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Décision n° 84-179 DC du 12 septembre 1984 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public
Conformité

Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public définitivement adoptée le 29 août 1984 et demandent à la haute juridiction de déclarer que cette loi, dans plusieurs de ses articles, est contraire à la Constitution ainsi d'ailleurs que la loi organique relative à la limite d'âge des magistrats hors hiérarchie de la Cour de cassation qui vise aux mêmes fins et dont le Conseil constitutionnel sera automatiquement saisi en application de l'article 61, premier alinéa.
Premier moyen
En instituant trois régimes différents de mise à la retraite pour les fonctionnaires concernés, l'article 2 de la présente loi, ainsi d'ailleurs que l'article 2 de la loi organique relative à la limite d'âge des magistrats hors hiérarchie de la Cour de cassation ne sont pas conformes à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui proclame que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Ce principe a été confirmé par l'article 2 de la Constitution de 1958 qui dispose que « la France assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens ».
C'est à plusieurs reprises que le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle du principe de l'égalité de tous les citoyens devant la loi. Le Conseil constitutionnel a même précisé la portée de ce principe en considérant qu'il ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes.
Mais il ne peut en être ainsi que « lorsque cette non-identité est justifiée par la différence de situation et n'est pas incompatible avec la finalité de la loi ». (Décision du 16 janvier 1982).
Compte tenu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les sénateurs soussignés estiment que les trois régimes différents prévus par la loi objet du recours et par la loi organique précitée dont le Conseil constitutionnel sera également saisi en application de l'article 61, premier alinéa, instituent une discrimination en contradiction avec le principe de l'égalité de tous devant la loi.
Dans son article 2, la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public dispose que la limite d'âge des fonctionnaires civils de l'Etat sera fixée à soixante-cinq ans dès le 1er janvier 1986.
Par exception, l'article 5 de cette même loi dispose que les professeurs de l'enseignement supérieur et les directeurs de recherche ou personnels assimilés verront leur limite d'âge abaissée par palier pour ne rejoindre le régime de droit commun qu'au 1er janvier 1988.
La loi relative à la limite d'âge des magistrats hors hiérarchie de la Cour de cassation dispose, quant à elle, que les magistrats hors hiérarchie de la haute juridiction judiciaire bénéficieront d'un régime transitoire plus avantageux puisque la fixation à soixante-cinq ans de leur limite d'âge de retraite n'interviendrait qu'au 1er janvier 1989.
Aucune raison n'est avancée pour justifier les discriminations qui s'établissent dans les deux textes visés alors même que ceux-ci n'ont d'autre but que de réduire les plus hauts magistrats et les plus hauts fonctionnaires à la loi commune en matière de limite d'âge d'activité.
Plus spécialement, les dispositions susmentionnées contreviennent au principe de l'égalité de traitement dans le déroulement de la carrière des fonctionnaires, récemment affirmée par la décision du Conseil constitutionnel en date du 19 janvier 1983 concernant la troisième voie d'accès aux grands corps recrutés par l'Ecole nationale d'administration.
Pour les sénateurs soussignés, les dispositions en cause auraient pour effet de privilégier certains fonctionnaires par rapport à d'autres sans que cette différence de traitement s'explique par une quelconque différence de situation qui justifierait alors que la loi établisse des règles non identiques à l'égard de catégories de personnes différentes. Il est constant, en effet, que, pour ce qui concerne spécialement le Conseil d'Etat, la Cour des comptes et la Cour de cassation, les membres de ces trois hautes juridictions administratives et judiciaire ont toujours été traités sur un strict pied d'égalité.
En fait, ces discriminations ne reposent sur aucune justification et sont même incompatibles avec la finalité de la loi qui a précisément pour objet de soumettre les plus hauts magistrats et les plus hauts fonctionnaires à la loi commune de tous les agents publics de l'Etat.
En conséquence, les articles 2 et 5 de la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public sont contraires à la Constitution. Il en est de même de l'article 2 de la loi relative à la limite d'âge des magistrats hors hiérarchie de la Cour de cassation.
