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Décision n° 2014-701 DC du 9 octobre 2014 - Saisine par 60 députés

Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt
Non conformité partielle - réserve

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement le 11 septembre 2014.

I. Sur l'alinéa 25 de l'article 3 :

L'article 3 institue les groupements d'intérêt économique et environnemental (GIEE). Un GIEE peut être composé de personnes physiques et morales, publiques ou privées, mais les exploitants agricoles doivent restés majoritaires. Les membres du GIEE « portent collectivement un projet pluriannuel de modification ou de consolidation de leurs systèmes ou modes de production agricole et de leurs pratiques agronomiques en visant une performance à la fois économique, sociale et environnementale » .

Aux termes d'un nouvel article L. 315-6 du code rural et de la pêche maritime, les membres du GIEE pourront bénéficier de majorations dans l'attribution des aides publiques. Les critères déterminants cette majoration devront privilégier les exploitants agricoles.

Les députés auteurs de la présente saisine estiment que l'article 3 entraine une rupture d'égalité entre les agriculteurs qui se regroupent au sein d'un GIEE et ceux qui préfèrent un autre mode de groupement.

Le principe d'égalité est garanti par l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Le Conseil constitutionnel considère que « le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que le législateur édicte, par l'octroi d'avantages fiscaux, des mesures d'incitation à la création et au développement d'un secteur d'activité concourant à l'intérêt général » .

Si le législateur peut donc traiter différemment des personnes qui sont dans des situations différentes, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

En l'espèce, la majoration des aides publiques prévue serait justifiée par l'objectif environnemental inhérent au GIEE. Le Gouvernement entend en effet ainsi développer les préoccupations environnementales dans l'exercice des activités agricoles.

Or, des agriculteurs pourront se trouver lésés pour avoir choisi un mode d'organisation, un mode de groupement différent du GIEE, alors même qu'ils exercent leur activité en se préoccupant de l'environnement et dans une perspective de développement durable. Ne pas opter pour le GIEE ne signifie pas refuser d'utiliser des méthodes respectueuses de l'environnement.

En outre, l'article L. 315-6 ne donne aucune indication sur les critères qui seront déterminés pour faire bénéficier les membres d'un GIEE de majorations d'aides publiques, ce qui porte atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Cet objectif a été défini par le Conseil constitutionnel : « cette finalité répond au demeurant à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ; qu'en effet l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et »la garantie des droits« requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables » .

Cet objectif, qui renvoie à la nécessaire exigence constitutionnelle de clarté de la loi, impose au législateur d'adopter des dispositions suffisamment précises. Tel n'est pas le cas en l'espèce.

Eu égard à ce qui précède, l'alinéa 25 de l'article 3 doit par conséquent être déclaré inconstitutionnel pour atteinte au principe d'égalité.

II. Sur les alinéas 36 à 42 de l'article 4 :

En seconde lecture à l'Assemblée nationale, le Gouvernement a déposé un amendement à l'article 4 pour modifier l'article L. 492-3 du code rural et de la pêche maritime relatif aux tribunaux paritaires des baux ruraux. Il s'agit de supprimer l'élection des assesseurs au bénéfice d'une désignation. Il convient de préciser que les modalités de cette désignation ont été modifiées au Sénat.

Actuellement élus tous les six ans par les agriculteurs et les propriétaires bailleurs, par bulletin secret, les assesseurs seront désormais désignés par ordonnance du Premier président de la cour d'appel prise après avis du président du tribunal paritaire des baux ruraux sur une liste dressée dans le ressort de chaque tribunal par l'autorité compétente de l'État.

Plus précisément, il est prévu que la liste des assesseurs « bailleurs non preneurs » est établie sur la base de propositions émanant des organisations syndicales d'exploitants agricoles et de la fédération départementale des propriétaires privés ruraux ; et que celle des assesseurs « preneurs non bailleurs » est établie sur la base de propositions émanant des seules organisations syndicales d'exploitants agricoles représentatives au plan départemental (article 4, alinéa 38).

Les députés requérants estiment que ces dispositions portent atteinte au droit à un procès équitable reconnu comme principe à valeur constitutionnelle fondé sur l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 .

L'article L. 492-3, dans sa nouvelle rédaction, permet aux organisations syndicales d'exploitants agricoles (c'est-à-dire aux représentants des preneurs) de présenter à l'autorité compétente des propositions pour dresser la liste des propriétaires bailleurs qui seront appelés à être désignés comme assesseurs dans les tribunaux paritaires des baux ruraux.

