour toutes ces considérations, l'article 9 porte donc atteinte au principe d'égalité de traitement des fonctionnaires.
II : Détournement de pouvoir
Les commentateurs sont de plus en plus nombreux aujourd'hui à estimer que le corps de doctrine élaboré par le Conseil constitutionnel doit le conduire à reconnaître, comme le Conseil d'Etat, le détournement de pouvoir dans les cas où le législateur utilise son pouvoir dans un but d'intérêt privé (voir par exemple Conseil d'Etat, 5 mars 1954, Demoiselle Soulier, p 139 ; création d'une école et engagement d'une directrice dans le seul intérêt de cette dernière).
En l'espèce, le Gouvernement sur une initiative parlementaire demande au Parlement, à moins de trois mois de la fin de la législature, de voter une loi destinée à garantir la situation de personnes privées désignées comme ambassadeurs depuis 1981.
Derrière la généralité apparente de l'article 9, des noms peuvent être facilement donnés. Comme l'a souligné M Gantier, député, à l'occasion de l'examen en dernière lecture du texte déféré au Conseil constitutionnel et en particulier lors du vote sur son amendement n° 1 tendant à supprimer l'article 9 : " Cet article, voté à l'initiative du groupe socialiste de l'Assemblée, autorise à intégrer dans la fonction de ministre plénipotentiaire un certain nombre d'amis du Gouvernement, nommés chefs de mission diplomatique.
J'ai déjà dit combien une telle disposition était scandaleuse : si scandaleuse, d'ailleurs, qu'au Sénat, aucune voix ne s'est élevée pour la défendre. La plupart de nos collègues de la Haute Assemblée ont voté sa suppression et les sénateurs socialistes eux-mêmes se sont abstenus ayant honte de cet article adopté pourtant par le groupe socialiste de l'Assemblée". (Compte rendu analytique officiel de l'Assemblée nationale, 1re séance du 22 décembre 1985, p 6).
Il convient en outre de souligner que le ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement, appelé à donner l'avis du Gouvernement sur l'amendement n° 1 précité, a apporté une réponse pour le moins ambiguë : « Mon coeur dirait »favorable", ma raison dit « défavorable »." (Compte rendu analytique officiel de l'Assemblée nationale, 1re séance du 22 décembre 1985, p 6).
Le détournement de pouvoir ainsi établi vient d'ailleurs confirmer l'atteinte au principe d'égalité de traitement analysée précédemment.
Par ces motifs, nous demandons au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution l'article 9 de la loi portant diverses dispositions d'ordre social.