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Décision n° 2018-762 DC du 15 mars 2018 - Observations du Gouvernement

Loi permettant une bonne application du régime d'asile européen
Conformité

Le Conseil constitutionnel a été saisi d'un recours de plus de soixante sénateurs contre la loi permettant une bonne application du régime d'asile européen.
Ce recours appelle, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.

I. - La première série de griefs est dirigée contre les dispositions fixant le moment à compter duquel un étranger est susceptible d'être placé en rétention administrative aux fins de la mise en œuvre du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dit « Dublin III », dont les articles 20 et suivants fixent les conditions dans lesquelles l'Etat sur le territoire duquel se trouve le demandeur d'asile requiert de l'Etat qu'il estime responsable de l'examen de la demande de prendre ou de reprendre en charge le demandeur d'asile et organise son transfert vers celui-ci.

1 ° Il est soutenu en premier lieu, à cet égard, que les dispositions des 23e, 28e et 33e alinéas de l'article 1er de la loi déférée méconnaissent l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 et qui impose au législateur d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi (en ce sens notamment la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, cons. 9).
Tel n'est cependant nullement le cas en l'espèce.
Il sera observé à titre liminaire qu'en l'état de la législation en vigueur, l'assignation à résidence peut être décidée dès l'identification du dépôt par l'étranger d'une demande d'asile dans un autre Etat membre de l'Union européenne. Le Conseil d'Etat statuant au contentieux a en revanche estimé que, par les articles L. 742-2 et L. 742-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) dans leur rédaction issue de l'article 20 de la loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, inchangée sur ce point par l'article 34 de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, le législateur n'avait pas entendu permettre que l'autorité administrative puisse placer l'intéressé en rétention administrative avant l'intervention de la décision de transfert prise après acceptation, explicite ou implicite, par l'autre Etat membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée (avis CE, 19 juillet 2017, n° 408919, Préfet du Pas-de-Calais c/ J.).
L'article 1er de la loi déférée modifie cet état du droit pour prévoir désormais, pour l'assignation à résidence comme pour le placement en rétention administrative, que la mesure est susceptible d'être prise à compter de la présentation à l'autre Etat membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge du demandeur d'asile.
C'est ainsi, d'une part, que par le b) de son 10 °, il complète le I de l'actuel article L. 561-2 du CESEDA, qui définit de manière générale les cas d'assignation à résidence d'une personne au titre de la législation sur les étrangers, en y ajoutant un 1 ° bis visant celui qui « fait l'objet d'une décision de transfert (…) ou d'une requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge (…) » en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013. De même, d'autre part, le d du 10 ° de cet article 1er réécrit-il le dernier alinéa de ce même I de l'article L. 561-2 prévoyant les cas d'application de l'article L. 551-1, c'est-à-dire de la rétention administrative, pour y ajouter l'hypothèse dans laquelle l'étranger « faisant l'objet d'une requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge, en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil précité, ou d'une décision de transfert notifiée (…) » présente un risque non négligeable de fuite au sens désormais caractérisé spécifiquement par les 1 ° à 12 ° du II de l'article L. 551-1 tel que parallèlement modifié par le 2 ° de l'article 1er.
Les sénateurs auteurs de la saisine veulent voir une contradiction entre ces dispositions et celles du 8 ° de l'article 1er, qui précisent dans un second alinéa ajouté à l'article L. 554-1 que l'étranger ne peut être placé ou maintenu en rétention à ce titre « que pour le temps strictement nécessaire à la détermination de l'Etat responsable de l'examen de sa demande d'asile et, le cas échéant, à l'exécution d'une décision de transfert ». Mais, alors que les b) et d) du 10 ° fixent le moment à partir duquel une assignation à résidence ou un placement en rétention peuvent être décidés, ce 8 ° détermine celui au-delà duquel une telle mesure ne peut plus être décidée ou maintenue, la notion de détermination de l'Etat responsable y étant entendue au sens large comme incluant l'ensemble des éléments de la procédure allant jusqu'à l'acceptation ou au refus par l'autre Etat de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée et, le cas échéant, jusqu'à l'exécution de la décision de transfert.
Les dispositions contestées ne méconnaissent donc nullement l'objectif de valeur constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi.

