Décision n° 82-138 DC du 25 février 1982 - Saisine par 60 sénateurs
SAISINE SENATEURS Les Sénateurs soussignés, conformément à l'article 61, alinéa 2 de la Constitution, défèrent au Conseil Constitutionnel la loi portant statut particulier de la région de Corse : organisation administrative, définitivement votée devant l'Assemblée Nationale, le 5 février 1982.
Ils concluent qu'il plaise au Conseil Constitutionnel de dire non conforme aux articles 2, 72, 73 et 74 de la Constitution l'ensemble de la loi.
Ce faisant, ils n'entendent nullement remettre en cause les caractères particuliers de la région de Corse, qui auraient pu justifier que des adaptations au droit commun des régions soient apportées et qu'ils avaient eux-mêmes reconnues sous forme d'un article additionnel après l'article premier lors de la discussion du projet de loi par le Sénat en première lecture.
Ils ne peuvent toutefois admettre que ces caractères particuliers justifient pour la seule région de Corse la création d'un statut particulier totalement dérogatoire au droit commun.
Ils estiment, en effet, d'une part, que la notion de statut particulier n'est conforme ni à l'article 72, alinéa premier de la Constitution, notamment lorsque cet article est interprété par rapprochement avec les dispositions des articles 73 et 74 qui ne prévoient des adaptations ou des dérogations que pour les seuls départements et territoires d'outre-mer, ni à l'article 2 de cette même Constitution qui affirme l'unité et l'indivisibilité de la République, ainsi que l'égalité des citoyens devant la loi.
I : La loi n'est pas conforme aux articles 72, 73 et 74 de la Constitution L'article 72, alinéa premier de la Constitution, constate que les collectivités territoriales sont les communes, les départements et les territoires d'outre-mer. Ses auteurs, ainsi que les débats au Comité Consultatif Constitutionnel l'on montré, n'ont pas voulu cependant fermer la porte à des mesures d'adaptation de notre organisation administrative à des circonstances nouvelles, c'est pourquoi ils ont ajouté la phrase : « toute autre collectivité territoriale est créée par la loi ».
L'analyse littérale de l'ensemble de l'alinéa où les mots « communes, départements et territoires d'outre-mer » sont au pluriel, tend à montrer que les auteurs de la Constitution ont estimé qu'en matière de collectivités territoriales il ne pouvait y avoir que des catégories. L'expression « toute autre collectivité territoriale est créée par la loi » doit donc être interprétée comme signifiant que toute autre catégorie de collectivité est créée par la loi. Dans ces conditions, les auteurs du présent recours estiment que la création d'une nouvelle catégorie de collectivité territoriale telle que la région, par une simple loi, est conforme à la Constitution, sous réserve cependant que le texte constitutionnel soit lui-même complété de façon à ce que l'énumération du premier alinéa soit complète et qu'il n'y ait pas deux séries de collectivités territoriales, l'une ayant valeur constitutionnelle, l'autre simple valeur législative. Il conviendrait également que ce complément concerne le troisième alinéa de façon à bien marquer qu'il y a un délégué du Gouvernement, non seulement dans les départements et les territoires, mais également dans les régions.
En revanche, il ne semble pas conforme à la Constitution d'envisager la création, en application de la phrase « toute autre collectivité territoriale est créée par la loi », d'une collectivité locale sui generis et dérogatoire au droit commun.
La comparaison de la rédaction de l'article 72 et de la rédaction des articles 73 et 74 permet d'étayer cette affirmation.
Cette comparaison fait apparaître clairement que le constituant n'a explicitement voulu d'adaptation au droit commun que pour les seules collectivités territoriales d'outre-mer. Il n'a pas considéré que le territoire métropolitain recouvrait une diversité telle qu'elle puisse justifier des différences dans l'organisation institutionnelle de ses divisions administratives.
La considération avancée par le Gouvernement selon laquelle de tels statuts particuliers existeraient déjà, ne leur paraît pas devoir être retenue. Les « précédents » invoqués concernent les départements d'Alsace-Moselle, Paris et Mayotte.
Aucun ne leur semble constituer un véritable précédent pour des raisons diverses : : en ce qui concerne les spécificités du droit applicable en Alsace et Moselle connues sous le nom de « droit local », il s'agit de particularités historiques antérieures à la Constitution que, celle-ci a entendu maintenir ; de même que par son article 75, elle a entendu maintenir le statut personnel que pourraient posséder certains citoyens de la République.
Le statut de Paris est également antérieur à la Constitution qui, son texte le montre bien, a reconnu l'existence des collectivités territoriales mais n'a pas entendu les créer. En outre, la volonté du législateur qui s'est manifestée nettement en 1975, et au cours même des débats du projet de loi relatif aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, est de réaliser le plus complètement possible une assimilation au droit commun des départements et des communes.
S'agissant enfin de Mayotte, cette collectivité territoriale présente toutes les caractéristiques essentielles d'un département d'outre-mer.
