Décision n° 2014-700 DC du 31 juillet 2014 - Saisine par 60 sénateurs
Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes aux fins de déclarer l'article 24 contraire au principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie.
La loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes a modifié, par son article 24les conditions d'accès à l'interruption volontaire de grossesse. Cette modification a été apportée par voie d'amendement à l'Assemblée nationale en 1ère lecture, puis a été adoptée par le Sénat en 2ème lecture.
Ainsi cette loi ouvre désormais l'interruption volontaire de grossesse non plus seulement aux femmes enceintes « que leur état place en situation de détresse », mais à toute femme « qui ne veut pas poursuivre une grossesse ». Le législateur a ainsi renoncé à formuler les raisons pour lesquelles l'interruption volontaire de grossesse peut être pratiquée. Il a élargi les possibilités d'accès à l'avortement à d'autres motifs que la détresse de la femme, sans d'ailleurs énoncer ces motifs. Toutes les motivations, quelles qu'elles soient, se voient donc conférer une égale valeur légale.
Cette rédaction de la loi soulève de graves objections alors même que sa portée concrète n'est probablement pas majeure puisqu'aucune instance n'a aujourd'hui le pouvoir de vérifier la réalité de la condition de détresse posée par la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, dite loi Veil. Cependant, les principes fondamentaux sur lesquels repose cette loi Veil sont en cause.
Nous ne considérons pas que la loi Veil soit un monument intangible. Elle prévoyait d'ailleurs elle-même son réexamen cinq ans après son adoption, comme le législateur le fit en 1994 et 2004 pour les lois de bioéthique ; elle a été modifiée ou complétée à plusieurs reprises, notamment pour prévoir le remboursement des interruptions volontaires de grossesse par la sécurité sociale et pour allonger la période pendant laquelle l'interruption volontaire de grossesse est autorisée.
Mais la loi que nous vous demandons d'examiner aujourd'hui modifie les fondements mêmes de la loi Veil.
L'article 1er de la loi du 17 janvier 1975 dispose en effet que « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie » et qu'« il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi ». La valeur constitutionnelle du principe du « respect de l'être humain dès le commencement de sa vie » a d'ailleurs aussitôt été reconnue par votre Conseil Constitutionnel. La valeur de ce principe a été énoncée pour la protection de l'enfant à naître. Si l'interruption volontaire de grossesse porte clairement atteinte à ce principe, c'est une atteinte que votre Conseil n'a pas estimé inacceptable au regard des objectifs de santé publique poursuivis par le législateur car la loi « n'admet qu'il soit porté atteinte au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie qu'en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu'elle définit ».
Cela justifie que l'avortement demeure aujourd'hui légalement interdit hors les cas prévus par la loi Veil. Ainsi, en vertu de la loi pénale, lorsqu'un avortement est pratiqué autrement qu'« en cas de nécessité » et autrement que « dans les conditions définies » par la loi, il peut toujours être sanctionné.
Nous tenons à souligner à quel point l'approche de la loi Veil, qui fait de l'interruption volontaire de grossesse une dérogation à un principe fondamental de notre droit est audacieuse.
Tout droit fondamental peut en effet connaître des limites légales. Mais la loi Veil, avec une franchise assumée, va beaucoup plus loin. Elle ne pose pas seulement une limite au droit au respect de l'être humain dès le commencement de sa vie, elle permet explicitement et selon ses termes mêmes d'y porter une « atteinte » individuelle en cas de « nécessité », et cette atteinte individuelle est par nature irréversible puisqu'il est mis fin à la grossesse.
La « nécessité » qui autorise l'« atteinte » au principe se traduit depuis bientôt quarante ans par une exigence légale : l'invocation de sa « détresse » par la femme qui demande l'interruption volontaire de grossesse.
La condition de détresse a donné lieu à d'amples débats au cours de la discussion parlementaire en 1974. Certains, parmi lesquels Michel Debré, demandaient que cette condition soit vérifiée par une instance médicale, Simone Veil, alors ministre, ne le voulait pas. Dès lors, seule la femme qui demande à interrompre sa grossesse est habilitée à apprécier la réalité de sa propre détresse au moment de sa demande. C'est pourquoi la loi Veil est une loi de confiance à l'égard des femmes. Elle s'en remet à leur conscience, sans que nul ne soit qualifié pour porter la moindre appréciation sur leur décision. Cependant, à travers cette référence à la « détresse » comme à travers l'exigence d'une « nécessité », la loi assume de dire que l'avortement ne peut être motivé que par des raisons graves qui rendent la poursuite de sa grossesse insupportable pour la femme.
Après plusieurs décennies d'application de la loi Veil, si un consensus très large s'exprime autour de cette loi, ce consensus n'est pas général, et il ne peut sans doute pas l'être.
Le compromis sur lequel la loi repose n'a jamais été reconnu par ceux qui refusent d'accepter la libéralisation de l'avortement, ni par ceux qui, à l'opposé, ne peuvent admettre que le principe de respect de la vie s'applique dès le début de la grossesse. Les uns et les autres, pour des raisons diamétralement opposées, contestent donc le raisonnement de principe sur lequel la loi de 1975 repose.
Les premiers estiment que le respect de l'être humain, dès le commencement de la vie, équivaut pour le foetus à un véritable droit de naître et que toute atteinte à ce droit en constitue la négation même et non une simple limite.
Les seconds considèrent au contraire que, jusqu'à la naissance de l'enfant, il n'y a pas d'« enfant à naître » titulaire de droits mais seulement la femme exerçant sur son corps sa propre liberté. L'avortement est alors une question qui relève d'un choix personnel, à l'exclusion de toute autre considération. L'amendement introduisant l'article 24 dans la loi déférée s'inscrit dans cette logique doctrinale.
Dans sa façon d'aborder la dimension philosophique du problème de l'avortement, la loi Veil refusait de trancher entre des convictions antagoniques totalement irréductibles. Dans notre République de liberté, de respect et de tolérance, ces convictions contraires doivent pouvoir s'exprimer et coexister sans empêcher l'application de la loi.
Un équilibre a alors été trouvé, sans doute imparfait en pure logique philosophique, et donc à certains égards fragile, mais un équilibre juridique nécessaire. Cet équilibre ne devrait être déplacé qu'avec prudence, en respectant les consciences, après un débat approfondi ouvert à tous les grands courants de pensée et aux représentants des grandes familles religieuses de notre pays. Prenons garde de ne pas mettre la loi en danger en modifiant le compromis historique de 1975 sans qu'aucun motif d'intérêt général ne l'impose.
Des évolutions ne seraient envisageables que pour répondre à des difficultés concrètes qu'il s'agirait de résoudre. Or, selon nous, aucune difficulté ne pouvait justifier la suppression de la condition de détresse ; car quelles solutions nouvelles apporte-t-elle ? Il n'y en a nulle trace dans cet article de circonstance adopté dans l'improvisation des débats parlementaires pour des raisons plus politiques que pratiques.
Nous considérons donc que le principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie est bafoué part cet article 24 de la loi déférée qui ne répond pas à la nécessité que votre Conseil impose pour que le législateur puisse déroger à ce principe constitutionnel.