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Décision n° 85-197 DC du 23 août 1985 - Saisine par 60 députés

Loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie
Conformité

En application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie.
Premier moyen : sur la procédure Le premier moyen tient à l'utilisation, pour tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel n° 85-196 DC en date du 8 août 1985, de l'article 10, alinéa 2, de la Constitution, et non de l'article 23, premier alinéa, de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Cette ordonnance portant loi organique, liée à l'apparition sous la Ve République d'un réel contrôle de la constitutionnalité des lois, a pourtant notamment pour objet de préciser les incidences sur la promulgation d'une loi de la censure par le Conseil constitutionnel de l'une de ses dispositions.
A : L'ordonnance susmentionnée envisage deux hypothèses, selon que la disposition jugée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel est ou non déclarée par lui inséparable de l'ensemble de la loi.
Dans le cas où le Conseil constitutionnel déclare inséparable de l'ensemble de loi la disposition qu'il a jugée contraire à la Constitution, c'est l'article 22 de l'ordonnance susmentionnée qui s'applique. Cet article 22 dispose que la loi ne peut être promulguée.
Il en va différemment lorsque le Conseil constitutionnel ne déclare pas la disposition contraire à la Constitution inséparable de l'ensemble de la loi.
C'est alors l'article 23 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 qui s'applique. Cet article dispose : « Dans le cas où le Conseil déclare que la loi dont il est saisi contient une disposition contraire à la Constitution sans constater en même temps qu'elle est inséparable de l'ensemble de cette loi, le Président de la République peut soit promulguer la loi à l'exception de cette disposition, soit demander aux chambres une nouvelle lecture » Cet article 23 est parfaitement clair dans sa lettre comme dans son esprit.
Si le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution une disposition d'une loi sans constater en même temps qu'elle est inséparable de l'ensemble, le Président de la République n'a le choix qu'entre deux solutions : Ou bien il doit promulguer la loi à l'exception de la disposition déclarée contraire à la Constitution, quitte à faire déposer par la suite par le Premier ministre un nouveau projet de loi ne comportant que la disposition manquante, mais dans une rédaction nouvelle, cette fois conforme à la Constitution ;
Ou bien il doit demander aux chambres une nouvelle mais unique lecture en vue d'insérer dans la loi aux lieu et place de la disposition censurée par le Conseil constitutionnel, et qui, de ce fait, est réputée inexistante, une disposition nouvelle cette fois conforme à la Constitution.
Le terme de « nouvelle lecture » est en effet employé une fois et une seule dans la Constitution. Il s'agit dans l'article 45, alinéa 4, de la « nouvelle lecture » d'un projet ou d'une proposition de loi après échec de la phase de la commission mixte paritaire.
Ledit article 45, alinéa 4, de la Constitution prévoit en effet qu'« après une nouvelle lecture par l'Assemblée nationale et par le Sénat » le Gouvernement peut « demander à l'Assemblée nationale de statuer définitivement ».
En l'absence de toute référence dans l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique à cet article 45 de la Constitution, « la nouvelle lecture » prévue par l'article 23 de l'ordonnance ne peut pas être assimilée à celle de l'article 45 de la Constitution. Elle ne saurait donc n'être précédée ni de la réunion d'une commission mixte paritaire ni donner accès « au dernier mot » à l'Assemblée nationale.
Au demeurant, l'article 45 de la Constitution ne s'applique qu'aux projets et aux propositions de loi, en aucun cas aux lois déjà adoptées par le Parlement, et les facultés qu'il comporte, de provoquer la réunion d'une commission mixte paritaire, puis, après une nouvelle lecture par l'Assemblée nationale et par le Sénat, de demander à l'Assemblée nationale de statuer définitivement, n'y sont respectivement accordées qu'au Premier ministre et au Gouvernement, en aucun cas au Président de la République.
L'article 23 de l'ordonnance portant loi organique ouvre donc au Président de la République une faculté de rectification mais qui suppose, à l'issue d'une nouvelle et unique lecture, l'accord des deux chambres composant le Parlement. Si cet accord des deux chambres n'est pas, alors, réalisé, l'utilisation de l'article 23 n'entraîne pas pour autant de blocage puisque le Président de la République peut alors demander au Premier ministre de présenter un nouveau projet de loi.
B : Pourtant, le Président de la République n'a pas finalement demandé « aux chambres une nouvelle lecture » conformément à l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique. Il a demandé « au Parlement une nouvelle délibération de la loi » conformément au deuxième alinéa de l'article 10 de la Constitution.
L'utilisation dans le cas considéré de ce second alinéa de l'article 10 de la Constitution constitue un détournement de procédure caractérisé.