Le projet initial déposé par le Gouvernement le précisait d'ailleurs explicitement. Ce n'est qu'en raison de considérations de politique internationale que le titre de département d'outre-mer ne lui a pas été explicitement donné. On peut penser, cependant, qu'il n'y aurait plus de difficultés aujourd"hui à ce que cette qualification, qui correspond à la réalité juridique de son statut, lui soit conférée.
La notion de statut particulier s'oppose d'autre part, aux notions d'unité et d'indivisibilité de la République, ainsi que d'égalité des citoyens devant la loi rappelées par l'article 2 de notre Constitution.
II : La loi n'est pas conforme à l'article 2 de la Constitution Si la notion de décentralisation est parfaitement conforme à l'unité de la République et ne paraît en soi nullement changer la nature de l'Etat français dans un sens fédéral, la notion de statut particulier contient, au-delà des intentions, des risques évidents de dislocation de l'unité nationale. La loi portant statut particulier de la Corse, l'exposé des motifs qui en sont à l'origine, ainsi surtout que les travaux parlementaires le démontrent à l'évidence. Le Gouvernement et l'Assemblée Nationale ont beaucoup hésité quant au fondement juridique de ce statut particulier. Ils ont oscillé entre l'article 72 de la Constitution et l'article 45 du projet de loi relatif aux droits et libertés des communes, des départements et des régions. Par les termes employés ils ont montré que la loi allait au-delà de sa lettre.
Faisaient-ils explicitement référence à l'article 45 de la loi générale dans l'article premier de la loi portant statut particulier, le rapport de la Commission des Lois de l'Assemblée Nationale en nouvelle lecture parlait d'une collectivité territoriale créée en application de l'article 72 de la Constitution. Alors que la notion de statut particulier n'apparaît que dans le titre de la loi, l'exposé des motifs du projet de loi qui en est à l'origine, en reconnaissant implicitement l'existence d'un peuple corse, laisse présager que le statut particulier n'est en fait qu'une étape transitoire vers un stade d'autonomie supplémentaire et pourquoi pas, la reconnaissance du droit pour ce peuple à l'autodétermination. Le caractère incomplet du texte aggrave ces incertitudes. Certaines des qualifications juridiques qu'il comporte accroissent la perplexité qu'inspirent les conditions dans lesquelles il a été élaboré et discuté. Pourquoi « assemblée de Corse » et pourquoi pas conseil régional ? L'expression assemblée de Corse est-elle un élément de la reconnaissance du peuple Corse ? Sous-entend-elle, qu'à terme, il n'y aurait plus désormais en Corse qu'une seule assemblée ? Que deviendraient les départements actuels dans le cadre de ce statut particulier ? Le texte n'est pas conforme à l'article 2 de la Constitution, d'autre part, dans la mesure où il prévoit des dérogations au statut de droit commun qui ne sont pas justifiées par les caractères particuliers de la région de Corse. N'y-a-t-il pas disproportion entre l'édiction d'un statut électoral spécial et le fait que la Corse est une île ? Certes, le Gouvernement a pu objecter au cours des débats que le statut n'était pas dérogatoire dans la mesure où le droit commun lui-même n'était pas encore défini. Il a pu laisser entendre également que le statut particulier n'était qu'une préfiguration du futur droit commun. Outre que le Parlement n'a aucune certitude qu'il en sera bien ainsi, il a bien été obligé de constater que le simple fait de prévoir des dispositions spéciales pour la région de Corse dans un texte particulier constituait en soit une atteinte à l'égalité des citoyens devant la loi. Cela est vrai pour des dispositions autres que des dispositions électorales, par exemple la création d'un deuxième conseil consultatif à côté de l'assemblée élue mais, outre qu'il ne s'agit pas de dispositions essentielles, on peut considérer à la limite qu'il s'agit d'une réponse adaptée à des caractères culturels particuliers et qui sont aujourd"hui reconnus.
La possibilité prévue par l'article 2 d'association aux institutions élues d'établissements publics non créés par elles est une dérogation qui ne saurait en revanche être admise ; elle porte atteinte au principe de la libre administration des collectivités territoriales et, aux lieu et place de créer, comme le voulaient les promoteurs du texte, une collectivité plus libre, met en place une collectivité moins autonome que les collectivités territoriales de droit commun.
L'édiction d'un statut électoral particulier pose un problème d'une autre nature dans la mesure où le droit de vote est un élément constitutif de la citoyenneté française et qu'édicter des dispositions particulières pour la reconnaissance de la qualité d'électeur, pour les conditions de présentation de candidatures, pour le régime des incompatibilités, pour le contrôle des opérations électorales, tend à constituer en France deux catégories de citoyens, et par là-même une inégalité dans l'exercice des droits civiques.
Il en est de même s'agissant des dispositions de l'article 48 de la loi qui limite les effets de l'amnistie aux seules infractions en relation avec la détermination du statut de la Corse alors que ces infractions, ni dans leur nature, ni dans leur motivation, ni dans leur date, ne diffèrent des infractions commises dans d'autres parties du territoire national. Il porte atteinte, d'autre part, au principe constant de notre droit selon lequel il n'y a d'amnistie que générale.