Décision n° 2013-683 DC du 16 janvier 2014 - Saisine par 60 députés
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le projet de loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraites, adopté définitivement par l'Assemblée nationale le 18 décembre 2013.
Le législateur dispose, en matière de retraites, d'un pouvoir d'appréciation dans le respect des prescriptions constitutionnelles que votre jurisprudence a eu l'occasion de formuler. En particulier, vous avez jugé qu'il ne saurait y avoir d' « intangibilité des droits à retraite liquidés » »(1) et ne vous opposez pas à ce que le législateur « règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. »(2)
Dans ces conditions, et au regard de votre jurisprudence, il apparaît aux saisissants que cinq moyens d'inconstitutionnalité doivent être soulevés après lecture attentive de la loi déférée, à savoir l'indigence de l'étude d'impact annexée au projet de loi déféré, ainsi que le non-respect des principes de sincérité budgétaire, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, d'égalité devant la loi et de liberté d'entreprendre.
I- Nous souhaitons en premier lieu invoquer l'insuffisance de l'étude d'impact annexée au projet de loi déféré.
La révision constitutionnelle de 2008 a prévu la possibilité pour la Conférence des présidents de contester la conformité de l'étude d'impact, dont fait l'objet un projet de loi inscrit à l'ordre du jour, avec les prescriptions définies dans la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Ayant relevé plusieurs motifs de non-conformité de l'étude d'impact accompagnant la loi déférée avec la loi organique précitée, le Président du Groupe UMP de l'Assemblée nationale a saisi la conférence des Présidents par un courrier en date du 24 septembre 2013. La Conférence, qui s'est réunie le lundi 30 septembre, n'a pas donné suite à cette saisine.
Pour des raisons politiques évidentes, l'opposition étant par nature minoritaire au sein de la Conférence des présidents, cette dernière n'a jamais exercé sa prérogative de suspension de l'ordre de jour en cas d'insuffisance constatée depuis que ce droit existe.
C'est pourquoi nous nous permettons de soulever, à l'occasion de ce recours, plusieurs motifs d'insuffisance de l'étude d'impact annexée au projet de loi déféré, suivant ainsi l'injonction de l'article 39 alinéa 3 de la Constitution selon lequel « la présentation des projets de loi déposés devant l'Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique ».
La loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution mentionne bien que l'étude d'impact évalue « les conséquences (. . .) sociales, ainsi que les coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées pour chaque catégorie (. . .) personnes physiques et morales intéressées, en indiquant la méthode de calcul retenue. ». Cette prescription n'est pas respectée.
En effet, deux mesures centrales de financement de la réforme des retraites - la fiscalisation des bonus pour trois enfants examinée dans le projet de loi de finances et les hausses de cotisations vieillesse salariés et employeurs examinées dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale - ne sont pas évaluées dans l'étude d'impact du projet de loi déféré, au motif, précisément, qu'elles sont inscrites dans deux autres projets de loi.
Faire valoir que ces mesures sont examinées dans des textes financiers n'est pas recevable, non seulement parce que la réforme des retraites doit être évaluée comme un tout, mais aussi parce que le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale ne font précisément pas l'objet d'une étude d'impact.
La mesure de fiscalisation des bonus de retraite pour 3 enfants examinée dans le projet de loi de finances est mentionnée brièvement pages 16, 26 et 30 de l'étude d'impact. Or, cette mesure mérite une évaluation poussée parce qu'elle risque de faire basculer dans l'impôt sur le revenu de nombreux ménages avec un effet d'entrainement vers d'autres taxes (habitation, CSG. . .).
La hausse des cotisations salariés et employeurs de 0,3 point examinée dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale est mentionnée aux mêmes pages de l'étude d'impact, de manière aussi peu exhaustive. De même, cette mesure mérite une évaluation de son impact sur le niveau de vie des ménages concernés et sur la compétitivité des entreprises françaises, au regard notamment de l'ensemble des hausses de cotisations votées antérieurement ou simultanément.
