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Décision n° 2013-671 DC du 6 juin 2013 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant prorogation du mandat des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger
Conformité

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant prorogation du mandat des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger.
A l'appui de cette saisine, ils développent les griefs suivants :
Le projet de loi a pour effet de proroger au maximum le mandat des conseillers de l'AFE de la série B d'une année supplémentaire. Dans l'exposé des motifs du projet de loi, le Gouvernement justifie cette mesure par le souci de « mettre en place tout l'appareil législatif et règlementaire nécessaire » et d'éviter ainsi l'élection de conseillers de l'AFE pour un mandat qui serait écourté un an plus tard à l'occasion de l'installation de la nouvelle AFE.

1. La prorogation remet en cause le droit constitutionnel de suffrage, ici au droit des électeurs d'exercer leur droit de suffrage selon une périodicité raisonnable

La loi déférée remet en cause le droit des électeurs d'exercer leur droit de suffrage selon une « périodicité raisonnable ». Votre Conseil a rappelé cette exigence dans plusieurs décisions. Il a précisé que cette périodicité doit donc avoir un caractère exceptionnel et transitoire, être limitée dans le temps et être strictement nécessaire à la réalisation de l'objectif de la loi.

Votre Conseil n'a admis, jusqu'ici, de prorogation qu'une seule fois par catégorie d'élections. Il ne s'est pas prononcé sur une succession de prorogations jointe à une amputation du mandat d'une partie des élus. Or, comme le souligne le rapport de la Commission des Lois du Sénat : « Combiné avec la loi ... du 15 juin 2011, ce projet de loi aurait pour effet d'allonger le mandat des conseillers de l'AFE de la série B, élus en 2006, de six à huit ans. Un tel allongement est sans précédent au regard des prorogations de mandat les plus récentes. »

Cette accumulation de mesures totalement inédite sème le trouble dans l'esprit des électeurs, qui n'ont plus aucune certitude sur la durée effective du mandat des candidats ou listes pour lesquels ils votent. Il y a donc ici une atteinte aux droits des électeurs garantis par l'article 3 de la Constitution. Votre Conseil exige, en effet qu'une prorogation ne compromette pas le principe de sincérité du suffrage, qui suppose que les électeurs soient informés, au moment de leur vote, des caractéristiques des mandats sur lesquels ils se prononcent, notamment leur durée. La deuxième prorogation prévue par le projet de loi pour les conseillers de la série B présente ici, de ce fait, un caractère arbitraire et abusif. Elle est attentatoire aux droits du suffrage universel.

2. La prorogation a un caractère discriminatoire et viole le principe constitutionnel d'égalité

La prorogation ainsi définie par la loi déférée a un caractère discriminatoire. Elle viole abusivement l'égalité des élus devant la loi.

En effet, la prorogation, comme il a été dit plus haut, ne peut être dissociée de la réduction du mandat des membres de la série A, les deux projets de loi étant indissolublement liés comme le reconnaît le Gouvernement.

Il s'agit, dans les deux cas, d'importantes différences de traitement dont le caractère discriminatoire résulte d'une succession de mesures de prorogations/amputation. Le mandat du élus de la série B, initialement prévu pour six ans, par l'effet cumulé de la loi du 15 juin 2011 et de la loi déférée, soit deux prorogations successives, va durer huit ans. Dans le même temps, le mandat des élus de la série A qui venait d'être prorogé jusqu'en juin 2016 par la loi du 15 juin 2011, sera amputé de près de deux années, devant s'achever au plus tard, le 1er octobre 2014.

Les deux lois qui sont liées créent ainsi une différence de traitement abusive et arbitraire entre les élus des deux séries. Cette accumulation de mesures de prorogations/amputation pour des durées importantes s'analyse donc bien une violation du principe d'égalité entre les élus, en accentuant le caractère discriminatoire et abusif de ce procédé.

3. La prorogation a pour effet de valider rétroactivement une illégalité flagrante de la législation en vigueur commise par le Gouvernement, cette validation étant contraire à la Constitution

En outre, comme le reconnaît le rapport de la Commission des lois, l'arbitraire et la violation des droits du suffrage universel du cumul de mesures de prorogations/amputation est conforté par la violation de la loi actuellement en vigueur.

La loi du 7 juin 1982 prévoit, en effet, le commencement du processus normal de renouvellement de la série B de l'Assemblée des Français de l'étranger quatre-vingt dix jours avant l'échéance du mandat de cette série, soit le 20 mars 2013 au plus tard. Or, il est clair que le Gouvernement a refusé l'application de cette loi.

Le rapport de la Commission des lois du Sénat soulignait ce risque de violation : « L'adoption définitive de cette prorogation pourrait ... , malgré l'engagement de la procédure accélérée demandée par le Gouvernement sur ce projet de loi, intervenir au cours du délai de 90 jours précédant le jour du scrutin. Or, en application de l'article 31-1 du décret n° 84-252 du 6 avril 1984, un arrêté du ministre des affaires étrangères aurait déjà dû, à cette date, convoquer les électeurs. »
On se trouve donc dans un cas bien distinct du processus habituel de prorogation de mandat. La prorogation par voie législative intervient normalement bien avant la fin des mandats en cours dont la prorogation est demandée. Or, la prorogation interviendrait ici après le commencement légal du processus électoral.

