Contenu associé

Décision n° 2014-689 DC du 13 février 2014 - Observations de députés

Loi organique interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur
Non conformité partielle - réserve - déclassement organique

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,

Nonobstant l'alinéa 1er de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de vous présenter des observations particulières relatives à la loi organique interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec Je mandat de député ou de sénateur.

Les députés requérants estiment que non seulement les griefs développés à l'encontre de la loi ordinaire interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de représentant au Parlement européen doivent être également soulevés s'agissant de la loi organique, mais aussi que des griefs supplémentaires doivent y être ajoutés.

Ainsi, sur la méconnaissance des objectifs d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi

L'article 1er de la loi organique, en créant un nouvel L.O. 141-1 et L.O. 147-1 du code électoral ; l'article 3 de la loi organique, complétant l'article L.0.146 du même code ; l'article 4, insérant un article L.0.147 au sein du même code ; l'article 5 abrogeant l'article L.O. 148 du même code, ainsi que l'article 9 modifiant le code général des collectivités territoriales, ajoutent à la liste des incompatibilités qui s'appliquent au détenteur d'un mandat de député ou de sénateur.
Les requérants considèrent que cette série d'incompatibilités nouvelles contredit à l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, en ne prévoyant aucune définition claire et précise de ce que constitue une « fonction exécutive locale » et de ses « dérivés ».

La notion de « fonction exécutive locale », telle qu'annoncée par le titre de la loi organique, n'est définie nulle part dans le droit positif, et la loi organique n'en donne pas non de définition, d'où l'absence de critères intelligibles ou objectifs pour connaître des fonctions qui doivent légitimement faire l'objet d'incompatibilités, et celles qu'il n'y a pas lieu de rendre incompatibles en fonction de l'objectif poursuivi. D'ailleurs, pourquoi le législateur a-t-il maintenu un titre à la loi organique (« interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur ») qui ne correspond plus à son contenu, si ce n'est parce qu'il est dans l'impossibilité juridique comme rationnelle de le faire ?

En plus des éléments développés dans la loi ordinaire, l'article 9 de la loi organique est symptomatique de l'absence de périmètre clairement défini par la loi. En effet, cet article complète le dispositif des incompatibilités entre mandat parlementaire et fonctions exécutives locales, en empêchant que de telles fonctions soient attribuées à des parlementaires non plus par l'élection aux fonctions, mais par le biais de délégation. Sont seulement exclues de cette prohibition les délégations de fonctions exécutives qui sont l'expression de compétences exercées par le maire au nom de l'État, comme la célébration de mariage. Ces dispositions s'appliquent aussi bien aux députés et sénateurs qu'aux représentants français au Parlement européen.

L'on voit bien que ces incompatibilités diffèrent notoirement de celles des articles L.O. 141-1 et L.O. 147-1 du code électoral, en ce qu'elles ne sont pas insérées dans le même code, mais introduites au sein du code général des collectivités territoriales.

Outre que cette disposition relève de la loi ordinaire plutôt que de la loi organique, les requérants tiennent à souligner que les incompatibilités introduites aux divers articles de la loi organique sont de nature si intrinsèquement différente que leur exercice par un parlementaire n'entraîne pas les mêmes effets sur l'exercice du mandat parlementaire. Ainsi, une incompatibilité au sens des articles L.O. 141-1 et L.O. 147-1 du code électoral entraîne la démission d'office du mandat ou de la fonction antérieurement exercée, quand les incompatibilités de l'article 9 ne peuvent remettre en cause le mandat exercé par le parlementaire, mais rendent caduque l'attribution de toute délégation, et nul tout acte qui en découlerait.

Ainsi, l'absence de définition de ce qu'est une « fonction exécutive locale » ou de ses multiples dérivatifs conduit à mettre en place un dispositif législatif relevant de principes arbitraires, contraires à la garantie des droits protégée par l'article 16 de la Déclaration de 1789.

Sur l'atteinte disproportionnée à l'égale admissibilité aux emplois publics

En effet, les objectifs poursuivis par le législateur, censés justifier cette atteinte et détaillés par l'étude d'impact annexée au projet de loi organique interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur, sont aussi imprécis et peu convaincants que le contenu de la loi déférée : il s'agirait, par ces nouvelles incompatibilités de tous ordres à la fois de « tirer les conséquences du mouvement de décentralisation des trente dernières années », de « prendre en compte l'accroissement de la charge de travail du Parlement », ou encore de « moderniser la vie publique française ».

Lors des débats parlementaires, lorsqu'il s'est agi de donner une portée pratique à ces objectifs, l'argument majeur des défenseurs du projet de loi organique a consisté à dire qu'il convenait avant tout de dégager du temps sur l'agenda parlementaire, ou, à l'inverse, de dégager du temps sur l'agenda de l'élu local exerçant des responsabilités. Or aucune corrélation n'a jamais été établie entre le nombre fonctions électives ou mandats locaux détenus par un parlementaire et son niveau d'activité -parlementaire ou locale-, ni aucune corrélation avec son temps de présence au Parlement ou dans la localité où il exerce des responsabilités. De plus, les contraintes d'agenda d'un adjoint au maire aux fêtes et aux cérémonies d'une commune de 1000 habitants, soumis à incompatibilité aux termes de la loi déférée sont de fait inférieures à celles d'un conseiller régional de la région Rhône-Alpes, qui pourra, lui, toujours exercer un mandat parlementaire.