II- En deuxième lieu, nous souhaitons poser la question de la sincérité du financement des réformes contenues dans la loi déférée et en particulier de ses articles 2, 5 et 10 au regard de l'article 47-2 alinéa 2 de la Constitution établissant que « les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. ».
1-1 Le gouvernement présente son projet de loi comme un texte nécessaire compte-tenu des projections financières établies par le Conseil d'orientation des retraites (COR), qui chiffre à 21 milliards d'euros les besoins de financement de l'ensemble des régimes d'ici 2020. Ce déficit prévisionnel ne peut que s'aggraver en raison des réalités macro-économiques que nous connaissons, et qui sont largement plus pessimistes que le scénario B sur lequel le COR a fondé ses hypothèses de travail.
Toutefois, le gouvernement présente une réforme qui ne finance que 8 des 21 milliards d'euros de déficit attendu d'ici 2020. Ces 8 milliards doivent être financés par le report de la revalorisation des pensions au 1er octobre (article 6 de la loi déférée), la fiscalisation des majorations de pensions pour 3 enfants (inscrite dans le projet de loi de finances), les hausses de cotisations de 0,3 point pour les salariés et les employeurs (inscrites dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale) ainsi que par des économies de gestion.
En revanche, l'allongement de la durée d'assurance à 172 trimestres pour le taux plein (article 2) ne s'appliquera qu'à partir de 2020, avec un gain estimé de 5,4 milliards d'euros en 2030.
Selon les chiffres du gouvernement (Cf. le tableau d'impact de la réforme des retraites sur l'ensemble des régimes page 28 de l'étude d'impact), ce sont donc 13 milliards qui seront financés par la dette en 2020. Et même en 2030, les mesures de redressement du gouvernement, qui s'élèveront alors à 15 milliards d'euros, auxquels il faut soustraire les 2,7 milliards d'euros de coût estimé des « mesures de justice » inscrites dans la loi, seront très loin de financer le déficit estimé de l'ensemble du système, qui dépassera largement à cette date les 21 milliards.
Nous estimons donc que ce projet de loi est largement irresponsable à double titre : non seulement il n'apporte aucune solution durable au déficit de notre système de retraites, étant a fortiori loin d'en garantir « l'avenir » comme l'indique pourtant son titre, mais les mesures de financement apportées, bien qu'insuffisantes, sont largement injustes. Plutôt que de prendre les mesures d'âge qui s'imposent, le gouvernement baisse les pensions, le pouvoir d'achat des salariés et la compétitivité des entreprises.
Il est à noter qu'au sein de ce déficit, les deux plus gros déséquilibres sont constitués par le financement des retraites complémentaires (AGIRC-ARRCO) et par le financement des retraites des fonctionnaires.
Si les partenaires sociaux ont trouvé un accord pour réduire de moitié le déficit prévu de l'AGIRC-ARRCO à l'horizon 2020, l'Etat ne prend aucune mesure de convergence supplémentaire entre les retraites du secteur privé et les retraites du secteur public. Il entretient même le maintien de différentes modalités de recouvrement des cotisations puisque la montée en charge des hausses de cotisations vieillesse inscrites dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale sera appliquée aux agents de l'Etat à un rythme plus lent qu'aux salariés du secteur privé.
Il semble donc que les modalités retenues par la réforme prise dans son ensemble, qui ne financent pas l'ensemble du déficit prévisionnel tous régimes, créent de nouvelles dépenses (les dépenses de justice précédemment évoquées) et de moindres recettes (avec une montée en charge plus lente des hausses de cotisations des fonctionnaires) sont manifestement inappropriées, en contradiction avec l'exigence que vous avez posée dans le Considérant n° 10 de votre décision 99-416 du 23 juillet 1999.
1-2 On retrouve la même insincérité dans les projections de financement du dispositif relatif à la pénibilité inscrit à l'article 10 de ce projet de loi. En effet, le compte personnel de pénibilité a un coût estimé de 500 millions d'euros en 2020, qui sera couvert par sa seule source de financement, à savoir une double cotisation à la charge des employeurs, dont le rendement est également estimé à 500 millions d'euros à la même date. En revanche, à l'horizon 2040, le coût du compte pénibilité s'élève à 2,7 milliards d'euros, pour un rendement estimé de la double cotisation des employeurs de seulement 800 millions d'euros.