La loi de prorogation a donc pour effet de valider implicitement une illégalité commise sciemment par le Gouvernement. Cette illégalité viole l'obligation constitutionnelle qu'a le pouvoir exécutif d'appliquer les lois en vigueur. Or, le Conseil constitutionnel a déjà précisé qu'une validation ne pouvait être décidée qu'à la condition qu'aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle ne soit méconnu, « sauf à ce que le but d'intérêt général visé soit lui-même de valeur constitutionnel. Enfin, la portée de la validation doit être strictement définie » (1). Précisément, la validation envisagée porte atteinte à un principe constitutionnel majeur, aux droits du suffrage universel et ne précise pas strictement la portée de la validation.

Le sénateur Christophe Frassa a tenté de faire constater cette illégalité flagrante et d'y mettre fin par une procédure de référé-liberté devant le Conseil d'Etat. Ce référé a été rejeté (2). Mais le Conseil d'Etat constate bien qu'il y a eu une illégalité, affirmant que le collège électoral « aurait dû être réuni en mars 2013 (3 ». Le Conseil d'Etat constate que le Gouvernement a tenté de couvrir l'illégalité par le dépôt des deux projets de loi discutés en procédure accélérée. Il juge que, « compte tenu du calendrier » législatif, cette tentative gouvernementale prive l'illégalité commise du caractère de gravité exigé par l'article L 521-2 du code de justice administrative. Il se prononce donc « compte tenu du calendrier », estimant non déraisonnable que les projets de loi soient définitivement adoptés avant l'échéance du mandat des membres de la série B. Il n'envisage pas pour autant l'hypothèse où le calendrier législatif empêcherait cette adoption avant le mois de juin. Surtout, il ne porte aucune appréciation, ce qu'il ne pouvait faire en droit, sur la constitutionnalité des deux projets de loi en cours de discussion et donc sur la perspective de leur promulgation.

Est ainsi couvert et excusé tout Gouvernement qui déciderait proprio motu, de reporter des élections alors qu'il aurait dû procéder à une convocation du collège électoral, à condition de déposer un texte de prorogation des mandats en cours, ou de validation de cette illégalité, et qu'il le fasse en accéléré, c'est-à-dire à temps pour que la loi soit adoptée définitivement au jour de l'échéance des mandats en cours. C'est donc une prime aux illégalités futures qui ne manquera pas d'être discutée en doctrine.

L'adoption d'une loi de prorogation conduirait effectivement le législateur à décerner un diplôme de vertu républicaine à un Gouvernement qui a violé sciemment la loi. Ce serait porter une atteinte grave au principe constitutionnel selon lequel tout Gouvernement est tenu d'appliquer la loi. L'imprévoyance du Gouvernement en matière de dépôt trop tardif des deux projets de loi en cause ne saurait être une excuse valable pour l'exonérer de son obligation constitutionnelle d'appliquer les lois en vigueur. Dans de telles situations, si un Gouvernement estime devoir présenter un projet de loi de prorogation, il doit le présenter dans des conditions de délai telles qu'il ait des chances raisonnables d'être adoptés avant que le Gouvernement ne se trouve dans une situation d'illégalité. Les délais d'adoption du texte ne sont nullement imputables au législateur dont le Gouvernement ne pouvait ignorer qu'il devait prendre son temps pour examiner une réforme d'une telle ampleur. Le recours à la procédure d'urgence par le Gouvernement pour la discussion non seulement du projet de prorogation mais du projet de loi de réforme de la représentation des Français de l'étranger illustre cette atteinte.

4. En cas de non-conformité à la Constitution de la loi déférée, on ne se trouverait pas devant un vide législatif, mais le Gouvernement aurait l'obligation de faire procéder aux élections de la série B

Il a été allégué au cours des travaux préparatoires des deux projets de loi que la prorogation permettrait, en toute hypothèse, de faire obstacle à un vide législatif. Au cas où la réforme de la représentation ne serait pas adoptée en temps opportun, si les mandats de la série B devaient venir à expiration, l'Assemblée des Français de l'étranger ne serait plus complètement constituée. Il conviendrait alors que le législateur suppléée à 1'inefficience du Gouvernement en réparant ses illégalités et carences par une loi de prorogation.

Cet argument est irrecevable. En effet, en l'absence de loi de prorogation, le Gouvernement n'en serait pas moins tenu de convoquer les électeurs pour procéder à l'élection des membres de l'AFE appartenant à la série B.

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les sénateurs auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.

* * *

(1) 2011-166 QPC, 23 septembre 2011, Journal officiel du 24 septembre 2011, p. 16016, texte n° 76, cons. 3 et 4)
(2) CE (référé) M. FRASSA Ordonnance du 11 avril 2013, N° 367552
(3) « Réuni » est utilisé ici pour « convoqué ».