La loi déférée ne prévoit pas la même faculté pour la fédération départementale des propriétaires privés ruraux de présenter à l'autorité compétente des propositions pour établir la liste des assesseurs preneurs, ce qui constitue une inégalité de nature à priver les parties d'une équité indispensable pour un procès équitable. Les organisations syndicales d'exploitants agricoles ont en effet pour mission de représenter les intérêts de ces derniers. Il n'existe donc aucune garantie quant au caractère impartial des propositions qui seront faites par ces organisations syndicales.

Le Conseil constitutionnel a déjà eu l'occasion de rappeler différents critères permettant de déterminer si les règles de composition d'un tribunal paritaire violent ou non de tels principes issus du droit à un procès équitable . Or, en l'espèce, les nouvelles modalités fixant la composition des tribunaux paritaires n'assurent pas une représentation équilibrée des propriétaires bailleurs et des preneurs, et méconnaissent par conséquent les exigences d'indépendance et d'impartialité qui résultent de l'article 16 de la Déclaration de 1789.

Dans ces conditions, les alinéas 36 à 42 de l'article 4 de la loi déférée doivent être déclarés non conformes à la Constitution.

III. Sur l'article 29 :

Les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER) sont des organismes privés (sociétés anonymes) chargés d'une mission de service public afin notamment de relever le défi essentiel du maintien des agriculteurs et de la sauvegarde des exploitations.

Pour exercer leur mission, les SAFER disposent d'une prérogative de puissance publique, le droit de préemption, lors de ventes de fermes et de terrains agricoles situés sur leur périmètre d'intervention. En cas d'utilisation de ce droit, la SAFER doit rétrocéder à des exploitants qui s'engagent à conserver une activité agricole ou forestière pendant 10 ans. Le code rural et de la pêche maritime encadre strictement le droit de préemption des SAFER.

L'article 29 de la loi renforce le rôle des SAFER et étend la portée de leur droit de préemption. Si ces dispositions sont à bien des égards utiles, notamment dans les zones à forte tension foncière, il est important que le Conseil constitutionnel puisse se prononcer sur leur conformité à la Constitution au regard du droit de propriété dans l'un de ses attributs essentiels qui est la libre disposition de son bien par le propriétaire, ainsi que de la liberté contractuelle.

En effet, selon une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel admet qu'il est « loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et à la liberté contractuelle, qui découle de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ».

En l'espèce, la question de l'inconstitutionnalité de plusieurs dispositions de l'article 13 peut se poser.

  • Les alinéas 41 à 47 de l'article 29 de la loi déférée modifient l'article L.143-1 du code rural et de la pêche maritime, en remplaçant les deux premiers alinéas par six nouveaux alinéas.

D'une part, le cinquième alinéa (nouveau) de l'article L. 143-1 du code rural élargit le droit de préemption d'une SAFER aux cessions onéreuses d'usufruit et de la nue-propriété des biens soumis à son droit de préemption.

Cette disposition risque alors de conduire le nu-propriétaire ou l'usufruitier, à devoir exercer sur le bien en cause des droits concurrents avec un tiers qu'il n'aura pas choisi et avec lequel un dialogue efficace ne pourra s'instaurer, s'agissant d'une société anonyme au fonctionnement complexe, sans interlocuteur identifié.

En outre, alors que le démembrement de propriété intervient généralement en vue d'organiser et optimiser un patrimoine familial, la SAFER pourra, du seul fait du décès du nu-propriétaire ou de l'usufruitier, récupérer la pleine propriété d'un bien privant ainsi les héritiers du titulaire d'un droit de propriété démembré décédé, d'une partie de son patrimoine foncier.

D'autre part, le sixième alinéa (nouveau) de l'article L. 143-1 du code rural élargit le droit de préemption d'une SAFER aux cessions de la totalité des parts sociales d'une société ayant pour objet l'exploitation ou la propriété agricole.

Cette disposition risque de contraindre les associés et le rétrocessionnaire qui sera choisi par la SAFER de s'associer, en méconnaissance du principe de l'affectio societatis qui est un élément essentiel de la liberté contractuelle garantie par l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Le principe selon lequel les titres sociaux sont librement négociables en application de la liberté contractuelle va donc se heurter par ailleurs au droit de préemption avec révision de prix dont pourra faire usage la SAFER.

  • Les alinéas 77 et 78 de l'article 29 de la loi déférée ajoutent un alinéa à l'article L. 143-7-1 du code rural et de la pêche maritime afin de prévoir que lorsque la SAFER préempte pour le compte du département, elle peut faire usage de la procédure de révision du prix de vente prévue à l'article L. 143-10.

Le droit de préemption de la SAFER exercé pour le compte du département est actuellement régi par des mécanismes spécifiques, tenant à la possibilité pour la SAFER de préempter une fraction seulement du bien mis en vente.

