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Décision n° 84-169 DC du 28 février 1984 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS :
Les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi relative à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises dont l'article 49 a pour objet d'étendre aux territoires d'outre-mer les dispositions de celle-ci.
L'article 74 de la Constitution dispose que « les territoires d'outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République. Cette organisation est définie et modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée ».
L'article 49 de la loi qui a pour objet d'étendre aux territoires d'outre-mer les dispositions de celle-ci est contraire à la Constitution dans la mesure où un vice de procédure entache la consultation organisée par l'article 74. En effet, d'une part, lors de la première lecture devant l'Assemblée nationale, les parlementaires n'ont pu être informés des avis des assemblées territoriales de Wallis et Futuna et de Nouvelle-Calédonie, et a fortiori de celui de l'assemblée de Polynésie française qui n'avait pas été rendu. L'avis de l'assemblée territoriale de Polynésie française a été rendu le 14 octobre 1983 et a été transmis au Gouvernement. Celui-ci ne l'a transmis au Sénat, qui examinait le texte en première lecture le 15 novembre 1983, que le 28 décembre 1983. Se posent ainsi les problèmes du moment et des modalités de la transmission.
1 Violation de l'article 74 de la Constitution due à l'absence d'avis lors de la première lecture.
Le Conseil constitutionnel a précisé à plusieurs reprises la portée de cet article 74 : Dans sa décision n° 79-104 DC du 23 mai 1979 relative à la loi modifiant les modes d'élection de l'assemblée territoriale et du conseil de Gouvernement du territoire de la Nouvelle-Calédonie : « un projet de loi concernant l'organisation particulière d'un territoire d'outre-mer doit, avant son dépôt sur le bureau de l'une des chambres du Parlement, faire l'objet d'une consultation de l'assemblée territoriale intéressée ».
Dans sa décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982 relative à la communication audiovisuelle : « l'avis émis en temps utile par l'assemblée territoriale consultée avec un préavis suffisant doit être porté à la connaissance des parlementaires, pour lesquels il constitue un élément d'appréciation nécessaire, avant l'adoption en première lecture par l'assemblée dont ils font partie ».
Or, le présent projet de loi a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 6 avril 1983. Les assemblées territoriales ont donné leur avis aux dates ci-après : Wallis et Futuna : le 30 mars 1983 ;
Nouvelle-Calédonie : le 3 juin 1983 ;
Polynésie française : le 14 octobre 1983.
A la date du 6 juillet, date à laquelle l'Assemblée nationale examinait le texte en première lecture, l'assemblée territoriale de Polynésie française n'avait pas encore rendu son avis. Celui-ci ne fut rendu par sa commission permanente que le 14 octobre 1983, avis au demeurant globalement négatif.
A la date du 15 novembre 1983, date de l'examen en première lecture de ce projet de loi par le Sénat, cet avis ne lui avait pas été communiqué. Cette communication n'est intervenue que le 28 décembre 1983.
On ne pourrait, dans le cas présent, arguer du fait que l'assemblée territoriale n'aurait pas émis son avis : « en temps utile », comme vous l'avez précisé dans cette même décision. En effet, la condition du « temps utile » concerne la consultation sollicitée avec préavis : « l'avis émis en temps utile par l'assemblée territoriale consultée avec un préavis suffisant ». Il ressort de la lettre de saisine du haut-commissaire de la République en Polynésie française qu'aucun préavis n'a été donné à l'assemblée territoriale ; celui-ci attire simplement l'attention sur l'urgence du dossier. On ne peut considérer que l'urgence pouvait signifier ici que l'avis devait être transmis avant le 6 juillet 1983, et ceci pour plusieurs raisons.
D'une part, parce que le haut-commissaire de la République a, le 8 septembre 1983, sollicité à nouveau l'assemblée territoriale de Polynésie en insistant encore sur l'urgence de l'avis. De ce fait, l'urgence invoquée le 8 avril était tout à fait relative. Comment ce qui était urgent le 8 septembre pouvait-il déjà l'être le 8 avril ? D'autre part, parce que l'urgence ne peut pas s'apprécier dans l'absolu et que l'on doit toujours tenir compte des contraintes qui s'imposent à l'assemblée territoriale. L'assemblée territoriale devait, pour donner un avis sur un projet aussi spécifique que celui des difficultés des entreprises, consulter des organismes représentatifs de l'ensemble des entreprises du territoire et recueillir elle-même l'avis de la chambre de commerce et d'industrie et de la confédération des associations et syndicats patronaux de Polynésie française.