La fragilité financière de ce texte, son absence d'anticipation et le mensonge sur lequel il se fonde remettent en cause la préservation de notre régime de retraites par répartition ainsi que l'ensemble des mesures de justice qu'il contient et par voie de conséquence, la garantie, par la Nation, « à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », inscrite au 11ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
III- En troisième lieu, nous estimons que les articles 7 et 10, relatifs au système de fiche de prévention de la pénibilité et à la création du compte personnel de pénibilité, violent les objectifs constitutionnels d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
L'article 7, qui modifie la nature de la fiche de prévention de la pénibilité, pour en faire non plus un instrument de prévention mais un instrument de mesure des risques encourus, souffre d'un manque de précision de la loi. En effet, les notions de « facteurs de risques professionnels » et de « seuils d'exposition », qui déterminent l'établissement de la fiche, pourraient aussi bien concerner les postes de travail que les individus assignés à ces postes. Or, si ces appréciations doivent être comprises dans le sens de l'expression d' « exposition effective à des facteurs de risques » mentionnée à l'article 6, et qui s'apprécie comme l'exposition effective d'un individu sur un poste donné, il existe un risque d'inapplicabilité d'établissement de la fiche. En effet, comment suivre le salarié tout au long de la journée pour consigner la durée de sa présence sur le poste et évaluer les périodes d'exposition à des facteurs de risques ? Cette indétermination du texte est d'autant moins acceptable que la fiche de prévention de la pénibilité est le socle de l'ensemble du dispositif de prévention de la pénibilité prévu par le projet de loi déféré et dont le non-respect est lourdement puni.
De même, les imprécisions relatives à la mise en place du compte pénibilité prévue à l'article 10 semblent remettre en cause son applicabilité et risquent d'en faire un objet source de nombreuses inégalités.
Par nature, la pénibilité au travail est très difficile à objectiver. C'est pourquoi le législateur avait choisi, dans la loi du 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, de fonder la création de son dispositif pénibilité sur la notion d'incapacité constatée. En effet, depuis le 1er juillet 2011, un droit à la retraite anticipée est ouvert, sous conditions, aux assurés présentant un taux d'incapacité permanente au moins égal à 10 %. Le principal reproche qui a été formulé au cours des débats à l'encontre de ce dispositif constitue en réalité sa principale force, à savoir un degré d'objectivité maximal grâce à une appréciation fondée sur un constat médical.
En soi, tout travail peut être pénible. L'espérance de vie à la retraite n'est pas un facteur suffisant et pertinent pour mesurer cette pénibilité. Bien d'autres facteurs que la pénibilité au travail expliquent en effet les écarts d'espérance de vie entre les catégories socioprofessionnelles.
Un dispositif de pénibilité existe depuis la loi du 9 juin 1853 dans le régime de retraite de la fonction publique. Les fonctionnaires sont ainsi classés en catégorie « active » (retraite dès 52 ou 57 ans) ou « sédentaire » (retraite à 62 ans). Les emplois « actifs » sont censés présenter « des risques particuliers ou des fatigues exceptionnelles » (loi du 31 mars 1932). Or, la Cour des comptes est très critique sur ce dispositif et sur son applicabilité : « L'exigence de pénibilité ou de fatigues exceptionnelles posée par la loi du 31 mars 1932 n'a jamais réussi à être objectivée et à être appliquée de manière fine, c'est-à-dire réellement ciblée sur certains emplois, et évolutive, c'est-à-dire réversible dans le temps. Cela démontre tout à la fois la difficulté de cerner objectivement la notion de pénibilité et le caractère inadapté que constitue la réponse à celle-ci sous forme de classement d'un emploi ouvrant droit à un départ en retraite anticipé »(3).
