Décision n° 2013-686 DC du 23 janvier 2014 - Saisine par 60 députés
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
En application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, les députés soussignés ont l'honneur de vous déférer, la loi relative aux modalités de mise en oeuvre des conventions conclues entre les organismes d'assurance maladie complémentaire et les professionnels, établissements et services de santé et plus particulièrement son article 2.
A l'appui de cette saisine, nous développons les arguments suivants :
1. Quant à l'incompétence négative :
De manière générale, cette loi autorise les mutuelles et unions à instaurer des différences dans le niveau des prestations qu'elles versent, non plus uniquement en fonction des cotisations payées ou de la situation de famille du cotisant mais également si ce dernier choisi d'avoir recours à un professionnel de santé qui soit membre ou non d'un réseau de santé avec lequel elles ont contractualisé.
Si cette pratique existe déjà chez les deux autres familles d'Organismes Complémentaires d'Assurance Maladie (OCAM) que sont les instituts de prévoyance et les assureurs privés, elle était interdite aux Mutuelles en raison des principes d'égalité et de solidarité entre les adhérents sur lesquels repose le mutualisme depuis sa création.
Or cette loi, dont l'objet a été élargi par rapport à la proposition de loi de départ est adoptée alors que le cadre législatif autour du rôle des OCAM (qu'ils relèvent du Code de la mutualité ou du Code des assurances) vient d'être très largement modifié. Elle va, en ouvrant cette pratique à une nouvelle famille d'OCAM, généraliser les modulations de remboursement dans le cadre de réseaux de soins et cette généralisation aura nécessairement des conséquences décuplées en terme d'atteinte à la liberté de choix du patient de son professionnel de santé, tel qu'il est inscrit dans l'article L.1110-8 du code de la Santé publique, ainsi que d'atteinte au droit de la concurrence.
En effet, la loi no 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l'emploi a instauré une obligation pour tous les employeurs de proposer un contrat collectif de complémentaire santé à leur salariés tendant à une généralisation de l'accès à la complémentaire santé à tous français ; l'article 14 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014 a introduit, après que vous ayez censuré l'instauration d'une clause de désignation introduite dans la loi pour la Sécurisation de l'emploi, une clause de recommandation qui, bien que vous en ayez censuré les dispositions fiscales contraignantes initialement prévues par le législateur, va nécessairement entrainer une concentration beaucoup plus importante des acteurs du champs de la complémentaire santé ; enfin, l'article 56 de la loi précitée offre la possibilité pour les OCAM d'instaurer des plafonds dans le remboursement qu'elles assurent de certaines prestations.
Ces différentes mesures ont pour conséquence de donner des pouvoirs renforcés aux OCAM qui vont devenir les seuls régulateurs de certains secteurs de soins dans lesquels l'Assurance maladie s'est quasiment totalement désengagée. Or, c'est bien l'Etat qui doit rester garant de la sécurité des soins et de la traçabilité des produits liés à ces soins, et le risque est grand d'introduire un véritable système parallèle de sécurité sociale et de soins, qui contredit les fondements et les objectifs de notre édifice de protection sociale obligatoire.
D'ailleurs, le législateur, bien conscient des risques importants de dérives (opacité dans le choix des critères, déséquilibre dans le cadre de la négociation entre des OCAM aux pouvoirs renforcés et les professionnels de santé, etc.), a souhaité encadrer le fonctionnement de ces réseaux dans les articles 2 (encadrement du fonctionnement) et 3 (rapport prévoyant un bilan des conventions) de la loi. Or force est de constater que cet encadrement est insuffisant, et qu'il n'est pas en mesure de préserver réellement l'accès aux soins des patients et la liberté du patient de choisir son professionnel de santé.
En effet, il aurait fallu prévoir dans l'article 2 de donner une portée concrète à l'alinéa qui prévoit que « ces conventions ne peuvent comprendre aucune stipulation portant atteinte au droit fondamental de chaque patient au libre choix du professionnel, de l'établissement ou du service de santé et aux principes d'égalité et de proximité dans l'accès aux soins », ce qui n'est pas le cas.
L'article 3 ne prévoit d'ailleurs qu'un contrôle sur 3 ans.
Or, le Conseil constitutionnel juge de manière constante « qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l'article 34 de la Constitution, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; qu'il ne lui est pas moins loisible d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et qui peuvent comporter la modification ou la suppression de dispositions législatives qu'il estime inutiles ; que, cependant, l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel » (Décision no 86-217 DC du 18 septembre 1986).
