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Décision n° 85-196 DC du 8 août 1985 - Saisine par 60 députés

Loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie
Non conformité partielle

I : SAISINE DEPUTES Les députés soussignés défèrent à la censure du Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61 modifié de la Constitution, la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie, adoptée définitivement par l'Assemblée nationale en sa séance du 26 juillet 1985.
Le recours est fondé sur les moyens ci-après.
I : Premier moyen pris de la violation de l'article 74 de la Constitution En ce que la délibération de la loi a commencé à l'Assemblée nationale, en séance publique, le 29 mai 1985, et n'a pu connaître à cette date l'avis de l'Assemblée territoriale que cette assemblée, saisie du projet de loi par le haut-commissaire le 2 mai 1985, a émis, avant le terme du délai légal, le 31 mai 1985, Alors que l'organisation particulière d'un territoire d'outre-mer est définie et modifiée par la loi après consultation de l'Assemblée territoriale intéressée.
II : Second moyen pris de la violation des articles 2, 34 et 72 de la Constitution En ce que la loi déférée supprime le gouvernement territorial et fait entrer dans le domaine de la loi des matières appartenant jusqu'alors à la compétence territoriale, Alors que selon l'article 72 les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus, que le délégué du Gouvernement est chargé uniquement des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois, et que le principe d'égalité, posé par l'article 2 et applicable entre personnes de droit public, ne peut souffrir qu'une collectivité soit seule à être dépourvue d'une autorité exécutive dans le domaine de la compétence territoriale.
Discussion La loi du 6 septembre 1984, achevant l'évolution entreprise par les lois précédentes, a institué un gouvernement du territoire, qui procède de l'Assemblée territoriale et qui devrait exercer le pouvoir exécutif dans les affaires qui entrent dans le domaine de la compétence territoriale.
Une telle organisation porte, à ses conséquences les plus étendues, ce qui est désormais le droit commun des collectivités territoriales, surtout depuis qu'est entrée en vigueur la loi du 2 mars 1982. Désormais les délibérations de toutes les assemblées des collectivités territoriales sont préparées et exécutées par un exécutif issu de l'assemblée elle-même. Le représentant de l'Etat n'est plus l'exécutif départemental, ni régional.
Il faut considérer que seule une organisation de ce type, quelles que soient les variantes dont elle est susceptible, répond à la notion de libre administration des collectivités territoriales telle que l'énonce l'article 72 de la Constitution. La libre administration ne comprend pas seulement la délibération qui, selon la loi de pluviôse, est le fait de plusieurs, elle comprend aussi et non moins nécessairement l'action, l'exécution.
Il convient de remarquer, et la remarque va dans le même sens, que la définition du rôle du délégué du Gouvernement dans les départements et dans les territoires, définition reprise en substance de la Constitution du 27 octobre 1946, est pleinement cohérente avec cette notion d'administration.
Le délégué du Gouvernement est chargé des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois. Nulle part n'apparaît qu'il puisse être aussi l'exécutif d'une collectivité territoriale.
Or la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie supprime le gouvernement du territoire. Elle restaure le régime colonial, caractérisé par l'existence d'un gouverneur, exécutif de la colonie, qui est assisté d'un conseil privé. Telle est l'organisation définie aux articles 15 et 16 de la loi.
Une pareille évolution régressive : car c'est de cela qu'il s'agit : est incompatible à l'évidence avec la Constitution. Elle méconnaît le principe de libre administration (art 72).
Dès les lendemains des élections législatives de 1981, le Gouvernement a révélé son intention de favoriser l'accession à l'indépendance du territoire de la Nouvelle-Calédonie et il encourage les entreprises des formations indépendantistes les plus outrancières. Un nouveau haut-commissaire, qui était un député en mission, a été nommé, avec instruction de casser la majorité de l'Assemblée territoriale qui soutenait un gouvernement territorial attaché au maintien du territoire dans la République française.