Il apparaît qu'en réalité, faute de critère correspondant aux objectifs poursuivis par le législateur, ce dernier s'est contenté de rendre incompatibles avec un mandat de parlementaire celles des fonctions locales dites exécutives au titre soit d'une élection, soit d'une délibération, soit encore d'une délégation. L'application de ce critère, outre qu'il ne correspond pas aux objectifs poursuivis par la loi, porte une atteinte disproportionnée à l'accès aux emplois publics, qu'il s'agisse de considérer le mandat de parlementaire, comme l'exercice de fonctions locales.

Enfin, la loi organique, étant donné l'étendue des incompatibilités qu'elle impose, que l'on se place du côté de l'élu local comme de celui du parlementaire, conduit à une rupture d'égalité selon qu'on exerce d'une part plusieurs mandats et fonctions électives, ou que l'on exerce d'autre part un mandat et une activité professionnelle.

D'après la jurisprudence du juge constitutionnel en matière d'incompatibilité entre mandats électoraux ou fonctions électives et certaines activités professionnelles (cf. la décision récente 2013-675 DC relative à la loi organique relative à la transparence de la vie publique), l'atteinte à l'égale admissibilité aux emplois publics doit être contrôlée et proportionnée. Il ne serait pas concevable qu'il n'en soit pas de même s'agissant des incompatibilités entre mandats électoraux nationaux et fonctions électives locales, sauf à conduire à une rupture d'égalité entre ceux des parlementaires qui exerceraient concomitamment à leur mandat une activité professionnelle, et ceux qui choisiraient d'exercer des mandats locaux ou des fonctions locales.
En l'état actuel de la loi organique, qui instaure des incompatibilités à périmètre inintelligible, il apparaît qu'il vaut mieux détenir un mandat parlementaire et une profession, qu'un mandat parlementaire et une fonction locale.

Cette inégalité dans l'atteinte aux emplois publics entre les régimes se trouve également dans les modalités de résolution des incompatibilités, et les modalités de remplacement du parlementaire par le suppléant. En effet, les dispositions de la loi organique introduisent une inégalité entre les différents régimes d'incompatibilités, que ce soit celui qu'on introduit dans la conjonction de l'exercice d'un mandat parlementaire et d'un mandat ou d'une fonction exécutive locale, et celui introduit dans la conjonction de l'exercice d'un mandat parlementaire et d'une fonction professionnelle. Les premières conduisent dans tous les cas au remplacement par le suppléant, tandis que les secondes aboutissent tantôt à une élection partielle, lorsque le parlementaire se met en règle avec la législation de sa propre initiative, tantôt au remplacement par le suppléant, lorsqu'intervient le Conseil constitutionnel pour déclarer le parlementaire démissionnaire d'office.

Ainsi, ce dispositif législatif porte également atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration de 1789 ainsi qu'à la garantie des droits protégée par l'article 16 de la même Déclaration.

Sur incompétence négative du législateur et le risque de détournement de la loi

L'imprécision de la loi déférée, associée à la suppression du choix de l'élu en situation d'incompatibilité et aux nouvelles modalités de remplacement d'un parlementaire par son suppléant, pourrait conduire à des détournements de la loi.

En effet, l'article 6 de la loi organique prévoit que l'élu concerné devra démissionner du mandat parlementaire ou de la fonction exécutive locale qu'il détenait antérieurement. Ainsi, un maire se présentant aux élections législatives devra, s'il est devient député, obligatoirement conserver son mandat de parlementaire et démissionner de sa fonction de maire. Inversement, un sénateur élu à la présidence d'un conseil départemental devra exercer cette fonction et abandonner son mandat de parlementaire.

Par ailleurs, l'article 8 de la loi organique modifie les conditions dans lesquelles un parlementaire est remplacé par son suppléant, en l'étendant notamment aux cas d'incompatibilités avec des mandats locaux ou des fonctions exécutives locales.

Certes l'article 25 de la Constitution renvoie au législateur organique le soin de fixer « les conditions dans lesquelles sont élues les personnes appelées à assurer, en cas de vacance du siège, le remplacement des députés ou des sénateurs jusqu'au renouvellement général ou partiel de l'assemblée à laquelle ils appartenaient ».

Mais le dispositif de l'article 8 permet des détournements manifestes de la loi. Il suffit de prendre l'exemple d'un député élu en 2017, élu maire en 2020. Tout d'abord il perdrait son mandat parlementaire sous l'effet de l'article 2 de la loi organique. Son suppléant le remplacerait de manière définitive, sans qu'il y ait besoin de provoquer une élection partielle, jusqu'au renouvellement de l'assemblée à laquelle il appartient, soit a priori, 2022. Ainsi, plus d'un tiers du mandat national (2020-2022) pourrait être exercé par le suppléant, sans qu'il soit fait cas du lien entre l'élu et les électeurs.

