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Décision n° 83-161 DC du 19 juillet 1983 - Saisine par 60 députés

Loi portant règlement définitif du budget de 1981
Conformité

SAISINE DEPUTES : Les soussignés, députés à l'Assemblée nationale, défèrent à la censure du Conseil constitutionnel la loi portant règlement définitif du budget de 1981 que l'Assemblée nationale a adopté définitivement le 30 juin 1983.
Ils concluent que cette loi soit déclarée non conforme à la Constitution par le moyen, exposé devant l'Assemblée nationale par M Gilbert Gantier, député, le 17 juin 1983 dans le cadre d'une exception d'irrecevabilité, et ci-après développé, pris de la violation de l'article 47 (2 ° alinéa) de la Constitution et de l'article 39 (3 ° alinéa) de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances.
La présente loi ayant le caractère d'une loi de finances, en application de l'article 2 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 précitée, son examen relevait de la procédure prévue par l'article 47 de la Constitution et, notamment, par son deuxième alinéa qui dispose : « Si l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée en première lecture dans le délai de quarante jours après le dépôt d'un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l'article 45 » L'article 39 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 précité dispose, pour sa part, que : « Si l'Assemblée nationale n'a pas émis un vote en première lecture sur l'ensemble du projet dans le délai (de quarante jours) prévu au premier alinéa, le Gouvernement saisit le Sénat du texte qu'il a initialement présenté, modifié, le cas échéant, par les amendements votés par l'Assemblée nationale et acceptés par lui » C'est donc sans équivoque que ces deux textes prévoient que le Gouvernement a l'obligation de saisir le Sénat si l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée dans le délai de quarante jours suivant le dépôt d'un projet ayant le caractère de projet de loi de finances.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 82-154 DC du 29 décembre 1982 relative à la loi de finances pour 1983, a d'ailleurs reconnu implicitement le caractère impératif des dispositions prévues à l'expiration des délais prévus par l'article 47 de la Constitution, à l'exclusion bien sûr du délai de soixante-dix jours prévu au troisième alinéa de cet article dont l'expiration n'a pour effet que de permettre au Gouvernement de mettre en vigueur les dispositions d'un projet de loi de finances par ordonnance.
Il est d'ailleurs constant que l'usage du présent de l'indicatif dans un texte juridique porte création d'une obligation et a valeur impérative.
Toute interprétation qui nierait le caractère impératif des dispositions prévues à l'expiration de ce délai aurait d'ailleurs pour effet de porter atteinte aux droits du Sénat, puisque le délai de quarante jours prévu par le deuxième alinéa de l'article 47 de la Constitution est inclus dans le délai de soixante-dix jours prévu par le troisième alinéa du même article, aux termes duquel les dispositions d'un projet de loi de finances peuvent être mises en vigueur par ordonnance si le Parlement ne s'est pas prononcé.
Ainsi, tout délai supplémentaire accordé à l'Assemblée nationale aurait pour effet de réduire le délai d'examen imparti au Sénat puisque, passé le délai de soixante-dix jours, le Gouvernement a la faculté de dessaisir le Parlement. Dans l'hypothèse où l'assemblée nationale disposerait, en effet, d'un délai de soixante-dix jours de session pour examiner un projet de loi de finances, le Sénat courrait le risque d'être privé de la possibilité d'examiner ce projet, par application des dispositions de l'article 47, 3 ° alinéa, de la Constitution. Or, aux termes d'une décision du Conseil constitutionnel en date du 12 janvier 1977 (élection des membres de la Chambre des députés du territoire français des Afars et des Issas) aucune interprétation du Conseil constitutionnel ne peut se faire au détriment des prérogatives du Parlement. Admettre que le Gouvernement aurait la faculté de ne pas saisir le Sénat, passé le délai de quarante jours imparti à l'Assemblée nationale, reviendrait à réduire les prérogatives du Sénat, ce qui serait contraire à la lettre et à l'esprit de nos institutions.
Un dernier argument milite en faveur du caractère impératif des dispositions prévues à l'expiration du délai de quarante jours i1mparti à l'Assemblée nationale. Le quatrième alinéa de l'article 39 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 dispose, en effet : « Si le Sénat n'a pas émis un vote en première lecture sur l'ensemble du projet de loi de finances dans le délai imparti, le Gouvernement saisit à nouveau l'Assemblée du texte soumis au Sénat, modifié le cas échéant, par les amendements votés par le Sénat et acceptés par lui ». Cette disposition : le dessaisissement du Sénat : ne figure pas dans le texte de l'article 47 de la Constitution ; elle a été introduite par l'ordonnance du 2 janvier 1959 afin de soumettre le Sénat à un régime juridique identique à celui de l'Assemblée nationale pour laquelle la Constitution fait expressément mention de son dessaisissement à l'expiration du délai.
Dans ces conditions, le projet de loi portant règlement définitif du budget de 1981, déposé à l'Assemblée nationale le 21 décembre 1982, aurait dû être inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée Nationale par le Gouvernement dans des conditions permettant à celle-ci de disposer du temps raisonnablement nécessaire pour se prononcer avant l'expiration du délai de quarante jours qui, en l'occurrence, expirait le 11 mai 1983. A défaut, le Gouvernement était dans l'obligation de saisir le Sénat dès l'expiration de ce délai.
Ainsi, l'examen par l'Assemblée nationale, en première lecture, du projet de loi portant règlement définitif du budget de 1981, lors de la deuxième séance du vendredi 17 juin 1983, s'est déroulé dans des conditions non conformes à la lettre comme à l'esprit de la Constitution, en raison de la négligence du Gouvernement.
