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Décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979 - Saisine par 60 députés

Loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales
Conformité

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le texte de la loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales, tel qu'il a été définitivement adopté le 29 juin 1979.
Nous estimons que les articles 1er, 3 et 5 de cette loi ne sont pas conformes à la Constitution pour les motifs suivants.
Le texte qui vous est déféré a pour objet, modifiant la loi du 30 juillet 1880, d'autoriser l'institution de « redevances pour usages » ou péages sur certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales.
Ce faisant, il porte atteinte à deux principes fondamentaux de notre droit constitutionnel qui sont la liberté d'aller et venir et l'égalité des citoyens devant la loi et devant les charges publiques.
Le réseau routier national, départemental et communal constitue, en effet, un ensemble unique et intégré sur lequel la gratuité, attribut de la liberté de circulation, est de règle.
N'y font exception que les autoroutes mais celles-ci, d'une part, se distinguent du reste du réseau national par leurs caractéristiques propres et, d'autre part, doublent systématiquement et nécessairement celui-ci mais ne le remplacent pas.
Or, dès l'instant où est édifié un pont reliant des voies nationales ou départementales existantes, il s'incorpore automatiquement à celles-ci dont il assure la continuité et doit, comme elles, être d'utilisation gratuite.
Admettre le contraire, en effet, constituerait une intolérable atteinte à la liberté d'aller et venir dans la mesure où certains usagers seraient contraints, pour leurs déplacements les plus normaux, d'acquitter une redevance indûe et, de surcroit, très élevée. Ainsi, s'agissant des ponts reliant une île au continent ou franchissant un estuaire profond, les intéressés n'auront de choix qu'entre ne pas se déplacer ou payer un péage élevé pour emprunter un ouvrage faisant naturellement partie du réseau routier.
A titre d'exemple, les habitants de la commune de Saint-Brévin, qui travaillent à Saint-Nazaire, ou ceux de l'île d'Oléron qui vont quotidiennement sur le continent, devront circuler sur des ponts qui sont des points de passage d'autant plus obligés que leur mise en service a entraîné la disparition des anciens bacs. Ces derniers étaient certes payants (bien qu'à prix modiques) mais ne faisaient pas partie du réseau routier.
Or, l'existence et le montant des péages seront, pour les intéressés, un obstacle difficlement surmontable dans les faits et inadmissible dans le principe. Là est la différence fondamentale avec les autoroutes, dont l'utilisation procède d'un libre choix (entre facilité avec péage ou gratuité avec lenteur), tandis que les ponts reliant des îles au continent ou desservant des estuaires profonds subordonnent impérativement la circulation au paiement d'une redevance. A cet égard, il convient de rappeler que pour aller de Saint-Brévin à Saint-Nazaire sans utiliser le pont à péage, il est nécessaire de parcourir une distance de 120 kilomètres (contre 3 km sur le pont) et de traverser, en outre, l'agglomération et la ville de Nantes.
L'atteinte à la liberté d'aller et venir, liberté essentielle s'il en est, se trouve ainsi nettement caractérisée.
En vain objecterait-on que l'article 3, qui permet des tarifs différentiels ou la gratuité, rétablit une certaine liberté de circulation. D'une part, il ne s'agit là que d'une faculté et non d'une obligation. D'autre part, elle est réservée aux seuls ouvrages reliant des voies départementales.
Enfin, et surtout, cette modalité substituerait une nouvelle inégalité à l'ancienne au lieu de la faire disparaître.
La construction des ponts a, en effet, permis que tous les intéressés puissent utiliser la partie du réseau routier qu'ils constituent pour leurs déplacements nécessaires, alors que cela leur était auparavant interdit parce qu'impossible.
L'habitant de Saint-Brévin travaillant à Saint-Nazaire pourra désormais, comme celui qui réside en banlieue parisienne et occupe un emploi dans la capitale, s'y rendre normalement et sans péage. Mais en instituant des redevances préférentielles sur les ponts, l'égalité serait de nouveau rompue au détriment, cette fois, de ceux qui ne sont pas quotidiennement concernés : le parisien se rendant à Oléron devrait acquitter un péage dont serait dispensé l'insulaire allant à Paris et empruntant le même ouvrage, alors que l'un et l'autre sont dans une situation juridique strictement identique au regard de l'objet de la réglementation, à savoir la libre utilisation du réseau routier.
Dès lors, la gratuité absolue est seule admissible pour tous les ouvrages incorporés au réseau routier national ou départemental et qui constituent des points de passage obligés et uniques. Le péage prévu par le texte porte atteinte à la liberté d'aller et venir et rompt l'égalité entre les citoyens.
A ce double titre, il est donc non conforme à la Constitution.
On soulignera que les deux principes remis en cause par ce texte ont été introduits dans notre droit dès la Déclaration de 1789. Et c'est justement parce que des pratiques fâcheuses les avaient méconnus tout au long du XIXème Siècle que le législateur de 1880 a estimé nécessaire de poser des règles claires, absolues et définitives pour en garantir le respect sur le réseau routier. A cet égard, la loi de 1880 apparait bien comme constituant la consécration solennelle de la gratuité de la circulation routière, corrolaire indispensable de la liberté d'aller et venir, comme l'attestent les précédents du texte, les conditions historiques de son vote et l'intention manifeste de ses auteurs. Tout ceci conduit à penser que la loi de 1880 définit un principe fondamental au sens des principes reconnus par les lois de la République et visés par le Préambule de la Constitution de 1946, la liberté d'aller et venir étant au moins aussi essentielle que celle de s'exprimer librement (1881) ou de s'associer (1901).
Tels sont les motifs pour lesquels nous vous demandons de bien vouloir déclarer non conformes à la Constitution les dispositions des articles 1er, 3 et 5 de la loi qui vous est déférée.