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Décision n° 80-125 DC du 19 décembre 1980 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la répression du viol et de certains attentats aux moeurs
Conformité

Conformément au 2e alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le texte de la loi relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs tel qu'il a été définitivement adopté par le Parlement.
Nous estimons en effet que les dispositions du 2e alinéa du nouvel article 331 du Code pénal telles qu'elles résultent du III de l'article premier de la loi qui vous est soumise ne sont pas conformes à la Constitution pour les motifs suivants.
... cette disposition est gravement contraire à la Constitution en ce que, à deux titres au moins, elle méconnaît le principe d'égalité devant la loi.

I. La loi rompt le principe d'égalité entre les délinquants

Il résulte du préambule de la Constitution, et notamment des articles l, 6 et 7 de la Déclaration des Droits de l'homme, ainsi que de l'article 2 de la Constitution, que le respect du principe d'égalité s'impose au législateur.
Le Conseil constitutionnel l'a d'ailleurs confirmé et précisé en rappelant que ce principe vaut pour les personnes placées dans une situation identique au regard de l'objet de la réglementation.
L'objet est ici celui de l'acte impudique ou contre nature.

Or la répression de celui-ci suppose q e lui soit donnée une définition strictement pénale qui n'autorise pas la distinction selon le sexe de la victime, qui fait appel à un élément extérieur, s'inspirant de préjugés moraux pour le moins discutables.

Au contraire de la distinction selon l'âge, rigoureusement conforme aux principes constitutionnels qui visent séparément adultes et enfants, l'opposition entre hétérosexualité et homosexualité n'est nulle part reconnue, dans aucun principe de quelque nature qu'il soit, la Constitution se refusant à reconnaître l'existence d'une prétendue « normalité », qu'elle soit philosophique, religieuse ou sexuelle. La condamnation de l'homosexualité est à l'évidence d'ordre culturel, comme l'atteste le contre-exemple brillant de l'Antiquité grecque, et l'on ne peut nommer acte « contre nature » celui que chacun sait être, au plus, un acte « contre culture ».

Aussi, ou bien le fait d'entretenir, avec mutuel consentement, des relations sexuelles avec un mineur de quinze à dix-huit ans n'est pas un délit, quel que soit le sexe des intéressés, ou bien c'est un délit. Mais on ne saurait, dans le respect de la Constitution, admettre qu'il y ait délit si la relation est homosexuelle et qu'il n'y ait pas délit si elle est hétérosexuelle.
La répression de l'acte impudique ou contre nature ne peut donc être différenciée selon que l'acte en cause est hétérosexuel ou homosexuel et l'article 331, alinéa 2, résultant de l'article I-III de la présente loi, qui néglige cette évidence, méconnaît ainsi le principe d'égalité des délinquants devant la loi.
Mais si la loi rompt l'égalité entre les délinquants, elle introduit aussi une discrimination entre les victimes.

II - La loi rompt le principe d'égalité entre les victimes

Toute loi pénale est à la fois répressive et préventive : répressive en ce qu'elle tend à sanctionner les coupables et préventive en ce que l'existence et la lourdeur des peines sont supposées dissuader les délinquants en puissance. Ainsi a-t-elle pour fonction théorique, notamment, de protéger les victimes potentielles, pour faire en sorte qu'elles ne deviennent pas victimes avérées. Et plus sont lourdes les peines prévues, mieux, en principe, est assurée cette protection.
Or, il apparaît, pour des raisons aisément compréhensibles, que la totalité des poursuites engagées pour acte impudique ou contre nature avec un individu mineur du même sexe met en cause un délinquant et une victime de sexe masculin. Ainsi, les auteurs de tels actes étant toujours des hommes, le fait que n'existent de sanctions particulières de l'acte impudique ou contre nature que quand il est d'ordre homosexuel les inciterait - si demeure valable le dogme selon lequel la dissuasion est proportionnelle à la peine - à ne commettre d'acte impudique ou contre nature qu'avec des mineurs, lesquels, alors ne seraient pas sanctionnés. La loi, en effet, condamne le viol, qu'il soit hétérosexuel ou homosexuel, et l'acte impudique ou contre nature seulement s'il est homosexuel.
Ainsi laisse-t-on sans protection contre cette dernière catégorie les enfants de sexe féminin, sauf dans le cas, inconnu à ce jour, où l'auteur de l'infraction est une femme.
Le principe n'est donc pas respecté qui veut que la loi soit « la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » (art. 6 de la Déclaration des droits de l'homme) et que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme » (préambule de la Constitution de 1946).
Doit donc être déclaré non conforme à la Constitution l'article I-III de la loi qui méconnaît cette exigence.
Enfin, on soulignera qu'en matière de liberté sexuelle, s'il doit exister une majorité spéciale distincte de la majorité civile, il ne saurait y avoir deux majorités différentes, soit quinze ans pour les hétérosexuels et dix-huit ans pour les homosexuels.
Et c'est en vain que l'on objecterait que la loi en cause ne fait que reprendre des dispositions déjà existantes.

III. La pré-existence de dispositions similaires ne fait pas obstacle à la déclaration de non-conformité

De la décision du 27 juillet 1978 et d'un certain nombre d'autres décisions proches, plusieurs commentaires ont abusivement déduit le refus du Conseil constitutionnel de statuer sur des lois reprenant des dispositions déjà existantes.
En réalité, le Haut Conseil s'est borné à affirmer, légitimement, qu'il ne pouvait procéder à un contrôle par voie d'exception, c'est-à-dire qu'il ne peut sanctionner la non-conformité d'un texte à l'occasion de l'examen d'un texte distinct. Mais cela n'a nullement pour effet d'interdire au Conseil constitutionnel de déclarer non conformes des dispositions d'une loi nouvelle se substituant à celles précédemment en vigueur.
En effet, il ne s'agit pas en l'espèce de la mise en œuvre de principes contenus dans un texte distinct, comme c'était le cas, selon la décision du 27 juillet 1978, à propos du monopole de radiotélévision. Au contraire, il s'agit ici d'une loi qui modifie sensiblement le Code pénal : elle est destinée à se substituer aux dispositions actuellement en
vigueur qui vont donc disparaître notamment celles qui concernant l'outrage public à la pudeur avec un individu du même sexe (art. 330, al. 2, du Code pénal).
Par la volonté du législateur, on est donc en présence d'une loi nouvelle, non encore promulguée, ne reposant sur aucun autre texte en vigueur dont la conformité serait discutée par voie d'exception, et présentant ainsi toutes les conditions fixées à l'article 61 de la Constitution. Les moyens invoqués à l'appui de la non-conformité ne trouvent pas leur source ou leur origine dans un autre texte législatif mais bien, exclusivement, dans celui en cause.
La rédaction actuelle de l'article 331 du Code pénal, qui, de toute façon, est destinée à disparaître pour être remplacée par celle de la loi déférée, n'est donc pas soumise à discussion, le Conseil constitutionnel n'étant d'ailleurs pas compétent pour en connaître, et il lui appartient seulement de dire si oui ou non la loi en cause est intrinsèquement conforme à la Constitution. La réponse à cette question ne peut être négative.
Tels sont les motifs pour lesquels nous vous demandons de bien vouloir déclarer le 2e alinéa du nouvel article 331 du Code pénal non conforme à la Constitution.