2 ° Sur le fond, les sénateurs requérants soutiennent ensuite que la possibilité de placer un étranger en rétention administrative au titre de la mise en œuvre des règles de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande d'asile, dès le stade de la présentation à l'autre Etat membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée, c'est-à-dire avant qu'une décision de transfert ait été prise à son égard, est constitutive d'une violation de la liberté individuelle protégée par l'article 66 de la Constitution.
Le Gouvernement ne partage pas cette analyse.
Il sera observé en premier lieu qu'en vertu du premier alinéa du II créé à l'article L. 551-1 par le 2 ° de l'article 1er de la loi déférée, pour le placement direct en rétention administrative, et par l'effet du renvoi global à cet article L. 551-1 par le dernier alinéa de l'article L. 561-2 tel que réécrit par le d) du 10 ° de l'article 1er, pour les placements décidés dans le prolongement d'une assignation à résidence préalable, le placement en rétention ne sera dans tous les cas susceptible d'être décidé, que ce soit au stade de la requête aux fins de prise en charge ou ultérieurement, que sur la base d'une évaluation individuelle prenant en compte l'état de vulnérabilité de l'intéressé et sous la condition d'un risque non négligeable de fuite tel que caractérisé selon les règles figurant aux 1 ° à 12 ° du II de l'article L. 561-2 modifié, comme il sera rappelé au point II/ ci-après. L'ensemble de ces critères feront l'objet d'un contrôle par le juge des libertés et de la détention.
Le Gouvernement souligne en second lieu que la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions est nécessaire au respect par la France de ses engagements européens. Tout en ménageant à l'article 17 des clauses dites discrétionnaires permettant notamment, à titre dérogatoire, à un Etat membre de prendre en charge l'examen d'une demande qui ne lui incombe pas, le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 repose tout entier sur des règles de répartition tendant à organiser une gestion ordonnée des demandes en évitant qu'une même personne fasse examiner sa demande de protection internationale par plusieurs Etats membres de l'Union européenne successivement. Dans le contexte créé par la crise migratoire des dernières années, qui s'est traduite par une augmentation considérable du nombre de mouvements secondaires de demandeurs d'asile au sein de l'Union européenne et singulièrement en direction de la France, celle-ci ne parvient à exécuter, en l'absence de mesure permettant, au cas par cas, le placement en temps utile en rétention administrative, que moins de 10 % de ses décisions de transfert. La faiblesse de ce taux limite la contribution de notre pays au bon fonctionnement du régime organisé par le règlement « Dublin III ».
Les principaux partenaires de la France pour l'application du règlement, à savoir l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et la Suisse, mettent au demeurant en œuvre des régimes de rétention précoce (voir ainsi, s'agissant de l'Allemagne, la « rétention de préparation » - Vorbereitungshaft - précédant la « rétention de sécurisation » - Sicherungshaft). Il sera d'ailleurs relevé que l'article 28 du règlement « Dublin III » non seulement ne comporte en son paragraphe 2, qui énonce que les Etats membres « peuvent placer les personnes concernées en rétention en vue de garantir les procédures de transfert conformément au présent règlement (…) », aucune restriction chronologique, mais encore envisage expressément l'hypothèse d'un placement antérieur à la décision de transfert, et même à la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée, puisqu'il précise au deuxième alinéa de son paragraphe 3 qu'en pareil cas, la requête aux fins de prise en charge et la réponse de l'Etat membre concerné doivent être formulées dans des délais accélérés : l'Etat requérant dispose d'un mois pour présenter sa demande et l'Etat requis n'a que deux semaines pour se prononcer, l'absence de réponse dans ce délai valant acceptation de la requête et entraînant l'obligation de prendre ou de reprendre en charge la personne.
Ce délai de deux semaines s'appliquera de plein droit pour les personnes qui seront placées en France en rétention à compter le cas échéant, désormais, de la présentation de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge. L'article L. 554-1 du CESEDA tel que complété par le 8 ° de l'article 1er de la loi déférée garantit en outre, tant pour les placements initiaux que pour ceux venant prolonger une assignation à résidence préexistante, que la mesure sera levée dès l'intervention, dans ce délai de deux semaines, d'une éventuelle décision de refus de prise en charge ou de reprise en charge et, d'autre part, qu'en cas d'acceptation, elle ne pourra être maintenue que le temps strictement nécessaire à l'exécution de la décision de transfert, celle-ci devant elle-même, selon le troisième alinéa du paragraphe 3 de l'article 28 du règlement « Dublin III », être exécutée, sauf cas de recours, dans un délai maximum de six semaines à compter de cette acceptation.
A la lumière de ces observations, il n'apparaît pas que les placements en rétention susceptibles d'être décidés puissent constituer une rigueur excessive au regard des exigences résultant de l'article 66 de la Constitution.