En effet, le droit qui est reconnu au Président de la République dans le délai qui lui est imparti pour la promulgation de « demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi » constitue une prérogative traditionnelle en régime parlementaire.
Elle permet au Chef de l'Etat, qui est lié par le devoir de promulgation, d'y surseoir et de demander au Parlement une nouvelle délibération d'une loi que ce dernier a votée.
Dans l'esprit de la Constitution, il est clair qu'il s'agit, pour le Président de la République, non pas d'intervenir dans la procédure parlementaire, mais seulement d'inviter le Parlement, par un acte solennel, à reconsidérer une loi sur laquelle le Président de la République a une opinion défavorable.
Le caractère conflictuel de cette situation ressort à l'évidence de la dernière phrase du second alinéa de l'article 10 de la Constitution, lequel précise : « Cette nouvelle délibération ne peut pas être refusée » L'usage fait de cet article 10 dans le cas présent est d'une toute autre nature. Il ne s'agit nullement de demander au Parlement de réexaminer une loi qu'il a votée et sur laquelle le Président de la République veut alerter son jugement, mais de demander au Parlement de réexaminer une loi qui a le plein agrément du Président de la République mais dont une disposition, au demeurant essentielle, a été déclarée par le Conseil constitutionnel contraire à la Constitution.
Si cette demande de nouvelle délibération d'une loi peut même, à la limite, être de nature, dans certaines circonstances, à prévenir un recours au Conseil constitutionnel, ou encore s'appliquer à une loi dont le Conseil constitutionnel a été saisi mais dont il a déclaré l'ensemble des dispositions conforme à la Constitution, cette prérogative présidentielle ne saurait, sans être dénaturée ni détournée de son objet, être utilisée dès lors que le Conseil constitutionnel a déclaré une disposition de la loi contraire à la Constitution : c'est alors soit l'article 22, soit l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique qui, selon que ladite disposition a été déclarée inséparable ou non de l'ensemble de la loi, seul, doit s'appliquer.
C : En l'occurrence, cette demande de nouvelle délibération, qui ne peut se dérouler que dans les mêmes conditions que la délibération précédente, n'avait pas d'autre but que d'échapper aux contraintes de la procédure normale.
La procédure normale, c'était la nouvelle lecture prévue par l'article 23, premier alinéa de l'ordonnance portant loi organique mais elle avait toute chance de se solder par un échec. Le Gouvernement aurait alors été conduit à la présentation d'un nouveau projet de loi, lequel aurait dû, avant d'être présenté au Parlement, être soumis à l'avis du Conseil d'Etat, puis à une délibération en conseil des ministres, enfin à la consultation de l'Assemblée territoriale de Nouvelle-Calédonie, prévue par l'article 74 de la Constitution.
L'utilisation de l'article 10 de la Constitution au lieu de l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique n'avait d'autre but que de permettre et a effectivement permis de s'affranchir de l'ensemble de ces obligations.
L'utilisation de l'article 10 de la Constitution au lieu de l'article 23 de la loi organique n'avait d'autre but que de permettre et a effectivement permis de provoquer en outre la réunion d'une commission mixte paritaire puis, après une nouvelle lecture par l'Assemblée nationale et par le Sénat, de demander à l'Assemblée nationale de statuer définitivement.
Mais l'utilisation de l'article 10 de la Constitution au lieu de l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique a en revanche obligé le Président de la République à soumettre à la nouvelle délibération du Parlement l'ensemble de la loi, telle qu'elle avait été adoptée par ce dernier, y compris par conséquent l'alinéa 2 de l'article 4, bien qu'il ait été déclaré par le Conseil constitutionnel contraire à la Constitution et qui ne pouvait de ce fait figurer dans un document officiel distribué aux membres du Parlement pour qu'ils en délibèrent. Il en eût été d'ailleurs de même si le Président de la République n'avait soumis à la nouvelle délibération du Parlement que le seul article 4 dans sa rédaction adoptée lors de la précédente délibération.
Ainsi, pour se placer dans les conditions de l'article 10 qu'il avait décidé d'utiliser, le Président de la République, avec le contreseing du Premier ministre, a méconnu les dispositions de la seconde phrase du second alinéa de l'article 62 de la Constitution, laquelle précise que les décisions du Conseil constitutionnel « s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
Cette violation de l'article 62 de la Constitution confirme bien que ce n'est pas l'article 10 de la Constitution qui pouvait être appliqué mais seulement l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique.
Dans le cas présent et pour toutes les raisons ci-dessus exposées, l'utilisation de l'article 10 de la Constitution aux lieu et place de l'article 23 de l'ordonnance portant loi organique constitue donc bien un détournement de procédure constitutionnelle.