Les dispositions précitées de l'article 47 de la Constitution ont en effet pour objet d'éviter des retards préjudiciables dans le processus législatif relatif aux projets de loi ayant le caractère de projet de loi de finances.
S'agissant des projets de lois de règlement, il importe, à l'évidence, que le contrôle du Parlement sur la gestion des autorisations budgétaires ainsi que les opérations de régularisation prévues à l'article 35 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 interviennent le plus rapidement possible après la clôture de l'exercice concerné. La lettre comme l'esprit de cette ordonnance impliquent que les projets de lois de règlement présentent le même caractère « d'urgence » que les projets de loi de finances de l'année ou rectificatives. C'est ainsi, notamment, que les dispositions du deuxième alinéa de l'article 38 de ladite ordonnance imposent le dépôt et la distribution du projet de loi de règlement « au plus tard à la fin de l'année qui suit l'année d'exécution du budget ».
On a certes pu trouver dans le passé un exemple de méconnaissance des dispositions du deuxième alinéa de l'article 47 de la Constitution. En 1963, l'Assemblée nationale n'ayant pas examiné dans le délai de quarante jours les projets de loi de règlement des budgets de 1959 et 1960, le président du Sénat avait demandé que cette assemblée fût immédiatement saisie de ces projets. Le Gouvernement n'avait pas accédé à cette demande, faisant notamment valoir que le Gouvernement a la faculté de ne pas faire usage des prérogatives que lui confère l'article 47 de la Constitution à l'expiration des délais prévus par cet article. Il avait en outre indiqué que le Gouvernement, en n'inscrivant pas les projets en cause à l'ordre du jour, renonçait par là même à se prévaloir de la possibilité de promulguer lesdits projets par voie d'ordonnances à l'expiration du délai constitutionnel de soixante-dix jours.
Cette affaire ne constitue pas un précédent qui puisse être valablement invoqué, le Premier ministre n'ayant pas qualité pour interpréter la Constitution et le juge constitutionnel n'ayant pas été amené, à l'époque, à en connaître.
Il est certain que les dispositions de l'article 47, 3 ° alinéa, de la Constitution ont pour objet de permettre au Gouvernement de faire face à toute tentative d'obstruction de la part des assemblées parlementaires. Aussi bien, le Gouvernement a-t'il toujours la possibilité de ne pas faire usage de la faculté de mettre en vigueur un projet de loi de finances par ordonnance, lorsque les conditions posées par l'article 47, 3 ° alinéa, de la Constitution sont réunies.
En revanche, il paraît contraire à la lettre comme à l'esprit de la Constitution de considérer que le Gouvernement pourrait se trouver privé de la possibilité d'en faire usage dans certains cas par une renonciation implicite ou explicite. L'on serait d'ailleurs en droit de s'interroger sur la portée juridique d'une telle renonciation qui aurait pour effet de priver le Gouvernement de tout moyen de faire face à d'éventuels aléas pouvant survenir ultérieurement au cours du processus législatif, car aucune disposition ne permet de déterminer un autre point de départ au délai de soixante-dix jours, que la date de dépôt du projet.
Une simple renonciation, même explicite du Gouvernement à faire ultérieurement usage de ses prérogatives constitutionnelles, ne saurait donc être considérée comme ayant une quelconque portée juridique. C'est ainsi d'ailleurs que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 82-142 DC du 27 juillet 1982 sur la loi portant réforme de la planification, a jugé qu'un texte législatif, même adopté à l'initiative du Gouvernement, ne saurait avoir pour effet de porter atteinte aux prérogatives que celui-ci tient de la Constitution et doit être considéré comme dépourvu de tout effet juridique. A fortiori, une simple déclaration aux termes de laquelle le Gouvernement renoncerait à se prévaloir des dispositions du troisième alinéa de l'article 47 de la Constitution, ne saurait être considérée, en l'état actuel des textes et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme ayant une quelconque valeur juridique.
En outre, le Parlement n'aurait aucun recours si le Gouvernement décidait ultérieurement de revenir sur cette renonciation et mettait en vigueur le projet de loi de finances en cause par ordonnance.
Dans ces conditions, le Gouvernement maître de l'ordre du jour en ne permettant pas à l'Assemblée nationale de se prononcer sur le projet de loi portant règlement définitif du budget de 1981 dans le délai constitutionnel de quarante jours, a placé celle-ci dans une situation telle qu'elle a dû délibérer sous la menance permanente d'être dessaisie de ce texte par le Gouvernement, à un moment quelconque du débat, soit au profit du Sénat, en application de l'article 47, 2 ° alinéa, de la Constitution, soit même : puisque la première lecture est intervenue le 17 juin 1983, c'est-à-dire après l'expiration du délai de soixante-dix jours : en application de l'article 47, 3 ° alinéa, à la suite de la promulgation du projet par voie d'ordonnance.
Il ne paraît pas conforme à la Constitution, qu'en raison de la négligence ou de la volonté délibéré du seul Gouvernement, le Parlement soit ainsi amené à se prononcer sur un projet de loi, dont l'examen constitue un élément essentiel du contrôle parlementaire, en application de l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en étant soumis à une telle menace de dessaisissement qui rompt l'équilibre constitutionnel entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.
Tels sont les motifs pour lesquels les soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution la loi portant règlement définitif du budget de 1981, dont l'examen par le Parlement s'est déroulé dans des conditions contraires à l'article 47 de la Constitution et à l'article 39 de l'ordonnance du 2 janvier 1959.