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Décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à l'extension du délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse
Conformité - réserve

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Les sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à l'extension du délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse, aux fins de déclarer contraire à la Constitution son unique article, qui porte atteinte à des principes fondamentaux reconnus par le Conseil constitutionnel.

Ils complèteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.

L'article unique est contraire aux grands principes qui fondent le droit pénal français et qui découlent de la Constitution et de la Déclaration des Droits de 1'Homme et du Citoyen.

Aux termes de l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »

Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cette disposition impose tout d'abord au législateur de « fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale 1 ».Le soin de définir les infractions et les peines qui y sont attachées ne peut échoir au pouvoir réglementaire ou à l'interprétation des magistrats. Ensuite, le législateur doit« définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure 1 'arbitraire »2 mais également pour éviter« une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infraction »3 .

En outre, le législateur est tenu au principe de clarté de la loi pénale, qui découle de l'article 34 de la Constitution et de l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ainsi que de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, dans le respect des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, qui lui imposent « d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques »4 .

Actuellement, l'infraction définie à l'article L. 2223-2 du code de la santé publique comme le « fait d'empêcher ou de tenter d'empêcher de pratiquer ou de s'informer sur [l'interruption volontaire de grossesse] » se caractérise dans deux hypothèses : la perturbation de l'accès aux établissements ou l'exercice de pressions morales et psychologiques, menaces ou actes d'intimidation.

Le texte déféré par les sénateurs étend l'infraction d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse à
« la diffusion ou la transmission d'allégations ou d'indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif ».

Le texte ainsi rédigé fait naître une grande incertitude sur les éléments constitutifs de l'infraction. Les travaux de l'Assemblée nationale ne permettent pas de savoir si le comportement de diffusion d'informations doit être combiné ou non avec la perturbation de l'accès aux établissements ou l'exercice de pressions morales.

Lors de la séance publique du 1er décembre 2016, Madame Catherine Coutelle, rapporteur à 1'Assemblée nationale déclarait que : « 1 'amendement fait remonter la précision sur les moyens qu'apporte la proposition de loi, au premier alinéa de 1 'article L. 2223-2 du code de la santé publique, afin d'englober non seulement la pression psychologique et morale, et la perturbation de 1 'accès à un établissement de santé, mais aussi le fait de donner des informations fausses sur les horaires, la fermeture d'un établissement ou toute autre manière de dissuader les femmes de prendre un rendez-vous. »

Alors même que les éléments constitutifs de l'infraction sont définis dans les deuxième et troisième alinéas de l'article L. 2223-2 du code de la santé publique, la modification du premier alinéa de cet article introduit donc un fort élément d'incertitude dans la définition du délit, ce qui est manifestement contraire au principe de légalité des délits et des peines En outre, le manque d'intelligibilité du texte contrevient à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.

Est également contraire au principe de légalité des délits et des peines le fait d'incriminer la diffusion ou la transmission « d'allégations ou d'indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif,· sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse », sans que soit définie de manière certaine, afin d'exclure tout arbitraire, l'information induisant en erreur. En réalité, le soin de définir de tels actes relèverait de l'interprétation des magistrats.

En effet, aux fins de qualifier 1'infraction, le texte oblige lejuge à entrer dans un débat de nature médicale et scientifique qui n'est pas le sien et dont toutes les données ne sont pas actuellement maîtrisées.

Aux termes de l'article 5 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »

En outre, aux termes de l'article 8 de cette même Déclaration : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »

Le Conseil constitutionnel, par sa jurisprudence, veille à s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue5•

Il a ainsi déclaré contraire à la Constitution un texte qui prévoyait un délit de fraude aux prestations sociales dont les peines encourues étaient comparables à celles du délit d'escroquerie 6.

Le texte déféré punit de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende le délit étendu d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse, qui peut être désormais constitué par la diffusion en ligne d'informations ou d'allégations, tel un délit de presse.

A titre de comparaison, la diffamation simple, délit de presse, est punie de 12.000 euros d'amende.

La diffamation d'une personne à raison de l'ethnie, la nation, la race, la religion, l'orientation ou l'identité sexuelle, du sexe est punie d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende.

La provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne à raison de son ethnie, sa nation, sa race, sa religion, son orientation ou son identité sexuelle, son sexe ou son handicap est punie d'un an d'emprisonnement.

La contestation des crimes contre l'humanité, telle que définie par l'article 24 bis de la loi du 24 juillet 1881 sur la liberté de la presse, est punie d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende.

Aussi, les peines de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende attachées au nouveau délit paraissent-elles particulièrement disproportionnées en comparaison avec la répression d'infractions similaires.

Cette disproportion dans la répression d'un délit, constitué par le seul exercice de la liberté d'expression, est contraire au principe constitutionnel de nécessité des peines.