Et l'article 34 de la Constitution prévoit que « la loi détermine les principes fondamentaux : ( ... ) de la sécurité sociale ».
Cette loi, en délégant aux OCAM des pouvoirs importants de régulation des dépenses de santé et de protection de la santé dans des domaines où l'assurance maladie ne rembourse plus qu'une part infime des prestations ; pouvoirs qui ne sont pas suffisamment encadrés, est donc entachée d'incompétence négative du législateur.
2. Quant au principe d'égalité devant la loi.
Le principe d'égalité repose essentiellement sur les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789.
S'il ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que l'égalité n'est pas synonyme d'unité ou d'uniformité, vous affirmez de manière constante que« le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (décision no 96-375 DC du 9 avril1996,
8).
Dans le cas présent, le législateur a souhaité différencier la situation des professions médicales, suivant si elles bénéficient ou pas d'un remboursement majoritaire de l'Assurance maladie.
Au terme de la loi, les OCAM pourront contractualiser avec l'ensemble des professions de santé, mais les conventions ne pourront pas comporter de clauses tarifaires liées aux actes et prestations fixés par l'assurance maladie pour les professions où la dépense de l'assurance maladie est majoritaire (médecins, infirmiers, sages-femmes, masseurs-kinésithérapeutes ... ).
En pratique, les conventions pourront donc inclure des clauses tarifaires pour les chirurgiens-dentistes sur certains actes, les opticiens et les audioprothésistes.
Or, il ne ressort d'aucune disposition de la loi déférée que la situation des opticiens-lunetiers de ce point de vue-là, serait en soi différente de celle des autres professionnels de santé, caractérisés par cette situation particulièrement devant les remboursements de l'Assurance maladie. Il est donc permis de considérer que les opticiens-lunetiers se trouvent dans la même situation que les autres professionnels de santé.
Pourtant l'article 2 prévoit que « tout professionnel, établissement ou service répondant aux critères mentionnés au troisième alinéa du présent 1 peut adhérer à la convention. Cependant, les conventions concernant la profession d'opticien-lunetier peuvent prévoir un nombre limité d'adhésions ».
Or le législateur ne caractérise pas l'intérêt général qui pourrait justifier une telle différence de traitement- quand bien même celle-ci serait tempérée par la simple faculté laissée aux conventions de prévoir un nombre limité d'adhésions des professionnels de l'optique. En effet, les soins optiques étant tout aussi indispensables que les soins dentaires (par exemple), on ne comprend pas ce qui justifie une telle limitation.
Cette discrimination est par ailleurs en contradiction totale avec le rapport parlementaire précité, selon lequel le réseau de soins « doit reposer sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires de sélection des professionnels ».
Les dispositions de l'article 2 alinéa 7, deuxième phrase, de la loi déférée ne semblent donc pas conformes aux exigences du principe constitutionnel d'égalité.
3. Quant à la liberté d'entreprendre.
Le Conseil constitutionnel juge, de manière constante, que « la liberté d'entreprendre découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de flhomme et du citoyen de 1789 ; qu'il est loisible au législateur d'apporter à cette liberté des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ; ( ... ) que la liberté d'entreprendre comprend non seulement la liberté d'accéder à une profession ou à une activité économique mais également la liberté dans l'exercice de cette profession ou de cette activité » .
Dans le cas présent, la limitation des adhésions des professionnels de l'optique à un réseau de soins porte atteinte à leur liberté d'entreprendre constitutionnellement garantie, entendue ici comme leur liberté d'exercer leur profession.
En effet, l'appartenance à un réseau de soins est aussi bénéfique pour le professionnel de santé que pour l'adhérent : elle assure une clientèle importante aux premiers, et favorise un certain niveau de qualité de la prestation servie aux seconds.
Dès lors, le fait d'empêcher un certain nombre d'opticiens-lunettiers qui pourraient pourtant y prétendre car remplissant les termes de la contractualisation, au seul titre qu'ils sont surnuméraires par rapport à un numerus clausus fixé de manière arbitraire par I'OCAM, revient à les priver de leur clientèle, ce qui sur certains territoires peut mettre leur existence en péril.
De même qu'au regard du principe d'égalité, le législateur n'a pas caractérisé d'intérêt général susceptible de justifier une atteinte à la liberté d'entreprendre des professionnels de l'optique, l'atteinte à la liberté d'entreprendre est donc bien réelle.
Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés, auteurs de cette saisine, demandent au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et à la fonction que lui confère la Constitution.