Il importe de rappeler que toutes les consultations électorales organisées depuis 1974 avaient exprimé une opposition grandissante de la population calédonienne au mouvement indépendantiste.
Les élections territoriales du 18 novembre, malgré les perturbations, très significatives, des indépendantistes, ont confirmé les scrutins précédents et ont renforcé la représentation de la principale formation patriote. Le gouvernement élu par l'Assemblée territoriale, dont le président est le sénateur Dick Ukeiwé, a été à l'image de l'assemblée.
Le vice-président du précédent Conseil de gouvernement, qui perdait légalement le pouvoir, est entré en dissidence et a constitué un gouvernement insurrectionnel de fait, le Gouvernement de la République, loin de saisir la justice répressive de faits évidemment criminels, a encouragé le mouvement insurrectionnel et, dédaigneux du gouvernement légal du territoire, s'est ingénié à priver ce dernier des moyens d'action que la loi récemment votée lui reconnaissait.
Sa politique ayant été désavouée par une consultation régulière de la population du territoire, le Gouvernement de la République a tendu, par le texte soumis à la censure du Conseil constitutionnel, de réformer à son goût l'expression de la volonté de la population calédonienne.
Tel est l'objet de la prétendue réforme.
Elle procède d'un double mouvement.
La loi modifie l'organisation du territoire, dont elle fait une sorte de fédération de quatre régions. Les régions seraient administrées par des conseils de région élus au suffrage universel direct. Le territoire aurait comme assemblée délibérante un congrès, formé par la réunion des membres des conseils des quatre régions.
Par un découpage auquel le Gouvernement n'a pu avancer aucune justification rationnelle, le Gouvernement a voulu constituer des régions composées en majorité de Mélanésiens, estimés par lui indépendantistes. Il a « soufflé » le nombre des conseillers composant les conseils de ces régions et minoré la répartition de région de Nouméa, dont la majorité de la population n'est pas mélanésienne et s'est prononcée à tous les scrutins contre l'indépendance.
Quelques chiffres illustrent ces propositions.
L'inégalité dans la répartition des conseillers s'observe si l'on prend en considération le nombre des électeurs inscrits et la population de chaque région.

A : Par rapport aux électeurs inscrits En novembre 1984 le nombre total des électeurs inscrits s'élevait à 83893, soit pour 42 sièges un quotient de 1997.
En application de ce quotient, la répartition la plus juste devrait être la suivante : Région Nord : 14013 électeurs inscrits, soit sept sièges ;
Région Centre : 13578 électeurs inscrits soit sept sièges ;
Région Sud : 45523 électeurs inscrits, soit près de vingt-trois sièges ;
Région des îles Loyauté : 10782 électeurs inscrits, soit cinq sièges.
Ces résultats sont manifestement très éloignés de la répartition prévue par l'article 3 de la loi et l'inégalité constatée est substantielle puisqu'elle prive la région de Nouméa de cinq sièges.
On peut rappeler que ce système inégalitaire n'existait pas avant la loi de septembre 1984, comme le prouvent les tableaux ci-après relatifs à la répartition des sièges en 1977 et 1979 : CIRCONSCRIPTIONS 1977 :
================================= :
Sud
: :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 30100 : 16 : 1881 : =================================
================================= :
Ouest : :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 13130 :
7 : 1875 : =================================
================================= :
Est
: :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 12313 :
7 : 1759 : =================================
================================= : Iles Loyauté
: :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 9935 :
5 : 1987 : =================================
================================= :
Total : :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 65478 : 35 : 1870 : ================================= CIRCONSCRIPTIONS 1979 :
================================= :
Sud
: :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 33031 : 17 : 1943 : =================================
================================= :
Ouest : :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 13528 :
7 : 1932 : =================================
================================= :
Est
: :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 13303 :
7 : 1900 : =================================
================================= : Iles Loyauté
: :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 9605 :
5 : 1921 : =================================
================================= :
Total : :-------------------------------: : INSCRITS : SIEGES : QUOTIENT : :----------:--------:-----------: : 69467 : 36 : 1929 : ================================= B : Par rapport à la population de chaque région
la répartition prévue par la loi est tout aussi inégalitaire
Pour une population totale de 145458 habitants, le quotient étant de 3463 habitants par conseiller, la répartition devrait être la suivante :
Région Nord : 21602 habitants, soit six sièges ;
Région Centre : 23248 habitants, soit sept sièges ;
Région Sud : 85098 habitants, soit vingt-quatre sièges ;
Région des îles Loyauté : 15510 habitants, soit cinq sièges.
