Décision n° 83-164 DC du 29 décembre 1983 - Saisine par 60 sénateurs
SAISINE SENATEURS
Les sénateurs soussignés, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le texte de la loi de finances pour 1984 tel qu'il a été définitivement adopté par le Parlement et lui demandent de bien vouloir déclarer non conformes à la Constitution le titre III (art 41 de la loi de finances pour 1984), en ce qu'il contient deux chapitres (31-60 et 31-62) nouveaux créés au budget du ministère de l'éducation nationale, et les articles 83, 84 et 87 de cette loi.
ation nationale, et les articles 83, 84 et 87 de cette loi.
I : Inconstitutionnalité du titre III.
Inconstitutionnalité du titre III.
1 La création de deux chapitres non dotés (31-60 et 31-62) est contraire aux règles de la procédure budgétaire et porte atteinte au droit de contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques.
Dans la mesure où les négociations entre le Gouvernement et l'enseignement catholique aboutiraient et permettraient ainsi la titularisation sur leur demande de 15000 maîtres de l'enseignement privé, les deux chapitres étant créés, le Gouvernement pourrait, par décret, opérer un virement de crédits provenant du chapitre 43-01 (art 14 de l'ordonnance organique portant loi de finances), échappant ainsi à tout contrôle parlementaire. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Gouvernement a adopté cette démarche, car si les transferts et virements de crédits peuvent modifier la répartition des dotations entre les chapitres, ils ne peuvent avoir pour effet de créer de nouveaux chapitres (art 14, ordonnance organique relative aux lois de finances). Les chapitres étant créés par la loi de finances, le Gouvernement pourrait ainsi, arbitrairement, les doter.
Dans ce cas, seul le vote d'une loi de finances rectificative serait conforme au droit et serait susceptible de sauvegarder le droit de contrôle des parlementaires. En effet, selon l'article 2 de l'ordonnance organique, seules des lois de finances dites rectificatives peuvent, en cours d'année, modifier les dispositions de la loi de finances de l'année. La création de postes de fonctionnaires relève bien, par ailleurs, du domaine de la loi. Le Gouvernement a d'ailleurs reconnu, en séance publique au Sénat, au cours de la séance du 3 décembre 1983, le bien-fondé de ce raisonnement.
En conséquence, les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution et à la loi organique n° 59-2 du 2 janvier 1959, relative aux lois de finances, la création de deux chapitres budgétaires soit permettant une création de postes de fonctionnaires par voie réglementaire, soit subordonnant l'utilisation de ces deux chapitres à l'entrée en vigueur d'une loi ultérieure.
II : Les dispositions de l'article 83 du projet de loi de finances pour 1984 sont contraires aux principes constitutionnels garantissant la protection de la liberté individuelle et l'inviolabilité du domicile privé.
le privé.
Elles portent atteinte à la liberté individuelle, principe à valeur constitutionnelle consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 12 janvier 1977 (fouille de véhicules).
L'inconstitutionnalité de cet article est due à son caractère imprécis et général : ainsi ne sont déterminés avec précision ni la nature de l'infraction, ni les pouvoirs de l'agent chargé de la perquisition.
En raison de l'étendue des pouvoirs, dont la nature n'est, par ailleurs, pas définie, conférés aux officiers de police judiciaire et à leurs agents, du caractère très général des cas dans lesquels ces pouvoirs pourraient s'exercer et de l'imprécision de la portée des contrôles auxquels ils seraient susceptibles de donner lieu, ce texte porte atteinte aux principes essentiels sur lesquels repose la protection de la liberté individuelle (cf décision précitée).
III : L'article 84 du projet de loi de finances pour 1984, en ce qu'il modifie l'article 1649 ter F du code général des impôts porte atteinte au principe constitutionnel de l'égalité du citoyen devant la loi.
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En établissant une nouvelle rédaction de l'article 1649 ter F du code général des impôts, le projet de loi de finances introduit une différence de traitement entre les particuliers non commerçants selon qu'ils ont leur domicile fiscal en France ou à l'étranger, au regard des modes de règlement de tout bien ou service d'un montant supérieur à 10000 F.
