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Décision n° 2016-737 DC du 4 août 2016 - Saisine par 60 sénateurs

Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à la reconquête de la biodiversité de la nature et des paysages.
Les requérants estiment que l'alinéa 15 de l'article 2 méconnaît le principe de hiérarchie des normes, le principe de normativité de la loi, l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi et enfin le principe de précaution.
Dans sa rédaction définitive, l'alinéa 15 de l'article 2 dispose que le principe de non-régression est adossé aux principes généraux en matière de protection de l'environnement. Ce principe est défini comme suit : « Le principe de non-régression, selon lequel la protection de l'environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l'environnement, ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ».

S'agissant du principe de hiérarchie des normes :
Ce principe de notre ordre juridique, s'il n'est pas explicitement mentionné parmi les normes du bloc de constitutionnalité, puise sa source dans les articles 39 et 44 de la Constitution du 4 octobre 1958 relatifs à l'initiative des lois aux termes desquels : « L'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement » et « Les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d'amendement. Ce droit s'exerce en séance ou en commission selon les conditions fixées par les règlements des assemblées, dans le cadre déterminé par une loi organique ».
Dans sa décision n° 82-142 DC du 27 juillet 1982 sur la loi portant réforme de la planification le Conseil Constitutionnel a précisé ce qu'il doit advenir de dispositions législatives qui se veulent contraignantes à l'endroit du droit d'initiative du Gouvernement et des membres du Parlement : « Considérant que le législateur ne peut lui-même se lier ; qu'une loi peut toujours et sans• condition, .fut-ce implicitement, abroger ou modifier une loi antérieure ou y déroger ; qu'ainsi les dispositions de l'article 4, dernier alinéa, de la loi présentement examinée sont dépourvues de tout effet juridique et ne peuvent limiter en rien le droit d'initiative du Gouvernement et des membres du Parlement ; qu'elles ne sauraient pas davantage empêcher le vote dans l'avenir de lois contraires auxdites dispositions ; que, dès lors, en raison même de leur caractère inopérant, il n'y a pas lieu d'en faire l'objet d'une déclaration de non-conformité à la Constitution ».
La lecture de ce considérant semble indiquer que la présente disposition soumise à l'examen du Conseil Constitutionnel ne saurait être déclarée contraire à la Constitution dans la mesure où le législateur serait toujours libre d'y déroger.
Pourtant, une telle disposition interpelle les requérants dans la mesure où il semble que le Conseil Constitutionnel est légitime pour apprécier si une disposition doit voir le jour sous la forme législative ou constitutionnelle. Tel est la question que se pose Alexandre VIALA dans les cahiers du Conseil Constitutionnel en date de janvier 1999 : « Si un ordre juridique est une hiérarchie de normes dont chaque étage a la double propriété de puiser sa validité dans celui qui lui est supérieur et de fonder la validité de celui qui lui est inférieur, il n'est pas de moyen plus naturel que d'installer un gardien à chacun de ces échelons, pour que l'image pyramidale ne cède la place à celle d'une tour brisée. Que serait une constitution sans son gardien ? Fondant la validité de l'acte législatif, elle permettrait au législateur d'adopter une loi ayant un certain contenu tout en lui laissant le loisir d'adopter une loi au contenu contraire, ce qui mettrait à mal la cohérence du système. Cette constitution serait « un vœu sans force obligatoire ». Aussi, avec Charles Eisenmann, on se rend finalement compte que le contrôle de constitutionnalité n'est rien d'autre qu'un contrôle de procédure. Lorsque la marche du parlement est entravée, il s'agit simplement d'entendre le coup de sifflet du juge constitutionnel non comme un veto, mais comme un incident de procédure qui indique au législateur ordinaire la voie à emprunter pour donner naissance à ce qui a été momentanément arrêté : le législateur ordinaire doit alors « se changer » et revêtir le costume du législateur constitutionnel. Le contenu de « sa » loi n'aura pas été jugé, il aura été conduit à naître dans les formes requises par la répartition des compétences que la hiérarchie des normes a établie »1 - l'auteur citant ensuite l'entrée dans l'ordre juridique du principe de parité où le juge constitutionnel « a fait implicitement comprendre au souverain, à deux reprises, qu'elle ne peut voir le jour qu'en la forme constitutionnelle et non législative ».
Pour cette raison, et sans juger le contenu de la disposition, les requérants estiment qu'un tel principe ne peut voir le jour que dans sa forme constitutionnelle et non législative. Ainsi, l'introduction du principe de non régression dans la partie liminaire du code de l'environnement doit être vue comme contraire à la Constitution car adopté en méconnaissance du principe de hiérarchie des normes et des articles 39 et 44 de la Constitution.

