Décision n° 82-155 DC du 30 décembre 1982 - Saisine par 60 députés
Les soussignés, Députés à l'Assemblée Nationale, ont l'honneur de déféré au Conseil Constitutionnel la loi de finances rectificative pour 1982, conformément à l'article 61 - alinéa 2 de la Constitution.
Par le présent recours, les soussignés défèrent au Conseil Constitutionnel l'ensemble de cette loi et plus particulièrement les dispositions de l'article 19 qui porte validation de la délibération de l'Assemblée Territoriale de la Nouvelle Calédonie et Dépendances n° 374 du 11 Janvier 1982.
En effet, l'ensemble de cette validation porte atteinte à la séparation des pouvoirs et elle est contraire aux principes clairement définis par la jurisprudence constitutionnelle. Subsidiairement, les dispositions contenues dans ce texte se heurtent à la règle de la non rétroactivité des lois pénales.
En vertu de la loi n° 76-1222 du 28 décembre 1976, relative à l'organisation de la Nouvelle Calédonie et Dépendances, le territoire a compétence pour toutes les matières qui ne ressortissent pas de la compétence du domaine de l'Etat, et notamment en matière fiscale.
L'Assemblée Territoriale peut être saisie soit d'un projet de délibération, soit d'une proposition émanant de ses membres. En application de l'article 25 du statut, les projets relatifs à des matières de compétence territoriale sont arrêtés en Conseil de Gouvernement avant d'être soumis à la délibération de l'Assemblée. L'initiative appartient au Conseil de Gouvernement et non pas au Haut commissaire de la République.
Dans le cas où l'Assemblée Territoriale délibère d'une proposition de l'un de ses membres, elle est tenue, par l'article 52 du statut, de demander l'avis du Conseil de Gouvernement et elle ne peut refuser, s'il le demande, le renvoi de l'examen de la proposition à la session ordinaire suivante.
Or, l'Assemblée Territoriale de Nouvelle Calédonie avait été saisie par le Conseil de Gouvernement d'un projet de délibération portant réforme fiscale et l'avait inscrit à l'ordre du jour de sa séance du 11 Janvier 1982.
Ce projet ne correspond pas aux objectifs du Haut Commissaire de la République, M. Christian NUCCI, celui-ci saisit l'Assemblée Territoriale d'un contre-projet. Ne pouvant de lui-même avoir l'initiative d'une délibération, le Haut Commissaire fit présenter par deux groupes de l'Assemblée deux propositions de délibérations reprenant son texte, et, en suscitant un retournement de la majorité, permit l'adoption de la délibération n° 374 en date du 11 Janvier 1982.
Cette délibération a fait l'objet de plusieurs recours devant le Conseil d'Etat. N'ayant aucune illusion sur les chances de voir ces recours rejetés, le Gouvernement a résolu de valider par une loi la délibération dont il s'agit.
Or, l'ensemble de cette validation porte atteinte à la séparation des pouvoirs et se heurte aux principes définis par la jurisprudence constitutionnelle.
En effet, en 1980, à l'initiative de 60 sénateurs, appartenant au groupe socialiste du Sénat et de 60 députés appartenant au groupe communiste de l'Assemblée nationale, le Conseil Constitutionnel a été saisi de la régularité de la validation même et spécialement de la validation d'actes administratifs faisant l'objet d'un recours pour excès de pouvoir pendant devant la juridiction administrative.
Les auteurs de la saisine faisaient valoir instamment que les dispositions de la loi, soumises à l'examen du Conseil Constitutionnel, auraient comporté une intervention du législateur dans le fonctionnement de la justice et seraient contraires au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. En effet, cette loi aurait été de nature à entraîner le rejet d'un recours actuellement pendant devant la juridiction administrative.