Deuxième moyen
En disposant que « par dérogation aux dispositions de l'article 19 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat, les statuts particuliers des corps d'inspection et de contrôle doivent prévoir la possibilité de pourvoir aux vacances d'emploi dans le grade d'inspecteur général ou de contrôleur général par décret en conseil des ministres sans condition autre que d'âge, l'article 8 de la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public méconnaît l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui proclame que, »tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi, ils sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents".
Cela signifie qu'une disposition législative qui permettrait au Gouvernement de pourvoir, par décret, dans la proportion d'un tiers des emplois vacants, aux vacances d'emploi dans le grade d'inspecteur général ou de contrôleur général sans condition autre que d'âge est tout à fait contraire à l'article 6 précité, qui prévoit expressément une distinction selon la capacité, les vertus et les talents.
La société libérale consacrée par nos textes constitutionnels n'est pas une société uniformisatrice dans laquelle doivent être exclues toutes distinctions. Les distinctions prévues par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme doivent être observées sous peine de la méconnaître. C'est ce qui résulte notamment de la décision du Conseil constitutionnel du 14 janvier 1983 (troisième voie d'accès aux grands corps recrutés par la voie de l'ENA), dans laquelle la haute juridiction reconnaît la nécessité de respecter les distinctions fondées sur la capacité, les vertus et les talents.
Par conséquent, toutes dispositions législatives systématiquement négatrices de ces distinctions sont contraires à la Constitution.
L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, confirmé par la décision du 14 janvier 1983, constitue une des garanties essentielles des fonctionnaires. L'article 8 de la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public méconnaît gravement cette garantie essentielle en permettant au Gouvernement de pourvoir de la manière la plus arbitraire, puisque sans condition autre que d'âge, au tiers des vacances d'emploi dans le grade d'inspecteur général ou de contrôleur général, sans qu'il soit tenu compte ni de la capacité ni des vertus ni des talents des bénéficiaires.
En conséquence, l'article 8 de la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public est contraire à la Constitution.
Troisième moyen
En fixant à soixante-cinq ans, nonobstant toute disposition contraire, la limite d'âge des présidents de conseil d'administration des sociétés du secteur public, visées à l'article 1er de la loi n° 83-675 du 26 juillet 1983 relative à la démocratisation du secteur public, le premier alinéa de l'article 7 de la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public n'est pas conforme à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui porte que « la libre communication de pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ».
Le chapitre II de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle crée une Haute autorité de la communication audiovisuelle et confie à cette instance des attributions qui ont pour objet de mettre en oeuvre, dans le domaine de la communication audiovisuelle, le principe défini à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme. Votre haute assemblée, dans sa décision n° 84-173 DC du 26 juillet 1984, a d'ailleurs estimé que l'intervention d'une telle « autorité administrative indépendante du Gouvernement » constitue une garantie fondamentale pour l'exercice d'une liberté publique", en l'occurrence la « liberté de communication ».
La Haute autorité est notamment chargée de garantir l'indépendance du service public de la radiodiffusion sonore et de la télévision (art 12 de la loi précitée) et de désigner les présidents des sociétés de radiodiffusion et de télévision (art 16).
L'article 14 de la même loi confie à cette Haute autorité le soin de veiller au respect par les sociétés du service public de nombreux éléments constitutifs de la libre communication des pensées et des opinions parmi lesquels on citera :
: le droit de réplique aux communications du Gouvernement prévues par l'article 33 ;
: les conditions de production, de programmation et de diffusion des émissions relatives aux campagnes électorales ;
: et les conditions de production, de programmation et de diffusion des émissions consacrées à l'expression directe des diverses familles de croyance et de pensée, ainsi que des émissions des assemblées parlementaires, des partis politiques et des groupes parlementaires.
Un des dirigeants de sociétés du service public de l'audiovisuel nommé par la Haute autorité se verra opposer l'alinéa 1er de l'article 7 avant la fin du mandat qui lui a été confié par la Haute autorité.
En remettant rétroactivement en cause une attribution aussi importante au regard de la liberté de communication des pensées et des opinions que celle qui consiste pour la Haute autorité à désigner les dirigeants des sociétés nationales de radiodiffusion sonore et de télévision : qui sont eux-mêmes chargés d'appliquer les principes directeurs définis par la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 en matière de liberté de la communication audiovisuelle : l'alinéa 1er de l'article 7 de la loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public méconnaît les dispositions de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme.