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Décision n° 2019-810 QPC du 25 octobre 2019 - Décision de renvoi CE

Société Air France [Responsabilité du transporteur aérien en cas de débarquement d'un étranger dépourvu des titres nécessaires à l'entrée sur le territoire national]
Conformité

Conseil d'État

N° 427744
ECLI : FR : CECHR : 2019 : 427744.20190731
Inédit au recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Fabio Gennari, rapporteur
M. Guillaume Odinet, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO, avocats

Lecture du mercredi 31 juillet 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu les procédures suivantes :
1 °/ Sous le n° 427744, par un mémoire distinct, enregistré le 3 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la société Air France demande au Conseil d'Etat, à l'appui de son pourvoi contre l'arrêt n° 17PA03680 du 10 décembre 2018 de la cour administrative d'appel de Paris, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 625-1 et L. 625-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

2 °/ Sous le n° 427745, par un mémoire distinct, enregistré le 3 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la société Air France demande au Conseil d'Etat, à l'appui de son pourvoi contre l'arrêt n° 17PA03681 du 10 décembre 2018 de la cour administrative d'appel de Paris, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 625-1 et L. 625-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la convention d'application de l'accord de Schengen ;
- le protocole intégrant l'acquis de Schengen dans le cadre de l'Union européenne, annexé au traité sur l'Union européenne et au traité instituant la Communauté européenne ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Fabio Gennari, auditeur,
- les conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Air France ;

Considérant ce qui suit :

1. Les mémoires présentés par la société Air France sous le n° 427744 et sous le n° 427745 présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ». Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
3. Par des décisions en date des 16 et 17 mai 2016, le ministre de l'intérieur a infligé à la société Air France deux amendes de 5 000 euros chacune sur le fondement des articles L. 625-1 et L. 625-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. La société Air France demande que soit renvoyée au Conseil constitutionnel, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de ces deux articles.
4. Aux termes de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen : « 1. Sous réserve des engagements qui découlent de leur adhésion à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, telle qu'amendée par le Protocole de New York du 31 janvier 1967, les Parties Contractantes s'engagent à introduire dans leur législation nationale les règles suivantes : (...) / b) le transporteur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour s'assurer que l'étranger transporté par voie aérienne ou maritime est en possession des documents de voyage requis pour l'entrée sur les territoires des Parties Contractantes. / 2. Les Parties Contractantes s'engagent, sous réserve des engagements qui découlent de leur adhésion à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, telle qu'amendée par le Protocole de New York du 31 janvier 1967 et dans le respect de leur droit constitutionnel, à instaurer des sanctions à l'encontre des transporteurs qui acheminent par voie aérienne ou maritime d'un État tiers vers leur territoire, des étrangers qui ne sont pas en possession des documents de voyage requis ». Ces dispositions ont été intégrées dans le droit de l'Union par le protocole intégrant l'acquis de Schengen dans le cadre de l'Union européenne, annexé au traité sur l'Union européenne et au traité instituant la Communauté européenne, et trouvent aujourd'hui leur base juridique dans l'article 79 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
5. L'article L. 625-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, pris notamment pour la mise en oeuvre des stipulations de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen, dispose, dans sa version applicable au litige : « Est punie d'une amende d'un montant maximum de 5 000 euros l'entreprise de transport aérien ou maritime qui débarque sur le territoire français, en provenance d'un Etat avec lequel ne s'applique pas l'acquis de Schengen, un étranger non ressortissant d'un Etat de l'Union européenne et démuni du document de voyage et, le cas échéant, du visa requis par la loi ou l'accord international qui lui est applicable en raison de sa nationalité. / Est punie de la même amende l'entreprise de transport aérien ou maritime qui débarque, dans le cadre du transit, un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne et démuni du document de voyage ou du visa requis par la loi ou l'accord international qui lui est applicable compte tenu de sa nationalité et de sa destination ». L'article L. 625-5 du même code, dans sa rédaction alors en vigueur, dispose : « Les amendes prévues aux articles L. 625-1 et L. 625-4 ne sont pas infligées : 1 ° Lorsque l'étranger a été admis sur le territoire français au titre d'une demande d'asile qui n'était pas manifestement infondée ; / 2 ° Lorsque l'entreprise de transport établit que les documents requis lui ont été présentés au moment de l'embarquement et qu'ils ne comportaient pas d'élément d'irrégularité manifeste ».
6. En premier lieu, les amendes infligées à la société Air France l'ont été sur le fondement des dispositions qui viennent d'être citées, qui sont ainsi applicables au litige.
7. Si, en deuxième lieu, le Conseil constitutionnel, dans les motifs de sa décision n° 92-307 DC du 25 février 1992, a spécialement examiné les dispositions de la loi de la loi du 26 février 1992 créant l'article 20 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, codifié par la suite aux articles L. 625-1 et L. 625-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en écartant les griefs mettant en cause la conformité à la Constitution de ces dispositions, il ne les a pas déclarées conformes à la Constitution dans le dispositif de sa décision. Ces dispositions ne peuvent, par suite, être regardées comme ayant déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.
8. En troisième lieu, sur le territoire national intégré dans l'espace Schengen, les dispositions contestées procèdent, en ce qu'elles exigent que le transporteur contrôle la détention des documents de voyage requis et en ce qu'elles le sanctionnent pour avoir transporté un étranger qui ne les détient pas, de l'exécution d'une obligation précise et inconditionnelle posée par la convention de Schengen, laquelle a été intégrée au droit de l'Union européenne. Dans cette mesure, le moyen soulève, s'agissant du contrôle de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la convention de Schengen, une question qui présente un caractère nouveau.
9. En outre, le moyen soulevé par la société Air France, tiré de ce que les dispositions qu'elle critique portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment à ceux qui sont garantis par l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 soulève une question qui présente un caractère sérieux.
10. Il y a lieu, dès lors, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

D E C I D E :
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Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des articles L. 625-1 et L. 625-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile est renvoyée au Conseil constitutionnel.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur les pourvois de la société Air France jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Air France et au ministre de l'intérieur. Copie en sera adressée au Premier ministre.