Alors que dans le cas visé par le nouvel article, les particuliers non commerçants, ayant leur domicile fiscal en France, se voient imposer le règlement par chèque dans les conditions de l'article L 96 du livre des procédures fiscales, soit par versement bancaire ou postal, soit par carte de paiement ou de crédit, les particuliers appartenant à cette même catégorie conservent le droit d'effectuer un règlement en billets, dès lors qu'ils peuvent justifier que leur domicile fiscal est situé hors de France.
La valeur constitutionnelle du principe d'égalité devant la loi ressort des dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'article 2 de la Constitution de 1958, ainsi que de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Il résulte de cette jurisprudence que si le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard des catégories de personnes, il n'en est ainsi que lorsque l'absence d'identité est justifiée par leur différence de situation et n'est pas incompatible avec la finalité de cette loi.
Mais, la situation juridique des deux catégories de sujets visés dans l'article incriminé n'apparaît pas faire l'objet de différences suffisamment significatives pour qu'elles puissent justifier un traitement plus contraignant et moins favorable aux particuliers non commerçants ayant leur domicile fiscal en France.
Par ailleurs, la distinction établie par le même article de la loi de finances ne paraît pas se justifier au regard des objectifs dudit texte dont la finalité est de renforcer leurs moyens de lutte contre la fraude fiscale.
La mesure envisagée à l'égard des particuliers non commerçants doit s'appliquer à eux sans distinction de leur domicile fiscal pour respecter l'objectif poursuivi par la loi.
Il résulte des motifs ci-dessus invoqués que la différence de traitement établie par l'article 84 semble être dénuée de fondement et qu'elle est contraire au principe d'égalité devant la loi.
IV : Les dispositions envisagées par le paragraphe III de l'article 87 du projet de loi de finances pour 1984 méconnaissent le principe du nécessaire respect de la vie privée, qui a valeur constitutionnelle.
tutionnelle.
Le droit au secret de la vie privée est un des éléments constitutifs de la liberté individuelle, dont la valeur constitutionnelle a été maintes fois consacrée par votre jurisprudence.
En permettant aux créanciers d'aliments : dont la qualité est reconnue par une décision de justice : de consulter la liste détenue par la direction des services fiscaux dans le ressort de laquelle l'imposition du débiteur est établie, le paragraphe III de l'article 87 attaqué porte atteinte au principe ci-dessus.
En effet, d'une part cet article s'analyse comme une dérogation aux règles actuelles du secret fiscal. Ces dispositions auraient dû prévoir l'extension du secret fiscal aux personnes à qui l'on communique les informations détenues par les agents des services fiscaux. En l'absence de toute disposition de cette nature, cet article porte atteinte au secret de la vie privée en ne créant pas d'obligation de secret à l'égard des personnes ayant eu connaissance des renseignements portés sur les listes détenues par les services fiscaux.
D'autre part, l'imprécision rédactionnelle de cet article laisse supposer, par une référence incidente au caractère judiciaire de la démarche du créancier d'aliments auprès des services fiscaux, que celui-ci pourra utiliser le fruit de ses recherches devant les juridictions de l'ordre judiciaire en dérogation aux règles du secret de la vie privée.
Par ces motifs, et tous autres à soulever d'office, les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de bien vouloir déclarer le titre III (art 41 de la loi de finances pour 1984) en ce qu'il contient 2 chapitres (31-60 et 31-62) nouveaux créés au budget du ministère de l'éducation nationale, et les articles 83, 84 et 87 du projet de loi de finances pour 1984 non conformes à la Constitution.
Note relative à l'inconstitutionnalité de l'article 18, alinéa VI-1, de la loi de finances pour 1984
VI-1, de la loi de finances pour 1984
La règle posée par l'article en cause, exonération de l'assiette de l'IGF des participations des gérants minoritaires et des dirigeants d'entreprises qui possèdent un pourcentage du capital de leur société égal ou supérieur à 25 p 100, se heurte à une règle de valeur constitutionnelle dont la matérialité a déjà été posée et constatée par le Conseil constitutionnel.
Il s'agit de l'égalité des citoyens devant la loi, qui, dans le cas présent, s'analyse en une nécessaire égalité de principe devant la contribution aux charges publiques.
1 Ce principe est affirmé par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, intégré au préambule de la Constitution de 1958 et qui, aux termes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, a incontestablement valeur constitutionnelle.
Au reste, l'article 2 de l'actuelle Constitution réaffirme ce principe fondamental, qui est la base naturelle de tout régime démocratique.