Dans la mesure où 240 députés sur 577 sont aujourd'hui maires, à envisager le cas où une bonne part d'entre eux choisiraient d'être maires plutôt que députés en 2020, sans compter ceux des députés qui pourraient à la même date devenir adjoints au maire, alors le remplacement du député par son suppléant pourrait concerner plus de la moitié de la Chambre Basse. Sans même envisager un « effet de masse », le simple fait qu'un parlementaire puisse permettre à son suppléant de le remplacer de manière définitive, sans élection partielle, en se faisant élire maire ou adjoint au maire, ou encore vice-président de conseil général ou régional, et ce même temporairement, constitue une incitation de fraude à la loi imputable à l'incompétence négative du législateur.

Sur l'atteinte au principe d'égalité

L'incohérence du législateur en termes de délais d'application des divers dispositifs d'incompatibilités conduit à une rupture d'égalité entre parlementaires.

L'article 12 de la loi organique prévoit une entrée en vigueur pour tout parlementaire « à compter du premier renouvellement de l'assemblée à laquelle il appartient suivant le 31 mars 2017 ».

Tout d'abord, il convient de remarquer que cette entrée en vigueur prévue en juin 2017 pour les députés, et en septembre 2017 pour les sénateurs, quelle que soit la série à laquelle ils appartiennent, ne coïncide ni avec la date prévue pour les parlementaires européens (2019), ni avec la date de l'incompatibilité introduite par la loi organique du 17 mai 2013 relative à l'élection des conseillers municipaux, des conseillers communautaires et des conseillers départementaux, laquelle a conduit à l'abaissement du seuil à partir duquel un mandat de maire est pris en compte pour les incompatibilités au titre de l'article L.O. 141 du code électoral, et qui concernera les députés et sénateurs maires dès 2014, et les parlementaires européens en 2019. Non seulement ces entrées en vigueur multiples nuisent à l'intelligibilité de la loi, mais le législateur introduit, à seulement quelques mois d'intervalle, une inégalité de traitement entre les candidats aux municipales.

Ensuite, les députés requérants estiment que les termes de l'article 12 de la loi déférée pourraient conduire à une inégalité de traitement manifeste entre députés et sénateurs quant à l'application des nouvelles incompatibilités contenues dans la loi organique interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur. En effet, contrairement au Sénat, l'article 12 de la Constitution prévoit que le Président de la République peut dissoudre l'Assemblée nationale. Dans l'hypothèse où une dissolution de l'Assemblée nationale interviendrait en 2016, les règles d'incompatibilités s'appliqueraient aux députés seulement en 2021, alors qu'elles trouveraient à s'appliquer aux sénateurs dès septembre 2017. Le législateur aurait dû se prémunir contre ce risque d'imprévisibilité d'application de la norme. En conséquence, cette rupture d'égalité est contraire à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Sur l'atteinte à la liberté de choix de l'électeur

Les dispositions législatives critiquées ont pour effet d'empêcher l'exercice de mandats par des parlementaires et par des élus locaux qui ont été désignés selon des procédures électives qui sont au fondement de la démocratie en France.

L'effet mécanique des règles d'incompatibilités prévues dans la loi conduisent à restreindre, voire à interdire la liberté de choix de l'électeur ainsi que l'indépendance de l'élu, en contradiction avec les exigences de l'article 6 de la Déclaration de 1789 comme l'a rappelé récemment votre Conseil, à propos du contrôle des dispositions relatives à la transparence de la vie publique (no 2013-675 DC, cons. 43 : « si le législateur peut prévoir des incompatibilités entre mandats électoraux ou fonctions électives et activités ou fonctions professionnelles, la restriction ainsi apportée à l'exercice de fonctions publiques doit être justifiée, au regard des exigences découlant de l'article 6 de la Déclaration de 1789, par la nécessité de protéger la liberté de choix de l'électeur, l'indépendance de l'élu ou l'indépendance des juridictions contre les risques de confusion ou de conflits d'intérêts » ; cf. aussi no 2000-426 DC et 427 DC, 30 mars 2000 ; no 82-146 DC, 18 novembre 1982).

Or, en l'espèce, les dispositions législatives critiquées empêchent, par principe, l'exercice de la liberté de choix de l'électeur puisque l'automaticité des incompatibilités empêchera l'électeur de procéder au moindre choix d'élu. En cela, ces dispositions législatives sont contraires, de ce chef, à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Considérant que l'ensemble des articles de la loi organique déférée sont inséparables, les députés requérants estiment que l'ensemble de la loi organique déférée doit être déclarée contraire à la Constitution.

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, nous vous demandons, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les conseillers, de vous prononcer sur ces points et tous ceux que vous estimerez pertinents, eu égard à la compétence et la fonction que vous confère la Constitution.