Le Conseil Constitutionnel a répondu à ce moyen par les deux considérants suivants :
- Considérant qu'il résulte de l'article 64 de la Constitution en ce qui concerne l'autorité judiciaire et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l'indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement ; qu'ainsi, il n'appartient ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d'adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence ;
- Mais considérant que ces principes de valeur constitutionnelle ne s'opposent pas à ce que, dans l'exercice de sa compétence et au besoin, sauf en matière pénale, par la voie de dispositions rétroactives, le législateur modifie les règles que le juge a mission d'appliquer ; qu'ainsi le fait que la loi soumise à l'examen du Conseil Constitutionnel intervient dans une matière ayant donné lieu à des recours actuellement pendants n'est pas de nature à faire regarder cette loi comme non conforme à la Constitution ;
Ces considérants sont extrêmement clairs. Non seulement le Conseil Constitutionnel écarte toute espèce de validation rétroactive en matière pénale, mais à proprement parler, il ne reconnaît pas conforme à la Constitution une validation qui serait prononcée par le législateur directement et à titre principal.
En effet, une telle disposition aurait des effets équivalents à un jugement porté sur la validité de la décision attaquée et plus précisément à une décision de rejet du recours.
La seule méthode estimée par le Conseil Constitutionnel compatible ave le respect du principe de la séparation des pouvoirs consiste, toujours selon le Conseil Constitutionnel, à modifier avec effet rétroactif la règle que le juge administratif a mission d'appliquer.
Par conséquent, la seule méthode de validation constitutionnelle admissible est une validation indirecte et accessoire à la modification rétroactive de la disposition dont la violation entâcherait d'illégalité la décision attaquée devant la juridiction administrative.
Or, en l'espèce, il ne s'agit nullement de modifier les règles que le juge administratif doit appliquer mais, en validant un texte soumis au Conseil d'Etat et qu'il aurait annulé, d'empêcher de censurer sa décision et de se substituer à lui dans l'appréciation de la délibération.
Il paraît difficile de donner un autre sens à la décision du Conseil Constitutionnel.
S'il en est ainsi, il appartenait, le cas échéant, au Parlement de modifier rétroactivement les dispositions de la loi n° 76-1228 du 28 décembre 1976 relative à l'organisation de la Nouvelle Calédonie et d'où résultaient les diverses obligations qui ont été reconnues, texte que, par l'effet des recours dont il est saisi, le Conseil d'Etat a précisément mission d'appliquer.
Au contraire en validant directement la délibération n° 374, sans apporter la moindre modification à la loi du 28 décembre 1976, le Parlement s'est substitué à la juridiction administrative dans le jugement de litiges relevant de la compétence de cette dernière.
Subsidiairement, les dispositions contenues dans la délibération n° 374 se heurtent à la non rétroactivité des lois pénales.
En application de la loi n° 76-1222 du 28 décembre 1976 - art. 50 - l'Assemblée Territoriale ne peut prévoir l'application de peines correctionnelles que sous la réserve d'une homologation préalable de sa délibération par la loi. Dans la période qui s'écoule entre l'adoption de la délibération et l'entrée en vigueur de la loi d'homologation, l'Assemblée Territoriale est habilitée à édicter des peines contraventionnelles de la cinquième classe.
Or, la délibération n° 374 édicte des infractions sanctionnées par des peines correctionnelles pour lesquelles, dans l'attente de la loi d'homologation, seront applicables les contraventions de cinquième classe.
La validation de la délibération postule, de la part du législateur, un jugement sur son invalidité. C'est parce que le texte est présumé avoir été annulé que la validation donne un caractère rétroactif aux sanctions pénales.
L'objection selon laquelle les dispositions pénales validées ne sont que contraventionnelles ne peut être retenue parce que la notion de matière pénale doit être interprétée dans un sens large comme incluant toute mesure de sanction.
Au surplus, les peines sont celles qui sont prévues pour les contraventions de cinquième classe, c'est-à-dire dix jours à un mois d'emprisonnement et une amende de 1200 F à 3000 F, ou l'une des deux peines seulement.
Or, le Conseil Constitutionnel a eu l'occasion d'affirmer que, même en matière contraventionnelle, une autorité réglementaire ne peut prévoir de peines d'emprisonnement.
Pour ces motifs, les députés soussignés demandent au Conseil Constitutionnel de prononcer l'inconstitutionnalité de l'article 19 de la loi de finances rectificative pour 1982.