Si l'on compare pour chaque région le nombre d'habitants par siège tel qu'il résulte de la loi, on obtient :
Région Nord : 2400 habitants par siège ;
Région Centre : 2583 habitants par siège ;
Région Sud : 4727 habitants par siège ;
Région des îles Loyauté : 2215 habitants par siège.
Le lieu d'habitation, de même que les différences géographiques ou économiques ne sauraient motiver une discrimination telle qu'elle donne à certains un droit de vote ayant une valeur double de celui qui est accordé aux électeurs d'une autre région.
La finalité de la loi doit être de représenter l'ensemble de la population calédonienne au sein des régions et du congrès et non pas de privilégier la représentation d'une ethnie par rapport à une autre.
C : Répartition de chaque ethnie entre les différentes régions
On constate que les régions Nord, Centre et îles Loyauté sont à très forte prédominance mélanésienne comme l'indique les chiffres suivants :
Région Nord : 74,03 p 100 de population mélanésienne ;
Région Centre : 60,68 p 100 de population mélanésienne ;
Région des îles Loyauté : 97,70 p 100 de population mélanésienne ;
Région Sud : 19,52 p 100 de population mélanésienne .
Mais aussi, c'est à Nouméa et sans proche banlieue que le caractère multiracial de la Nouvelle-Calédonie est le mieux marqué (2718 Indonésiens, 2839 Polynésiens, 5480 Wallisiens, 1933 Vietnamiens, 666 Vanuatais, selon les chiffres du recensement de 1984).
Le dispositif qui résulte des articles 2 à 5 de la loi est manifestement contraire aux principes les plus fondamentaux de la Constitution.
Par la sur-représentation de certaines régions et la représentation minorée d'une autre, la loi méconnaît l'égalité du suffrage (art 3, alinéa 3).
Sans doute répondra-t-on qu'il est en métropole des départements sur-représentés par rapport à la population. Mais les situations ne sont pas les mêmes. La sur-représentation en métropole est la conséquence d'un découpage départemental datant désormais de près de deux siècles et du principe que tout département doit élire au minimum deux députés.
En la cause, le Gouvernement et la majorité parlementaire ont cherché a créer volontairement ce que les Britanniques du siècle passé eussent dénommé des « Comtés pourris ».
Plus grave encore est la méconnaissance par le texte du principe d'égalité devant la loi sans distinction d'origine, de race ou de religion (art 2, alinéa 1er). Afin de favoriser l'ethnie dans laquelle se recrutent les indépendantistes, la loi a augmenté sa représentation par le mécanisme décrit ci-dessus et minoré en conséquence la représentation des autres.
On est en présence du type même de la discrimination raciale, toujours condamnable. Il importe peu qu'elle profite aux Mélanésiens et qu'elle nuise aux Européens. Elle nuit du reste tout autant aux Polynésiens et aux Asiatiques, également attachés à la souveraineté de la France.
Le Conseil constitutionnel ne saurait estimer une pareille discrimation conforme à la Constitution.
Par ces moyens et tous autres à suppléer ou à déduire, même d'office, les soussignés concluent qu'il plaise au Conseil constitutionnel : : déclarer les articles 3, 3 bis, 15 et 16 de la loi non conformes à la Constitution ;
: constater que lesdits articles sont inséparables de l'ensemble de la loi.