S'agissant du principe de normativité de la loi :
Le principe de normativité de la loi est clairement énoncé par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 29 juillet 2004 sur la loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales. Dans cette décision, le principe est défini comme suit :
« Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : «La loi est l'expression de la volonté général », qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit pat suite être revêtue d'une portée normative ; ».
Pour être tout-à-fait complet sur la jurisprudence du Conseil Constitutionnel en matière de normativité de la loi, il convient de signaler que depuis la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 sur la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, le Conseil Constitutionnel distingue les dispositions législatives dépourvues de toute normativité et les dispositions législatives d'une normativité incertaine.
Dans cette décision, en effet, le Conseil Constitutionnel montre comment il entend exercer un contrôle de constitutionnalité sur la base de ce principe lorsqu'il précise : « considérant qu'en raison de la généralité de ses termes, cette disposition impose une obligation de portée imprécise qu'il résulte toutefois des travaux parlementaires que la référence au »respect des conditions d'équité « doit s'entendre comme prévoyant l'utilisation de dispositifs d'harmonisation entre établissements ; que, sous cette réserve, l'article 29 ne méconnaît pas le principe de clarté de la loi ; ». En d'autres termes, pour respecter les principes de clarté et de normativité de la loi, le législateur doit adopter des dispositions dont les obligations auront une portée précise.
Or, il ressort du premier grief que les requérants ont formulé que la disposition aurait pour conséquence, soit de contraindre le législateur lui-même, soit de ne pas le contraindre au motif qu'il serait toujours loisible au législateur de déroger à ladite disposition. Dans ce dernier cas, le principe de non-régression qui impose une amélioration constante des dispositions législatives et réglementaires relatives à l'environnement pourrait être parfaitement ignoré par le législateur et d'autres dispositions législatives contraires à ce même principe de non régression pourraient être adoptées en parfaite méconnaissance dudit principe.
Il ressort de cette analyse que si le principe de non régression est regardé comme un principe qui ne contraint pas le législateur alors ce principe ne revêt aucun caractère normatif. Pour faire référence à la dernière jurisprudence énoncée, ce principe n'impose pas d'obligations précises.
En d'autres termes, le principe de non régression doit être considéré comme contraire au principe de normativité de la loi et donc à la Constitution.

S'agissant de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi :
L'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi a été consacré dans la décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999 sur la loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes dans les termes suivants : « Considérant, en deuxième lieu, que l'urgence est au nombre des justifications que le Gouvernement peut invoquer pour recourir à l'article 38 de la Constitution ; qu'en l'espèce, le Gouvernement a apporté au Parlement les précisions nécessaires en rappelant l'intérêt général qui s'attache à l'achèvement des neuf codes mentionnés à l'article 1er, auquel .faisait obstacle l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire ; que cette .finalité répond au demeurant à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ; qu'en effet l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration de droits de l'homme et du citoyen et »la garantie des droits « requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables ; qu'une telle connaissance est en outre nécessaire à l'exercice des droits et liberté garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles déterminées par la loi1 que par son article 5, aux termes duquel » tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas ; ». De fait, le Conseil Constitutionnel rattache cet objectif aux articles 16, 6, 5 et 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.
Mais cet objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi peut être rattaché à un plus vaste principe de clarté de la loi rattaché à l'article 34 de la Constitution, et donc en définitive de qualité de la loi.
Comme les requérants en font la démonstration pour les deux premiers griefs exposés, le principe de non régression doit être analysé à l'aune des principes constitutionnels de hiérarchie des normes et de normativité de la loi. Ainsi, que 1' on considère ce principe de non régression comme une contrainte pour le législateur contraire à la hiérarchie des normes ou que l'on admette au contraire que ce principe n'a aucune portée normative, il convient aussi de s'interroger sur l'intelligibilité de ce dispositif s'il venait à être appliqué.
Pour mémoire, la disposition prévoit que ce principe de non régression doit s'appliquer : « compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ». Or, une parfaite connaissance des dernières avancées scientifiques et techniques est impossible pour le juge administratif lorsque celui-ci voudra exercer son contrôle de légalité.
Surtout, l'expression selon laquelle : « la protection de l'environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l'environnement, ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante » est, elle aussi, sujette à multiples interprétations. Par exemple, comment apprécier si un décret afférent au tri à la source et à la collecte séparée des déchets ne va pas engendrer une dégradation de la protection de l'environnement si les dispositions applicables aux producteurs ou détenteurs de déchets regroupés sur une même implantation et desservis par le même prestataire de gestion des déchets doivent respecter des dispositions identiques aux autres producteurs ou détenteurs de déchets ? La correction d'une différence de traitement pourrait alors être perçue comme une atteinte à 1' environnement alors qu'il ne s'agit que de contingences administratives.
La même question se posera s'agissant des décrets relatifs aux plans de prévention des risques technologiques. Si le pouvoir réglementaire entend faire évoluer ces plans pour renforcer la sécurité autour des installations, il sera loisible à un riverain, à une collectivité ou un exploitant qui désapprouve ces dispositions réglementaires d'exercer leur droit à un recours pour excès de pouvoir au motif que les dispositions réglementaires relatives aux installations et au stockage souterrain dans lesquels sont susceptibles de survenir des accidents, bien qu'elles visent à améliorer la sécurité du site, contreviennent au principe de non régression car elles pourraient ponctuellement entraîner une détérioration de la protection de l'environnement.
Une grande confusion pourrait également apparaître après l'élaboration et la révision des documents d'urbanisme. En effet, si un établissement public de coopération intercommunale souhaite modifier l'affectation des sols sur son périmètre intercommunal et que cette modification entraîne une diminution des périmètres classés en zone naturelle ou en zone agricole, il sera loisible à toute personne ayant un intérêt à agir de déposer un recours pour excès de pouvoir contre le plan local d'urbanisme à la suite de son adoption ou de sa révision.
Cette personne pourra alors obtenir l' annulation du document ainsi créé ou modifié au motif d'une illégalité interne, à savoir le non-respect par ledit document du principe de non régression qui, de fait, s'appliquera aux documents d'urbanisme.
Pour ces raisons, les requérants estiment que le principe de non régression ainsi rédigé à l'alinéa 15 de l'article 2 contrevient à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi et doit donc être regardé comme contraire à la Constitution.

