Décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 - Saisine par 60 députés
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
En application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, les députés soussignés ont l'honneur de vous déférer la loi relative à l'extension du délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse.
Les requérants considèrent que cette loi, qui vise à étendre la définition du délit d'entrave à l'interruption volontaire ou médicale de grossesse, défini à l'article L2223-2 du Code de la santé publique et qui comporte un article unique, est inconstitutionnelle à plusieurs égards.
- En ce qui concerne l'atteinte à la liberté d'opinion et à la liberté d'expression.
Particulièrement bien protégées par le Conseil Constitutionnel, qui s'appuie sur les article 10 et 11de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi », les libertés d'opinion et d'expression sont « un des droits les plus précieux de l'Homme » et elles ne peuvent trouver comme seule limite possible, que le trouble à l'ordre public déterminé par la loi.
En effet, vous avez régulièrement rappelé que « la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi. » (Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, considérant 5)
Comme le rappelle le Rapporteur pour avis du Sénat, Michel Mercier, chaque citoyen doit pouvoir faire partager ses opinions, fussent-elles hostiles à certains comportements, sans être tenu à une obligation d'impartialité. La liberté d'expression inclut le droit d'essayer de persuader autrui du bien fondé de ses convictions, dans les limites inhérentes au respect de l'ordre public.
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales assure elle aussi une protection supplémentaire de la liberté d'expression. Selon ce texte, il n'existe pas de vérité d'Etat et c'est à celui-ci de garantir la liberté de toutes les opinions.
En l'espèce, la nouvelle rédaction de l'article L2223-2 du Code de la santé issu de l'adoption de la loi précitée vise à élargir la définition du délit d'entrave afin d'offrir un recours pénal aux personnes qui auraient pu se trouver « entravées » dans leur volonté de pratiquer une interruption volontaire de grossesse (IVG) par la consultation d'informations proposées sur des sites Internet, définis par la Ministre des droits des femmes comme cachant leur hostilité à I'IVG derrière « la sobriété quasi institutionnelle de l'ergonomie, l'apparente véracité des témoignages et des références médicales » pour certains ou « présentés comme des sites d'information, qui affichent un vocabulaire, une posture jeune, moderne, pour donner des informations fausses, biaisées », - ainsi qu'aux personnes qui auraient été « entravées » après avoir appelé des numéros « verts » proposés sur certains de ces sites.
Or, les députés signataires considèrent qu'il existe, à l'évidence, une différence de nature entre le fait d'entraver « physiquement » une personne qui souhaite recourir à une IVG, ce qui était l'objet du délit d'entrave tel qu'il avait été défini par la loi n° 93-121 du 27 janvier 1993 comme le fait d'empêcher ou de tenter d'empêcher une IVG, soit en perturbant l'accès aux établissements concernés, soit en exerçant des menaces sur le personnel ou les femmes en cause - incrimination que personne ne remet en cause - et le fait de mettre à disposition sur Internet une information différente- même si partiale- des sites« officiels » pour celles et ceux qui cherchent à s'informer et choisissent d'aller les consulter . En effet, le fait d'aller les consulter est un acte libre, personne n'y est obligé, d'autant plus que ces sites ne sont pas les seuls puisqu'il il existe un site Internet officiel d'information : http://ww w.iv g.social-sante.gouv.fr que le Gouvernement a d'ailleurs pris les moyens de promouvoir.
Ce texte revient donc à créer, et punir sévèrement, un véritable « délit d'entrave intellectuel » (selon l'expression du sénateur Michel Mercier, rapporteur pour avis de la commission des lois du Sénat) : la frontière avec la création d'un délit d'opinion est particulièrement ténue. Le Parlement a d'ailleurs « tâtonné », et le texte de l'article unique a fait l'objet de cinq versions différentes alors même qu'il était examiné en procédure accélérée. Jusqu'au dernier moment, la majorité a hésité entre la version issue de la nouvelle lecture du Sénat et celle de l'Assemblée. Cela montre, s'il en était encore besoin, la difficulté rencontrée par ses auteurs pour concilier leurs objectifs avec le respect des libertés fondamentales, en particulier la liberté d'expression.