II. - Les sénateurs requérants contestent en outre, comme attentatoire à la liberté individuelle garantie par l'article 66 de la Constitution, pour les placements en rétention, et à la liberté individuelle, pour les assignations à résidence, la définition du risque non négligeable de fuite par le II de l'article L. 551-1 du CESEDA tel que modifié par le 2 ° de l'article 1er de la loi déférée.
Il sera rappelé, sur ce point, que l'exigence d'une définition spécifique résulte des exigences de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui par un arrêt du 15 mars 2017 (aff. C-528/15, Policie ČR, Krajské ředitelství policie Ústeckého kraje, odbor cizinecké policie contre Salah Al Chodor e.a.), a dit pour droit que l'article 2, sous n), et l'article 28, paragraphe 2, du règlement « Dublin III » doivent être interprétés en ce sens qu'ils imposent aux Etats membres de fixer, dans une disposition contraignante de portée générale, les critères objectifs sur lesquels sont fondées les raisons de craindre la fuite du demandeur d'une protection internationale qui fait l'objet d'une procédure de transfert. La Cour de cassation ayant jugé que de telles dispositions ne pouvaient être regardées comme figurant dans la législation nationale en vigueur (Cass. 1re civ., n° 17-15.160, Inkaran ; dans le même sens CE, 5 mars 2018, n° 405474, La Cimade), il est apparu nécessaire de la compléter à cette fin.
Tel est l'objet des dispositions critiquées, qui énoncent douze cas de caractérisation du risque non négligeable de fuite, seuls étant contestés les 5 ° à 8 °, visant respectivement l'étranger refusant de se soumettre au relevé de ses empreintes digitales ou altérant volontairement ces dernières pour empêcher leur enregistrement, l'étranger ayant contrefait, falsifié ou établi sous un autre que nom que le sien un titre de séjour ou un document d'identité ou de voyage, l'étranger ayant dissimulé des éléments de son identité, de son parcours migratoire, de sa situation familiale ou de ses demandes antérieures d'asile et l'étranger qui ne bénéficie pas des conditions matérielles d'accueil prévues au chapitre IV du titre IV du livre VII du CESEDA sans pouvoir justifier du lieu de sa résidence effective ou permanente.
Mais, d'une part, la critique est inopérante en ce qui concerne les assignations à résidence, le risque non négligeable de fuite n'étant une condition de légalité de la mesure que pour les placements en rétention, ainsi que cela résulte tant du paragraphe 2 de l'article 28 du règlement « Dublin III » que des dispositions combinées de l'article L. 561-2 et du II de l'article L. 551-1 tel que modifiés par l'article 1er de la loi déférée.
D'autre part, les 5 ° à 8 ° sont critiqués en substance en ce que le comportement reproché à l'étranger pour caractériser un risque non négligeable de fuite justifiant, sous réserve d'une évaluation individuelle, son placement en rétention, ne lui serait en fait pas toujours imputable compte tenu notamment de la situation de vulnérabilité dans laquelle il se trouve vis-à-vis des réseaux de passeurs. Mais il y a lieu d'observer que les différentes hypothèses envisagées, qui sont définies avec précision et qui traduisent le défaut de coopération loyale ou de garanties de représentation d'un étranger s'entendent sous la réserve générale, figurant à la dernière phrase du premier alinéa du II de l'article L. 561-2, de toute « circonstance particulière » qui, dans tel cas particulier, empêcherait de considérer, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention, que l'un ou l'autre des comportements en cause caractérise un risque non négligeable de fuite. La crainte exprimée par les sénateurs requérants apparaît ainsi dépourvue de fondement.

III. - Les sénateurs auteurs de la saisine critiquent en dernier lieu la réduction, résultant de la modification du premier alinéa du I de l'article L. 742-4 du CESEDA par le a) du 2 ° de l'article 3 de la loi déférée, de quinze à sept jours du délai de recours contre la décision de transfert à compter de la notification de cette dernière ; ils y voient une atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789 (voir sur ce dernier point la décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996, cons. 83).
Le Gouvernement ne partage pas cette analyse. Outre que le recours demeure suspensif par l'effet du second alinéa de l'article L. 742-5 inchangé, l'étranger, qui conserve naturellement la possibilité de se faire assister d'un conseil et de demander le concours d'un interprète, aura été préalablement informé de ses droits, et notamment de la possibilité de contester une éventuelle décision de transfert, au stade de l'entretien individuel qui lui est garanti par les articles 4 et 5 du règlement « Dublin III ». Eu égard enfin à la nature et à l'objet de la décision contestée, le délai de recours de sept jours ne méconnaît pas les exigences résultant de l'article 16 de la Déclaration de 1789.
Il sera enfin observé que, pour les étrangers placés en rétention et bénéficiant à ce titre de modalités renforcées d'assistance juridique, le délai demeure fixé à quarante-huit heures.

Pour ces raisons, le Gouvernement est d'avis qu'aucun des griefs articulés par les auteurs de la saisine n'est de nature à conduire à la censure des dispositions de la loi permettant une bonne application du régime d'asile européen. Aussi estime-t-il que le Conseil constitutionnel devra rejeter le recours dont il est saisi.