S'agissant du principe de précaution :
Le principe de précaution, qui constitue l'article 5 de la Charte de l'environnement adoptée par la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement dispose que : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
Or, comme le précise Renaud Denoix de Saint Marc à l'occasion d'une Communication à l'Académie nationale de médecine le 25 novembre 2014,2 : « le Conseil constitutionnel n'a pas encore eu l'occasion de forger une véritable jurisprudence sur la portée de ce principe à l'égard du législateur ». Pourtant, il ressort de cette communication que le principe de précaution doit être entendu à l'aune de deux constats : « Il est certain, tout d'abord, que ces dispositions sont de nature constitutionnelle. [. . .]Il est certain, en deuxième lieu, que l'article 5 de la Charte (qui n'était pas en cause dans la décision du Conseil de 2005) s'adresse aux autorités publiques de façon générale. Chacune d'entre elles, l'Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics, et, au sein de l'Etat, le législateur, se voit imposer un double devoir dans l'exercice de ses compétences : celui d'évaluer les risques, même incertains, et celui d'adopter des mesures préventives qui, toutefois, doivent être provisoires et proportionnées aux risques ». En d'autres termes, la méconnaissance du principe de précaution par le législateur entraîne la censure de la disposition mise en cause et le respect du principe de précaution doit s'apprécier au regard de l'adoption de mesures préventives proportionnées lorsqu'un dommage affecte l'environnement.
Or, il ressort de l'introduction du principe de non régression dans le code de l'environnement que son application à toute disposition législative et réglementaire afférente à la protection de l'environnement empêchera ces mêmes di positions d'être soumises à ce mécanisme préventif qui consiste à évaluer les risques , à prendre des mesures de correction et/ou de prévention, mécanisme pourtant exigé par la Constitution.
En effet, le principe de non régression revêt un caractère automatique et pourra être invoqué par les tribunaux administratifs dès que ceux-ci auront constatés que la protection de l'environnement n'a pas fait l'objet d'une amélioration constante au moment de l'élaboration de l'acte administratif contesté. Celui-ci pourra alors être annulé sur cette base sans que le principe de précaution ne soit invoqué et que des mesures préventives puissent être prises.
Ainsi le principe de non régression, parce qu'il ne peut pas cohabiter avec le principe de précaution avec lequel il est en opposition, doit être déclaré contraire à la Constitution.
Pour tous ces griefs, les requérants estiment que le principe de non régression à l'alinéa 15 de l'article 2 de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature t des paysages doit être déclaré contraire à la Constitution.
Les Sénateurs soussignés complèteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.

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1 - VIALA Alexandre : L'interprétation du juge dans la hiérarchie des normes et des organes. Cahiers du Conseil constitutionnel n° 6 janvier 1999
2 - Renaud DENOIX DE SAINT MARC, Le Principe de Précaution devant le Conseil Constitutionnel, Communication à l'Académie nationale de médecine, Séance du 25 novembre 2014.