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Décision n° 2018-741 QPC du 19 octobre 2018 - Décision de renvoi CE

M. Belkacem B. [Délai de recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière]
Conformité

Conseil d'État

N° 409630
ECLI : FR : CECHR : 2018 : 409630.20180718
Inédit au recueil Lebon
6ème et 5ème chambres réunies
Mme Airelle Niepce, rapporteur
Mme Julie Burguburu, rapporteur public
SCP SPINOSI, SUREAU, avocats

Lecture du mercredi 18 juillet 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par trois mémoires, enregistrés les 24 avril, 14 juin et 10 juillet 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, M. B...A...demande au Conseil d'Etat, à l'appui de son pourvoi tendant à l'annulation de l'ordonnance n° 17DA00069 du 7 février 2017 par laquelle le président de la cour d'appel de Douai a rejeté son appel contre l'ordonnance n° 1603382 du 25 octobre 2016 du magistrat délégué du tribunal administratif de Rouen rejetant sa demande tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 11 octobre 2016 de la préfète de la Seine-Maritime ordonnant sa reconduite à la frontière et fixant le pays de destination, et à ce qu'il soit ordonné à l'administration de réexaminer sa situation et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour dans un délai de huit jours, sous astreinte, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 512-1 et L. 533-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et de l'article L. 776-1 du code de justice administrative, dans leur rédaction issue de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, en tant que ces dispositions sont applicables aux étrangers détenus.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 ;
- la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 ;
- la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 ;
- les décisions du Conseil constitutionnel n° 2006-539 DC du 20 juillet 2006 et n° 2018-709 QPC du 1er juin 2018 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Airelle Niepce, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Julie Burguburu, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de M.A....

Considérant ce qui suit :

Sur l'intervention de l'OIP-SF, de la CIMADE et du GISTI :

1. L'OIP-SF, la CIMADE et le GISTI, justifient, eu égard à la nature et à l'objet du litige, d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la demande de M. A...tendant au renvoi au Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'État (...) ». Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

3. Dans sa rédaction issue la loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, l'intégration et à la nationalité, l'article L. 533-1 code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit que : « L'autorité administrative compétente peut, par arrêté motivé, décider qu'un étranger (...) doit être reconduit à la frontière : / 1 ° Si son comportement constitue une menace pour l'ordre public. / (...). / Les articles L. 511-4, L. 512-1 à L. 512-3, le premier alinéa de l'article L. 512-4, le premier alinéa du I de l'article L. 513-1 et les articles L. 513-2, L. 513-3, L. 514-1, L. 514-2 et L. 561-1 du présent code sont applicables aux mesures prises en application du présent article ». Dans sa rédaction issue de la même loi, le II de l'article L. 512-1 du même code dispose que : « L'étranger qui fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire sans délai peut, dans les quarante-huit heures suivant sa notification par voie administrative, demander au président du tribunal administratif l'annulation de cette décision (...). / Il est statué sur ce recours selon la procédure et dans les délais prévus au I », procédure selon laquelle le tribunal administratif statue dans un délai de trois mois à compter de sa saisine. L'article L. 776-1 du code de justice administrative, également dans sa rédaction issue de la loi du 16 juin 2011, dispose que : « Les modalités selon lesquelles le tribunal administratif examine les recours en annulation formés contre les obligations de quitter le territoire français (...) et les arrêtés de reconduite à la frontière pris en application de l'article L. 533-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile obéissent, sous réserve des articles L. 514-1, L. 514-2 et L. 532-1 du même code, aux règles définies par les articles L. 512-1, L. 512-3 et L. 512-4 dudit code ». Enfin, l'article R. 776-4 du même code précise qu'un délai de quarante-hui heures s'applique pour la contestation des arrêtés de reconduite à la frontière. La requête de M. A...doit être analysée comme soutenant que les dispositions du II de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, du dernier alinéa de l'article L. 533-1 du même code ainsi que les termes « et les arrêtés de reconduite à la frontière pris en application de l'article L. 533-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile » de l'article L. 776-1 du code de justice administrative, en tant qu'ils sont applicables aux étrangers détenus faisant l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, méconnaissent le droit à un recours effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles prévoient un délai de quarante-huit heures pour saisir le tribunal administratif d'un recours contre cet arrêté.

