Décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985 - Saisine par 60 sénateurs
Conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les sénateurs soussignés défèrent à l'examen du Conseil constitutionnel la loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie.
La requête se fonde sur les moyens suivants : Ier moyen : En l'état du droit positif, la loi prorogeant l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, pour porter une atteinte exceptionnelle aux libertés doit se fonder sur la Constitution.
On ne peut invoquer une loi antérieure pour fonder cette compétence, car il s'agit de lois ordinaires qui ne lient pas le législateur, ni le justifient à agir. On peut invoquer en ce sens la décision du 27 juillet 1982 relative à la loi sur la planification, dans laquelle le Conseil a marqué que le législateur ne pouvait à l'avance définir une procédure que devrait suivre le futur législateur. Seul le constituant peut le faire.
Donc le législateur ne peut porter d'atteintes, même exceptionnelles et temporaires, aux libertés constitutionnelles que dans les cas prévus par la Constitution.
Or, la Constitution prévoit exclusivement l'état de siège (article 36).
La loi déférée n'entre pas dans cette catégorie juridique.
II : L'état d'urgence procède de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, modifiée par la loi n° 55-1080 du 7 août 1955 et par l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960.
L'article 1er de la loi du 3 avril 1955 précise que l'état d'urgence « peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, de l'Algérie ou des départements d'outre-mer ».
Les territoires d'outre-mer étaient donc expressément exclus du champ d'application de la loi précitée, et ce en vertu de l'article 7, alinéas 1 et 2 de la Constitution en vigueur qui précisaient que :
« Dans les territoires d'outre-mer, le pouvoir législatif appartient au Parlement en ce qui concerne la législation criminelle, le régime des libertés publiques et l'organisation politique et administrative.
»En toute autres matières, la loi française n'est applicable dans les territoires d'outre-mer que par disposition expresse ou si elle a été étendue par décret aux territoires d'outre-mer après avis de l'Union." Au demeurant, l'ordonnance du 15 avril 1960 a confirmé le caractère limitatif des dispositions de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955 :
: d'une part, en ce que l'article 1er de ladite ordonnance ne modifie pas l'article 1er de la loi du 3 avril 1955 ;
: d'autre part, en ce que l'expression « circonscriptions territoriales » employée à l'article 1er de l'ordonnance doit être entendue comme une formulation recouvrant les zones d'application de l'état d'urgence prévues à l'article 1er de la loi du 3 avril 1955.
Les conséquences qui découlent de l'état d'urgence portent atteinte aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Il en résulte que l'extension de l'état d'urgence aux territoires d'outre-mer ne saurait procéder de l'extrapolation de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, mais nécessite, en vertu de l'article 34 de la Constitution, le vote de dispositions législatives adéquates.
Le Gouvernement ne saurait donc demander la prorogation de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie en se référant, comme il le fait, à la loi du 3 avril 1955 modifiée.
Il aurait dû, pour parvenir au but qu'il recherchait, demander au Parlement en même temps que la prorogation de l'état d'urgence, la modification de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, adaptant les attributions découlant de la déclaration de l'état d'urgence à l'organisation particulière des TOM.
Or cette adaptation qui relève nécessairement de la loi ne figure pas dans le texte voté par le Parlement ; en effet, cette adaptation a pris la forme d'un décret en date du 14 janvier 1985, décret par ailleurs postérieur à la déclaration de l'état d'urgence.
III : L'article 7 de la loi du 3 avril 1955 prévoit que les personnes qui font l'objet d'une mesure prise en application de l'état d'urgence peuvent demander le retrait de cette mesure à une commission consultative. Ce même article 7 dispose aussi que la composition, le mode de désignation et les conditions de fonctionnement de cette commission seront fixés par un règlement d'administration publique.
C'est ainsi que le décret n° 85-46 du 14 janvier 1985 précise les conditions de création de la commission consultative en Nouvelle-Calédonie.
S'agissant de la composition du mode de désignation et des conditions de fonctionnement d'une telle commission dans un territoire d'outre-mer, il était nécessaire de se référer à l'article 74 de la Constitution qui prévoit que les territoires d'outre-mer ont une organisation particulière qui est définie et modifiée par la loi après consultation de l'Assemblée territoriale intéressée.
Or, force est de constater que l'article 74 de la Constitution n'a pas été respecté sur deux points :
: d'une part, la création de la commission consultative trouve son origine dans un décret et non pas dans une loi ;
: d'autre part, la publication du décret précité ne fut pas précédée de la consultation préalable de l'Assemblée territoriale.
Il apparaît, en effet, que les seuls contacts engagés entre les pouvoirs publics et l'Assemblée territoriale à l'occasion de la création de la commission si limitèrent à la notification par le haut-commissaire du décret précité au président de l'Assemblée territoriale afin que celui-ci veuille bien désigner les deux membres de l'Assemblée territoriale amenés à siéger au sein de la commission.
Or, il ressort des décisions n° 80-122 DC du 22 juillet 1980, 80-129 DC des 30 et 31 octobre 1981 et 81-131 du 16 décembre 1981 du Conseil constitutionnel que les dispositions touchant à l'organisation des territoires d'outre-mer au sens de l'article 74 de la Constitution doivent faire l'objet d'une loi et être soumises préalablement à la consultation des assemblées territoriales intéressées.
Le respect de l'article 74 de la Constitution aurait donc voulu que le Gouvernement, après consultation de l'Assemblée territoriale de Nouvelle-Calédonie, inclue, dans la présente loi déférée au Conseil constitutionnel, un article portant création de la commission consultative prévue à l'article 7 de la loi du 3 avril 1955, laquelle création constitue un élément de l'organisation particulière du territoire.
IV : Le non-respect de la procédure indiquée à l'article 74 de la Constitution n'est pas le seul motif d'inconstitutionnalité de la commission consultative.
Il ressort en effet des décisions n° 76-88 L du 3 mars 1976 et 77-98 L du 27 avril 1977 du Conseil constitutionnel que les règles de composition des organismes de nature administrative susceptibles d'émettre des avis concernant l'exercice des libertés publiques fondamentales relèvent du domaine réservé à la loi par la Constitution.
La commission consultative répondant à une telle définition, on doit voir là une deuxième raison pour laquelle le Gouvernement aurait dû inclure dans la loi de prorogation de l'état d'urgence un article portant création d'une telle commission.
V : Les articles 6 et 9 de la loi du 3 avril 1955 donnent au ministre de l'intérieur le pouvoir de prononcer l'assignation à résidence ou de se faire remettre les armes de première, quatrième et cinquième catégorie, ainsi que les munitions correspondantes, détenues par les citoyens concernés par l'état d'urgence.
Le décret n° 85-46 du 14 janvier 1985 permet au haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie d'exercer les attributions confiées au ministre de l'intérieur par la loi du 3 avril 1955.
Ces attributions sont à compter au nombre de celles qui sont de nature à porter atteinte à l'exercice des libertés publiques et relèvent de ce fait du domaine de la loi.
Il s'ensuit qu'un décret ne saurait transférer de telles attributions à un titulaire autre que celui que la loi a expressément prévu.
Le respect de l'article 34 de la Constitution exigeait donc que la loi de prorogation de l'état d'urgence comporte un article transférant au haut-commissaire les pouvoirs confiés au ministre de l'intérieur par la loi du 3 avril 1955.