Or, ces organismes ont respectivement rendu leur avis les 10 mai et 5 octobre 1983. Il nous faut alors remarquer que quand bien même le haut-commissaire de la République aurait fixé un préavis à l'assemblée territoriale, ce préavis n'aurait été raisonnable que s'il avait tenu compte de ces éléments.
2 Violation de l'article 74 de la Constitution due au retard de transmission de l'avis de l'assemblée territoriale de Polynésie au Parlement.
Ce moyen invoqué est subsidiaire. Il résulte du retard dans la transmission d'un avis rendu le 14 octobre qui traduit la mauvaise volonté du Gouvernement à suivre les règles imposées par l'article 74.
En effet, cet avis n'a été transmis au Sénat que le 28 décembre après de vives protestations des parlementaires qui n'ont pas manqué de rappeler le Gouvernement à ses devoirs.
L'inconstitutionnalité de l'article 49 du projet s'en trouve renforcée. Non seulement la première lecture s'effectue avant que l'avis soit rendu, mais encore une fois l'avis rendu, on ne le transmet que tardivement. Il ressort de votre jurisprudence constante (cf notamment décision précitée) que « l'avis doit être porté à la connaissance des parlementaires par l'assemblée dont ils font partie ». Il n'appartient donc pas aux parlementaires de solliciter individuellement la transmission de l'avis auprès du Gouvernement.
C'est à ce dernier qu'il incombe de transmettre cet avis aux assemblées, lesquelles organiseront elles-mêmes sa diffusion auprès des parlementaires. Encore faut-il que le Gouvernement ait procédé à cette transmission.
Monsieur le garde des sceaux a reconnu d'ailleurs lui-même le bien-fondé de cette démarche lors des débats devant le Sénat le 17 novembre 1983 : « il est préférable, sans attendre la demande de la commission des lois, que le Gouvernement transmette ces avis dès qu'il les a en sa possession ». Mais il ne s'agit pas ici d'une simple opportunité ; il s'agit d'une obligation pure et simple imposée par l'article 74 de la Constitution et par votre jurisprudence.
Il vous est demandé dans ces conditions de déclarer non conforme à la Constitution l'article 49 du projet de loi relatif à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises.
3 Violation de l'article 74 de la Constitution due à une mauvaise interprétation de la deuxième phrase de cet article.
L'article 49 de la présente loi méconnaît la lettre et l'esprit de l'article 74 de la Constitution en prévoyant que : « un décret en Conseil d'Etat pris après avis des organes territoriaux déterminera les adaptations suivant les nécessités propres à chacun des territoires d'outre-mer ».
Le législateur a manifestement confondu l'article 73 de la Constitution et l'article 74. Le premier détermine le régime constitutionnel applicable aux départements d'outre-mer. Le régime législatif et l'organisation administrative des DOM peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation, mais la législation de droit commun leur est applicable. Le régime constitutionnel applicable est donc le régime de droit commun en vigueur sous réserve d'adaptation.
L'article 74, quant à lui, reconnaît l'existence d'une organisation particulière pour les TOM, et, compte tenu du caractère spécifique de ce régime constitutionnel, réserve à la loi toute modification de cette organisation.
Il n'est donc pas possible, ainsi que le prévoit l'article 49 de la présente loi, d'envisager par voie réglementaire des modifications du régime législatif des TOM car celui-ci intéresse leur organisation particulière, ainsi que l'a reconnu le garde des sceaux à l'Assemblée nationale le 5 décembre 1983 (JO, p 6030) et ainsi que le rapporteur de la commission des lois du Sénat l'a démontré (rapport n° 191, 1983-1984, Sénat, p 73).
Il vous est demandé de bien vouloir confirmer que seule la loi peut modifier un texte intéressant l'organisation particulière des territoires d'outre-mer.