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Décision n° 84-184 DC du 29 décembre 1984 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de finances pour 1985
Non conformité partielle

CINQUIEME SAISINE SENATEURS
Recours constitutionnel concernant l'article 86
Aux termes de l'article 47 de la Constitution de 1958, la loi de finances « fixe les ressources (et les charges) d'un exercice » ; elle doit être votée dans les conditions prévues par l'ordonnance 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances.
En vertu de l'article 2 de cette ordonnance l'ensemble des ressources de l'Etat doit être prévu et autorisé, pour chaque année civile, par la loi de finances de l'année, seules des lois de finances rectificatives pouvant, en cours d'année (c'est-à-dire avant le début de l'année suivante), modifier les dispositions de la loi de finances de l'année, laquelle doit être promulguée avant le début de l'exercice (art 47 (alinéa 4) de la Constitution).
Enfin l'article 4 de l'ordonnance précitée prévoit que l'autorisation de percevoir les impôts est annuelle et que le rendement des impôts dont le produit est affecté à l'Etat est évalué par les lois de finances.
Il résulte de l'ensemble de ces dispositions qu'une loi de finances de l'année ne peut compléter les ressources de l'Etat au titre d'un exercice (c'est-à-dire d'une année civile) précédant celui au titre duquel elle intervient.
Tel est pourtant bien l'objet et l'effet de l'article 6 de la loi de finances pour 1985 en tant qu'il prétend compléter, à titre interprétatif (c'est-à-dire pour le passé), l'article 39 du CGI relatif à l'assiette de l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux.
Ce principe est traditionnellement rappelé dans l'article 1er des lois de finances de l'année : celui de la loi de finances pour 1985 prévoit : « II : 1 Lorsqu'elles ne comportent pas de date d'application, les dispositions de la loi de finances qui concernent l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés s'appliquent, pour la première fois, pour l'établissement de l'impôt sur le revenu dû au titre de l'année 1984 et, en matière d'impôt sur les sociétés aux bénéfices des exercices clos à compter du 31 décembre 1984 ».
Le recouvrement des impositions établies au titre d'exercices antérieurs est poursuivi sur le seul fondement de la loi de finances qui a créé ces impôts ou les a maintenus au titre desdits exercices, et non sur le fondement de la loi de finances de l'année au cours de laquelle l'action en recouvrement est engagée : (ainsi l'absence de promulgation de la loi de finances pour 1985 ne ferait-elle pas obstacle à ce que soit poursuivi le recouvrement des impositions établies au titre des exercices antérieurs à 1984). C'est qu'en effet les encaissements seraient effectués au cours d'une même année : l'article 35 de l'ordonnance précitée fait obligation aux lois de règlement de distinguer les encaissements en fonction des années « auxquelles ils se rapportent ».
En modifiant rétroactivement l'assiette des impôts établis (ou à établir dans le cadre de procédure de redressement) au titre d'années antérieures, le législateur créerait donc une ressource de l'Etat pour une année civile autre que l'année 1985 : les redressements dont le bien-fondé résulterait de cette disposition interprétative seraient bien classés dans la loi de règlement parmi les encaissements de recettes définitives se rapportant à une année antérieure.
Par suite, la disposition litigieuse est contraire à l'article 47 de la Constitution et à la loi organique précitée. Il paraît impossible de disjoindre la seule phrase relative au caractère interprétatif de la disposition dès lors que, comme le montre le débat législatif, l'intention principale des auteurs de l'article a été de contrer une jurisprudence du Conseil d'Etat et de faire obstacle à l'intervention d'autres arrêts accordant des dégrèvements au titre d'exercices passés.
La pratique des modifications rétroactives de l'assiette d'impositions établies ou à établir au titre de faits générateurs anciens est au surplus contraire à la sécurité juridique qui fonde le droit des personnes dans une démocratie : des successions ont pu être liquidées, des transferts d'entreprise effectués, de nombreux actes civils ou commerciaux effectués en considérant légitimement que les obligations fiscales avaient été remplies sur le fondement des textes applicables. L'établissement d'un impôt rétroactif est ainsi contraire à une liberté publique fondamentale, celle de pouvoir déterminer ses actes en fonction d'un état de droit.
C'est donc en considérant que la procédure utilisée par le Gouvernement pour faire adopter par le Parlement les dispositions objet de l'article 86 n'est pas conforme aux dispositions de l'article 47 de la Constitution et des articles 2 et 4 de la loi organique relative aux lois de finances, que les sénateurs soussignés vous demandent, monsieur le Président, messieurs les membres du Conseil constitutionnel, de déclarer que l'article 86 de la loi de finances pour 1985 n'est pas conforme à la Constitution.