La version finale du texte, adopté en dernier mot par l'Assemblée nationale, le 16 février dernier, ne lève pas les critiques. Elle élargit au contraire considérablement la définition du délit. Toute personne « cherchant à s'informer sur une interruption volontaire de grossesse », même en dehors des lieux où s'effectuent les IVG (alors que le délit d'entrave, y compris en cas de pressions morales et psychologiques ou d'action visant à empêcher l'accès à l'information, a toujours été systématiquement rattaché à un établissement de santé, ou à un centre diffusant de l'information) et même si elle n'envisage pas une IVG pour elle-même, pourrait s'estimer victime de pressions .
Or si la définition du délit d'entrave a été régulièrement élargie ces dernières années, passant de la seule entrave purement physique ou la menace dans les centres pratiquant les IVG et aux pressions morales et psychologiques toujours dans ces mêmes centres, aux actions visant à empêcher l'accès à l'information sur I'IVG (y compris dans des centres d'information ne pratiquant pas des IVG), jamais le législateur ne s'était risqué à tenter de contrôler le contenu de cette information, comme c'est le cas ici. Comme si la nature même de cette information pouvait constituer une entrave.
Nous sommes donc bien en présence d'un texte qui restreint de manière importante la liberté d'expression et d'opinion.
Une telle restriction ne peut exister légalement que si elle est strictement nécessaire, justifiée par des motifs pertinents et suffisants, et dont la mesure doit être proportionnée au but qu'elle poursuit.
Le but poursuivi ici, selon les auteurs de la proposition de loi, serait de protéger la liberté des femmes qui souhaitent avoir recours comme la loi le leur permet, à une IVG, comme si ce droit qui leur a été accordé par la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse, était menacé aujourd'hui dans notre pays.
Qui peut dire que c'est le cas quand on sait que les chiffres du nombre d'avortements pratiqués en France restent stables depuis des décennies et se situent autour de 210 000 à 220 000 avortements ?
En outre, le débat sur l'avortement concerne une question de société et doit donc être particulièrement ouvert et il est, pour le moins, paradoxal de réduire les possibilités d'information des femmes alors que la moindre intervention médicale impose au médecin d'informer le patient de tous les risques possibles. L'exhaustivité en la matière doit naturellement être le but recherché.
Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées portent bien atteinte à l'exercice de la liberté d'opinion, d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée.
II. En ce qui concerne l'atteinte à l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
Outre l'atteinte à la liberté d'opinion et d'expression, dont nous estimons qu'elle est assez manifeste en elle-même pour censurer le texte, vous ne pourrez que contrôler de surcroît, l'encadrement légal autour de cette atteinte qui se doit d'être particulièrement précis. Or, en l'état, il apparaît très nettement insuffisant au regard de la protection qui est due à un droit fondamental.
La nouvelle rédaction de l'article L 2223-2 du code de la santé publique, telle qu'issue de la loi déférée, devrait, en effet, respecter strictement l'objectif à valeur constitutionnelle « d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi », objectif dégagé dans la décision du 16 décembre 1999, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789.
Vous le rappelez régulièrement, le législateur doit « adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques », afin « de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire ».
Or la rédaction adoptée en dernier mot par l'Assemblée nationale est particulièrement inintelligible. Madame Stéphanie Riocreux, Rapporteur du Sénat, a même considéré qu'elle revenait, en assimilant les deux incriminations, « à considérer que les pressions psychologiques peuvent constituer une entrave physique », ce qui est nuisible à « l'intelligibilité de la disposition ».
En effet, alors que le texte initial créait par le rajout d'un nouvel alinéa, une nouvelle caractérisation de l'infraction d'entrave, c'est finalement dans le premier paragraphe introductif de l'article L 2223-2 qui décrivait brièvement l'infraction, qu'a finalement été rajouté la description du nouveau comportement prohibé : « la diffusion ou la transmission d'allégations ou d'indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse ».