Peut-on, dans ces conditions, étendre ce type de dispositif, de manière encore plus complexe, aux travailleurs du secteur privé ? Au-delà des inégalités qu'un compte pénibilité engendrera forcément, se trouve posé le problème de sa mise en œuvre effective et efficace. Rappelons, que le professeur Flückiger, dans son dossier publié dans les Cahiers du Conseil constitutionnel, interprète le principe de clarté de la loi et les objectifs d'intelligibilité et d'accessibilité comme se rapportant à « l'aspect de la “concrétisabilité ” du texte normatif ».(4)
IV- En quatrième lieu, ces mêmes articles 7 et 10 comportent une rupture d'égalité.
Réserver la fiche de prévention de la pénibilité et le compte personnel de pénibilité aux « salariés de droit privé » ainsi qu'au « personnel des personnes publiques employé dans les conditions de droit privé » ne permet pas de couvrir l'ensemble des individus qui travaillent, même si l'on prend en compte que les « salariés affiliés à un régime spécial de retraites » disposent par ailleurs d'un système de reconnaissance et de compensation de la pénibilité. Entre ces différentes populations, il existe des personnes qui, au travail, risquent de n'être couvertes par aucun dispositif de compensation de la pénibilité. En effet, ce n'est pas le travail salarié qui détermine la pénibilité mais le travail en soi. Ainsi, deux infirmières travaillant de nuit, dont l'une serait fonctionnaire et l'autre salariée, auront des conditions de travail égales, et donc des conditions de travail pénible égales. Pourtant, elles se trouveront dans une situation différente au regard de leur accès à la fiche de prévention de la pénibilité ainsi qu'au compte personnel de pénibilité.
Le choix de limiter l'accès à ces deux outils au seul lien salarial et non à l'ensemble des postes de travail, en élimine de facto les fonctionnaires, les artisans et les exploitants agricoles. Ces différences de traitement ne peuvent se justifier par des situations juridiques différentes puisque le législateur crée dans le texte déféré un nouveau droit, qui se fonde sur les situations individuelles de chacun au travail : à risques comparables, les droits liés à la pénibilité doivent être similaires, indépendamment des statuts juridiques de chacun.
V- Enfin, en dernier lieu, à l'appui du présent recours et relativement à l'article 48, il est nécessaire d'invoquer une méconnaissance du principe constitutionnel de liberté d'entreprendre dont découle un principe constitutionnel de liberté d'organisation pour les professions, et en l'espèce, pour les professions libérales.
A cet égard, nous invitons votre haute juridiction à s'inspirer des exemples issus du droit constitutionnel comparé, et notamment du droit allemand, qui garantit une pleine valeur constitutionnelle à la liberté professionnelle, celle-ci couvrant le droit pour les professions de s'auto-organiser avec un haut degré de liberté. Or, il résulte des dispositions de l'article 48, qu'en substituant à l'élection du président de la caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales par les administrateurs eux-mêmes élus, une procédure de nomination directe par l'Etat, le législateur porte atteinte à ce droit à la liberté d'organisation professionnelle qui est une conséquence directe de la liberté d'entreprendre que votre jurisprudence a pleinement garantie.
Selon votre jurisprudence, il est loisible au législateur « d'apporter à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, les limitations justifiées par l'intérêt général ou liées à des exigences constitutionnelles, à la condition que lesdites limitations n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée » (décision 98-401 du 10 juin 1998). Or, dans le cas prévu par la loi déférée, l'atteinte portée à la liberté d'entreprendre et à la liberté des professions que constitue une nomination du directeur de la caisse nationale par l'Etat n'est pas justifiée par un motif d'intérêt général.
Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.
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(1) CC, décision n° 94-348 DC du 3 août 1994, JO du 6 août 1994, p. 11482 et décision n° 2011-180 QPC du 13 octobre 2011, JO du 15 octobre 2011, p. 17463.
(2) CC, décision n° 96-387 DC du 21 janvier 1997, JO du 25 janvier 1997, p. 1285 et décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010, JO du 10 novembre 2010, p. 20056.
(3) Cour des comptes, Les pensions des fonctionnaires civils de l'Etat, juin 2003, p. 90
(4) Alexandre Flückiger, « Le principe de clarté de la loi ou l'ambiguïté d'un idéal », Cahier du Conseil constitutionnel n° 21, janvier 2007, p. 2.