Le législateur avait ainsi prévu un mécanisme permettant de garantir au propriétaire dont le bien était partiellement préempté, un contrôle dans la fixation du prix et une indemnisation, l'article L. 143-7-1 du code rural et de la pêche maritime prévoyant que « le prix d'acquisition fixé par la juridiction compétente en matière d'expropriation tient compte de l'éventuelle dépréciation subie, du fait de la préemption partielle, par la fraction restante de l'unité foncière ».

En prévoyant que la SAFER pourra désormais faire usage de la révision de prix prévue à l'article L. 143-10 du code rural et de la pêche maritime, l'article 29 prive d'effet ce mécanisme qui avait pour but de dédommager le propriétaire de la dépréciation subie par son fonds préempté partiellement.

En application de l'article L. 143-10 du code rural et de la pêche maritime, le propriétaire sera en effet contraint de saisir, sous six mois, le juge judiciaire pour contester le prix révisé par la SAFER. Cette procédure risque de faire obstacle à ce que le juge de l'expropriation fixe lui-même le prix d'acquisition des biens en tenant compte de la dépréciation du fonds préempté partiellement.

Dès lors les alinéas 77 et 78 pourraient priver le propriétaire d'un bien préempté partiellement, d'une indemnité réputée « juste et préalable », et par conséquent le pousser à renoncer à la vente, ce qui porterait atteinte à la liberté du propriétaire de disposer librement de son bien.

IV. Sur l'article 32 :

Le contrôle des structures est un dispositif qui a été mis en place en France pour éviter la concentration des terres agricoles. Il consiste en une autorisation préfectorale pour des installations, agrandissements ou réunions d'exploitations agricoles déterminés par l'article L. 331-2 du code rural et de la pêche maritime.

L'article 32 renforce le contrôle des structures en élargissant son champ d'application. Les députés requérants souhaitent donc interroger le Conseil sur la constitutionnalité des dispositions de cet article au regard notamment de la liberté d'entreprendre garantie par l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Ainsi les alinéas 30 et suivants de l'article 32 modifient les articles L. 331 -1 et L. 331-2 et insèrent un nouvel article L. 331-1-1 dans le code rural et de la pêche maritime. Est désormais qualifié d'agrandissement toute prise de participation, directe ou indirecte, dans une autre exploitation agricole (alinéa 39), ce qui signifie que même les prises de participation les plus simples, comme dans le cadre familial, devront obtenir une autorisation.

En outre, les alinéas 74 et suivants de l'article 32 modifient l'article L. 331-7 du code rural et de la pêche maritime : désormais l'autorité administrative peut réviser l'autorisation d'exploiter délivrée, lorsqu'elle constate qu'une diminution du nombre d'emplois salariés ou non, permanents ou saisonniers, intervient dans un délai de cinq ans à compter de la mise à disposition des terres au profit d'une société.

Dans les faits, cette disposition imposera aux sociétés d'exploitation, de déposer une nouvelle demande d'autorisation d'exploiter chaque année, puisque les sociétés agricoles adaptent chaque année le volume de leur main d'œuvre (notamment le nombre d'emplois saisonniers) en fonction de leurs besoins et au regard de la quantité de production constatée.

Permettre une révision de l'autorisation d'exploiter pour la seule raison que le nombre d'emplois diminue par rapport à l'année précédente revient à remettre en cause régulièrement l'autorisation d'exploiter qui a été délivrée.

Cette disposition risque même de remettre en cause le principe de sécurité juridique pour de nombreux baux dès lors que faute, pour un preneur, d'être en règle avec le contrôle des structures, celui-ci encourra la résiliation de son bail. Elle porte atteinte à la liberté d'entreprendre, sans aucune justification d'intérêt général ou liée à des exigences constitutionnelles.

V. Sur l'article 48 :

L'article 48 vise à encadrer la délivrance des antibiotiques en médecine vétérinaire, notamment en interdisant les incitations commerciales par des remises, rabais ou ristournes (alinéa 23 de l'article 48). Cette disposition porte atteinte à la liberté d'entreprendre, telle que garantie par l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Au regard de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, des atteintes à la liberté d'entreprendre peuvent être justifiées si elles répondent à un objectif d'intérêt général et si elles ne sont pas manifestement disproportionnées.

En l'espèce, l'objectif poursuivi est celui de la lutte contre l'antibiorésistance, qui peut être considérée comme un objectif d'intérêt général. Or, la délivrance des médicaments vétérinaires n'aura pas d'impact sur l'objectif de réduction des antibiotiques puisque ne sont délivrés que des médicaments prescrits. Les limitations apportées à la liberté d'entreprendre ne s'inscrivent donc pas dans l'objectif poursuivi et doivent alors être considérées comme portant atteinte à la liberté d'entreprendre.

***

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.