On ne comprend donc plus très bien s'il s'agit toujours d'une troisième caractérisation de l'entrave (entrave physique, pression morale in situ et diffusion d'informations dont la nature serait susceptible de constituer une entrave) ou si, comme on l'a déjà dit, si la diffusion d'informations peut constituer une entrave morale, voire physique ...
Devant un texte aussi confus, le risque d'arbitraire est maximum. Or, en l'espèce, il s'agit de la création d'un nouveau délit, sévèrement puni, qui ne peut donc souffrir l'arbitraire sauf à porter atteinte aux droits des citoyens, protégés par la Constitution.
Ill. En ce qui concerne l'atteinte à l'objectif constitutionnel de légalité du droit pénal.
En effet, l'article 8 de la Déclaration de 1789 dispose que : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».
Cet article emporte tout d'abord, d'après le juge constitutionnel, une obligation essentielle pour le législateur : « celle de définir les incriminations et les peines en termes suffisamment clairs et précis, qui ne risquent pas de conduire à l'arbitraire » (Cf. Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, Considérant n° 7).
En l'espèce, il s'agit, pour quelqu'un qui souhaite avoir recours ou « s'informer sur une IVG ou les actes préalables », de punir un acte qui peut consister notamment à l'en empêcher, ou même tenter de l'en empêcher par la « diffusion ou la transmission d'allégations ou d'indications de nature à induire intentionnellement en erreur ».
Le juge pénal devra donc apprécier, pour caractériser l'entrave, la nature des informations fournies. Il devra donc nécessairement entrer dans un débat de nature scientifique, médical voire philosophique qui n'est pas le sien. A titre d'exemple : l'affirmation selon laquelle le recours à une IVG est susceptible de causer un traumatisme psychologique devra-t-elle être considérée comme une information à caractère dissuasif et susceptible d'induire les femmes en erreur ? La diffusion sur certains sites Internet mais également par voie de presse d'articles présentant des témoignages de femmes ayant mal vécu leur IVG pourrait-elle être considéré comme une information à but dissuasif ?
On le voit bien, sur un sujet aussi complexe et sensible que I'IVG, le binaire (vrai/faux) est particulièrement réducteur, car personne peut prétendre à la neutralité. Dès lors la caractérisation d'une « entrave intellectuelle »sera particulièrement malaisée pour le juge pénal.
Ensuite, toujours d'après l'article 8 de la Déclaration de 1789, le Conseil, dans sa décision n° 2012- 267 QPC du 20 juillet 2012, a ainsi considéré qu'« il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue ».
Vous considérez également que si le « principe d'égalité devant la loi implique qu'à situations semblables, il soit fait application de solutions semblables, il n'en résulte pas que des situations différentes ne puissent faire l'objet de solutions différentes » selon la décision n° 79-107 DC, du 12 juillet 1979. Dans ce cadre, si vous considérez que « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons.
Or, si la nouvelle rédaction de l'article L 2223-2 du code de la santé élargit considérablement la définition du délit d'entrave, transformant la seule sanction de l'entrave in situ, rattachée à un établissement de santé ou un établissement délivrant de J'information en matière d'IVG, en entrave « intellectuelle », il n'en modifie pas pour autant la peine qui reste de deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende.
A titre d'exemple, le sénateur Mercier, montre dans son rapport pour avis sur le texte, qu'en « comparaison, est punie :
On a déjà dit qu'il y avait, à l'évidence, une différence de nature entre une entrave « physique » telle qu'elle avait été définie en 1993 et l'« entrave intellectuelle » très floue définie dans le texte déféré.
Dès lors, pour un délit susceptible d'être constitué par le seul exercice de la liberté d'expression, à la suite d'une tentative illusoire et dangereuse de contrôler l'objectivité de l'information sur Internet, la peine de 2 ans d'emprisonnement et 30000 € d'amende prévue par ce texte est manifestement disproportionnée, et elle est susceptible de constituer un précédent dangereux.
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Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.