Au-delà du problème de la procédure selon laquelle a été votée la loi en cause, ce détournement risque, en dénaturant les relations entre le Président de la République et le Parlement, d'aboutir à des situations de blocage institutionnel. Il risque en outre de conférer au Chef de l'Etat un pouvoir d'appréciation des décisions du Conseil constitutionnel.
En conséquence, les requérants concluent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de le reconnaître et de déclarer non conforme à la Constitution l'ensemble de la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie.
Deuxième moyen : sur l'article 4, deuxième alinéa A : Dans sa décision n° 85-196 DC du 8 août 1985, le Conseil constitutionnel a déclaré que « le congrès, dont le rôle comme organe délibérant d'un territoire d'outre-mer ne se limite pas à la simple administration de ce territoire doit, pour être représentatif du territoire et de ses habitants dans le respect de l'article 3 de la Constitution, être élu sur des bases essentiellement démographiques ».
Il a ainsi posé un principe.
Il a défini ensuite les deux critères qui devraient présider à la nouvelle attribution des sièges des conseils de région. Le premier critère est un critère démographique mais le conseil a précisé qu'« il ne s'ensuit pas que cette représentation doive être nécessairement proportionnelle à la population de chaque région ». Il n'a pas exclu en outre, c'est le second critère, qu'il puisse être tenu compte d'autres « impératifs d'intérêt général ».
Il a toutefois précisé que la correction par rapport à la simple proportionnalité avec la population de chaque région ainsi que la prise en compte d'impératifs d'intérêt général ne peuvent cependant intervenir que « dans une mesure limitée ».
Le Conseil constitutionnel a enfin déclaré que cette « mesure limitée » avait été « manifestement dépassée ».
B : Le Gouvernement aurait donc dû d'abord rechercher quelles seraient les conséquences sur l'attribution des sièges des conseils de région de l'application d'une simple proportionnalité en fonction de la population de chaque région.
Il aurait dû ensuite définir quelle était la « mesure limitée » dans laquelle il pouvait apporter des correctifs à cette simple proportionnalité, par exemple pour compenser, comme il le souhaitait lui-même, un certain déséquilibre entre la région de Nouméa et le reste du territoire. Il aurait pu enfin faire alors intervenir la considération « d'autres impératifs d'intérêt général ».
Or, il ressort du texte qu'il a proposé par voie d'amendement à l'Assemblée nationale, et que cette dernière a adopté, comme des commentaires auxquels s'est livré pendant le débat le ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie, que le Gouvernement n'a nullement procédé à cette analyse de la décision du Conseil constitutionnel. Il s'est contenté d'apporter une modification ponctuelle à « l'énoncé des nombres » de sièges des conseils de région qui constitue l'alinéa 2 de l'article 4 qui a été déclaré par le Conseil constitutionnel contraire à la Constitution.
La nouvelle attribution des sièges aux différentes régions adoptée à l'issue de la deuxième délibération est d'ailleurs très peu différente de celle qui avait été ainsi déclarée contraire à la Constitution. Seul est modifié le nombre de sièges de la région Sud qui est porté de dix-huit à vingt et un. On constate d'abord que méconnaissant les précisions fournies par le Conseil constitutionnel, la moyenne d'habitants par siège n'est pas modifiée dans trois régions sur quatre, à savoir : Iles Loyauté : 2215 habitants ; région Nord : 2390 habitants ; région Centre : 2583 habitants.
On constate ensuite que seule est modifiée la moyenne de la région Sud qui passe de 4728 à 4052 habitants.
L'ensemble comporte deux effets manifestement contraires aux indications fournies par le Conseil constitutionnel. On continue à appliquer à des régions de caractère identique, celle des îles Loyauté, celle du Nord et celle du Centre, des quotients démographiques différents. Quant au quotient démographique de la région de Nouméa, il est encore de 82 p 100 supérieur au quotient démographique de la région des îles Loyauté, ce qui excède, à l'évidence, la « mesure limitée » qu'exige le Conseil constitutionnel.
Le Gouvernement n'a donc pas respecté les considérants du Conseil constitutionnel pour déterminer le nombre des sièges des conseils de région. Il n'en déduit aucune méthode de calcul pour l'attribution de ces sièges. Il en résulte que le nouvel « énoncé des nombres » par région, qu'il a proposé au Parlement et qui a été adopté une fois encore par la seule Assemblée nationale, ne respecte pas la « mesure limitée » exigée par le Conseil constitutionnel. Les débats devant le Sénat ont montré qu'il était parfaitement possible de s'inspirer rigoureusement des considérants de la décision DC 85-196 du 8 août 1985 et que cela conduisait, bien entendu, à des résultats complètement différents.
C'est pour ces motifs que les requérants concluent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de déclarer le deuxième alinéa de l'article 4 non conforme à la Constitution.