Pour l'ensemble de ces raisons, le Conseil constitutionnel ne pourra que déclarer contraire à la Constitution l'article unique de la loi déférée.

L'article unique du texte déféré porte une atteinte injustifiée à la liberté d'expression et à la liberté d'opinion.

Aux termes de l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public ».

Et aux termes de l'article Il du même texte : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de 1 'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

Sur ce fondement, la jurisprudence du Conseil constitutionnel rappelle que la liberté d'expression est une liberté fondamentale« d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale ».

La loi ne peut en réglementer 1'exercice « qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » 7•

La jurisprudence constitutionnelle considère que les atteintes à la liberté d'expression doivent être
« nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi »8.

Tel n'est manifestement pas le cas du texte déféré.

En premier lieu, le texte déféré ne poursuit aucun objectif à valeur constitutionnelle ni ne traduit un principe constitutionnel.

En effet, le recours à l'interruption volontaire de grossesse ne constitue pas un droit constitutionnel, aucune décision du Conseil n'ayant consacré un tel droit.

De même, la protection de la liberté des femmes, découlant de l'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ne peut justifier une telle atteinte à la liberté d'expression. En effet, la protection de la liberté des femmes n'est pas remise en cause par un simple exercice de la liberté d'expression, qui ne constitue pas un obstacle au recours à 1'interruption volontaire de grossesse.

Enfin, le préambule de la Constitution de 1946, qui consacre la« protection de la santé », ne peut servir de fondement à une restriction de la liberté d'expression, quand bien même il s'agirait de garantir un accès à des informations objectives.

En second lieu, le texte déféré porte une atteinte non nécessaire, non proportionnée et inadaptée à la liberté d'expression.

S'il est légitime au législateur de prévoir une information complète et impartiale sur l'interruption volontaire de grossesse pour les femmes souhaitant y recourir, ces dispositions figurent déjà aux articles
L. 2212-1 et L. 2212-4 du code de la santé publique qui prévoient et encadrent la diffusion d'une information objective à l'attention de la femme souhaitant recourir à une IVG. Aussi, la nécessité d'assurer un accès à des informations objectives au sujet de l'interruption volontaire de grossesse est déjà satisfaite par ces dispositions.

Il serait particulièrement contraire au principe de libre communication des idées de réprimer, au sein d'un délit qui réprime les entraves à l'information sur l'interruption volontaire de grossesse, une démarche qui consiste précisément à offrir une information sur l'interruption volontaire de grossesse, même lorsque cette information vise à inciter à ne pas recourir à cette procédure.

En outre, la mesure apparaît disproportionnée en ce qu'elle permettrait de réprimer la diffusion d'informations, dans le cadre d'un débat démocratique, dès lors qu'elles seraient orientées par des convictions personnelles.

La mesure n'apparaît pas nécessaire à la défense d'un principe à valeur constitutionnelle dès lors que les pouvoirs publics peuvent prendre d'autres mesures visant à garantir la délivrance d'une information objective, notamment sur les services de communication au public en ligne. De plus, l'article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique permet déjà à l'autorité judiciaire de prescrire en référé ou sur requête aux hébergeurs de tels services ou aux fournisseurs d'accès à Internet toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne.

Enfin, une réponse adaptée et proportionnée du législateur aurait pu consister à réprimer les comportements qui trompent volontairement le public sur l'origine du contenu publié en ligne, par exemple en utilisant les chartes gouvernementales officielles. Il convenait le cas échéant de renforcer les incriminations pénales propres à la fraude en ligne, par une modification du chapitre IV du titre IV du livre IV du code pénal relatif à la falsification des marques de l'autorité sans pour autant atteindre à la liberté de communication et d'expression.

Ainsi, l'atteinte portée à la liberté d'expression n'est donc ni nécessaire, ni proportionnée, ni adaptée à l'objectif poursuivi par le texte déféré, qui n'opère pas de conciliation entre la liberté d'expression et une règle ou principe à valeur constitutionnelle.

Pour l'ensemble de ces raisons, l'article unique du texte déféré devra être déclaré contraire à la Constitution.

1 Conseil constitutionnel n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, loi de modernisation de notre système de santé, considérant n° 25.
2 Conseil constitutionnel n° 80-127 DC, 20 janvier 1981, loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, considérant n° 7.
3 Conseil constitutionnel n° 2004-492 DC, 2 mars 2004, loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, considérant n° 5.
4 Conseil constitutionnel, décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, loi de modernisation de notre système de santé, considérant n°27.
5 Conseil constitutionnel, décision n° 86-215 DC du 3 septembre 1986, loi relative à la lutte contre la criminalité et la délinquance, considérant n° 7.
6 Conseil constitutionnel, décision n° 2013-328 QPC.
7 Conseil constitutionnel, décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, considérant n° 37.
8 Conseil constitutionnel, décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, considérant n° 15