2 Ce principe a, depuis longtemps, donné lieu à une interprétation qui rend son application concrète possible et qui affirme que seule l'égalité « relative » et « catégorielle » doit être respectée.
Cela signifie, par exemple, dans le domaine de la fiscalité, que les contribuables qui se trouvent dans une même situation, c'est-à-dire qui appartiennent à une même « catégorie » doivent impérativement être soumis à un même régime juridique.
Certes, dans ces conditions pourrait-on hâtivement penser qu'à partir du moment où tous les dirigeants et gérants minoritaires détenant moins de 25 p 100 du capital de leur société sont soumis à un régime homogène au regard de l'IGF, le principe constitutionnel est respecté.
Pourtant, tel n'est pas le cas.
3 En effet, l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirme que la charge fiscale « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel, par une décision du 17 janvier 1979 (Décision 78-101), a déclaré :
« Considérant que si le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard des catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes, il n'en est ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée par la différence de situation et n'est pas incompatible avec la finalité de cette loi ».
Or, d'un double point de vue, l'article 18 concerné ne répond pas à ces impératifs.
D'abord la nécessaire « différence de situation » n'existe pas et se trouve même inversée (seuls les dirigeants et gérants minoritaires petits porteurs sont assujettis à l'IGF) ;
Ensuite et surtout, la règle posée est incompatible avec la finalité de toute loi de finances telle que posée par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme sus-rappelée (répartition des charges publiques en raison des « facultés » des contribuables).
En conséquence, l'article 18 est contraire à la règle constitutionnelle de l'égalité des citoyens devant la loi telle qu'elle est appliquée par le Conseil constitutionnel.
C'est pourquoi le Conseil constitutionnel devra déclarer comme inconstitutionnel l'article 18 (VI-1) de la loi de finances pour 1984.
Signature et mémoire ampliatif joints de M Etienne Dailly, sénateur, à la saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1983 présentée par plus de soixante sénateurs.
embre 1983 présentée par plus de soixante sénateurs.
Le sénateur soussigné, à monsieur le président et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.
1 ° Le principe même de l'existence de chapitres budgétaires non dotés de crédits est contraire aux dispositions de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 puisque son article 1er stipule « les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat », ce qui n'est évidemment pas le cas des chapitres incriminés qui ne déterminent rien.
2 ° La création de tels chapitres « pour mémoire » ne peut avoir pour objet que de tourner deux dispositions pourtant impératives de l'ordonnance susmentionnée :
a) L'article 14 aux termes duquel « des transferts et des virements de crédits peuvent modifier la répartition des dotations entre les chapitres. Ils ne peuvent avoir pour effet de créer de nouveaux chapitres ».
Un chapitre créé « pour mémoire » ne doit-il pas être considéré comme nouveau ?
b) L'article 1er, alinéa 5, aux termes duquel « les créations et transformations d'emplois ne peuvent résulter que de dispositions prévues par une loi de finances. Toutefois des transformations d'emplois peuvent être opérées par décrets pris en conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat. Ces transformations d'emplois, ainsi que les recrutements, les avancements et les modifications de rémunération ne peuvent être décidés s'ils sont de nature à provoquer un dépassement des crédits annuels préalablement ouverts ».
Peut-on parler de crédits préalablement ouverts s'agissant d'une ligne « pour mémoire » ?
La titularisation dans l'enseignement public des maîtres de l'enseignement privé peut-elle être considérée comme une simple transformation d'emploi ? Ne constitue-t-elle pas une création d'emploi ?
3 ° La procédure utilisée a pour effet de priver le Parlement de tout contrôle.
En effet, une loi de finances ne comporte pas d'intitulé de chapitres, mais seulement des crédits globaux par ministère, dans lesquels la suppression d'un chapitre apparaît sous forme d'une minoration de tel ou tel crédit global. S'agissant de chapitres non dotés, leur suppression est à l'évidence sans effet sur le crédit global considéré.
Pour toutes ces raisons, la création par la loi de finances de chapitres non dotés est contraire aux dispositions de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959, portant loi organique relative aux lois de finances dont le Conseil constitutionnel a reconnu à diverses reprises qu'elle fait partie du « bloc » des dispositions à caractère constitutionnel.