4. En l'absence, à la date de l'arrêté attaqué, de dispositions particulières relatives aux conditions dans lesquelles les étrangers détenus peuvent exercer un recours contre les arrêtés de reconduite à la frontière pris en application de l'article L. 533-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, lequel se borne à renvoyer, de manière générale, à l'article L. 512-1 du même code, relatif au régime de contestation des obligations de quitter le territoire français, il résulte de ces dispositions que le régime de recours applicable est celui fixé par le II de cet article L. 512-1, c'est-à-dire celui des obligations de quitter le territoire français sans délai de départ volontaire, dans la mesure où un arrêté de reconduite à la frontière doit être exécuté sans délai. Ces dispositions prévoient que le juge doit être saisi d'un recours contre l'arrêté dans les quarante-huit heures suivant sa notification par voie administrative et que le tribunal administratif a trois mois pour statuer à compter de sa saisine.

5. M.A..., étranger détenu dans un établissement pénitentiaire, a relevé appel de l'ordonnance du magistrat délégué du tribunal administratif de Rouen du 25 octobre 2016 qui a rejeté comme tardif, pour avoir été enregistré après l'expiration du délai de quarante-huit heures, le recours qu'il avait formé contre l'arrêté du 11 octobre 2016 du préfet de la Seine-Maritime ordonnant sa reconduite à la frontière et fixant le pays de destination. Par suite, les dispositions du II de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et du dernier alinéa l'article L. 533-1 du même code ainsi que les termes « et les arrêtés de reconduite à la frontière pris en application de l'article L. 533-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile » de l'article L. 776-1 du code de justice administrative sont, dans leur rédaction issue de la loi du 16 juin 2011 précitée, applicables au litige, au sens et pour l'application de l'article 23 5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.

6. Si le Conseil constitutionnel a, dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 2006-539 DC du 20 juillet 2006, déclaré conforme à la Constitution les dispositions de l'article 57 de la loi du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et l'intégration qui ont réécrit les dispositions de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers, cet article a été de nouveau réécrit et, sur le fond, substantiellement modifié par l'article 48 de la loi du 16 juin 2011 précitée, de sorte que les dispositions de son II, dans sa rédaction issue de cette loi, ne peuvent être regardées comme ayant été déclarées conformes à la Constitution par les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel. Par ailleurs, les dispositions de l'article L. 533-1 et de l'article L. 766-1 n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution par les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

7. Par sa décision n° 2018-709 QPC du 1er juin 2018, le Conseil constitutionnel a censuré les mots : « et dans les délais » figurant au IV de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans leur rédaction résultant de la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, qui prévoient qu'un étranger détenu qui fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français dispose d'un délai de quarante-huit heures pour saisir le tribunal administratif, lequel dispose d'un délai de soixante-douze heures pour se prononcer, aux motifs que : « en enserrant dans un délai maximal de cinq jours le temps global imparti à l'étranger détenu afin de former son recours et au juge afin de statuer sur celui-ci, les dispositions contestées, qui s'appliquent quelle que soit la durée de la détention, n'opèrent pas une conciliation équilibrée entre le droit au recours juridictionnel effectif et l'objectif poursuivi par le législateur d'éviter le placement de l'étranger en rétention administrative à l'issue de sa détention ». Si les dispositions dont M. A...soutient qu'elles sont contraires à la Constitution laissent au tribunal administratif un délai de trois mois pour statuer sur la demande dont il est saisi, elles ont pour effet d'appliquer à l'étranger détenu un délai de quarante-huit heures pour le saisir, identique à celui prévu par les dispositions du IV de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ayant fait l'objet de la décision de non-conformité à la Constitution rendue par le Conseil constitutionnel. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de ce que les dispositions attaquées portent atteinte au droit à un recours effectif découlant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, eu égard à la brièveté du seul délai de recours et aux contraintes résultant de la détention, soulève une question qui présente un caractère sérieux.

8. Ainsi, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée à l'encontre de ces dispositions.

D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de l'Observatoire international des prisons, du Comité inter-mouvements auprès des évacués et du Groupe d'information et de soutien des immigrés est admise.

Article 2 : La question de la conformité à la Constitution des dispositions du II de l'article L. 512-1 du code l'entrée et du séjour des étrangers, du dernier alinéa de l'article L. 533-1 du même code ainsi que les termes « et les arrêtés de reconduite à la frontière pris en application de l'article L. 533-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile » de l'article L. 776-1 du code de justice administrative, dans leur rédaction issue de la loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, l'intégration et à la nationalité, en tant qu'ils sont applicables aux étrangers détenus faisant l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, est renvoyée au Conseil constitutionnel.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. B...A..., à l'Observatoire international des prisons - section française, premier intervenant dénommé, et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre.