Décision n° 2012-661 DC du 29 décembre 2012 - Saisine par 60 députés (2)
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur, en application des dispositions de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution de déférer au Conseil Constitutionnel le projet de loi de finances rectificative pour 2012 adopté par l'Assemblée le 19 décembre 2012, et plus particulièrement les dispositions des articles 12, 13, 14, 15 ter et 24 bis.
Ce projet de loi qui est déféré à la censure du Conseil Constitutionnel est contraire aux principes constitutionnels du Droit Français.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants.
Article 12
Cet article vise à imposer le revenu qui est cédé sous forme d'usufruit temporaire, selon les modalités propres à chaque catégorie de revenu, à la fois à l'impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux.
Le droit d'usufruit temporaire est une disposition du Code civil inscrite dans le droit français depuis 1804. Elle est utilisée par de nombreux citoyens dans une grande diversité de contextes et de projets privés. Ces dispositions civiles visent avant tout à harmoniser les rapports au sein de groupes familiaux et contribuent à prévenir les conflits liés à la gestion et à la transmission équitable d'un patrimoine commun sur de très longues périodes.
Dans l'optique de lutter contre certains cas abusifs, l'article 12 vise à créer une exception au régime fiscal de droit commun mais il ne limite pas le champ d'application de la mesure dérogatoire. Cela conduirait, en pratique, à contraindre les acteurs privés à privilégier des dispositions du Code civil par rapport à d'autres, par exemple entre l'usufruit viager et l'usufruit temporaire, voire à céder la totalité de la propriété d'un bien pour réussir à satisfaire les diverses attentes des membres d'un même groupe familial.
Un parent cédant simultanément usufruit temporaire et nue-propriété à deux de ses descendants serait par exemple pénalisé par rapport à celui qui cède le bien familial en pleine propriété à un tiers. On voit qu'à capacité contributive égale, cette disposition est susceptible de porter atteinte au principe d'égalité des contribuables devant l'impôt.
Toutes les conséquences du projet de loi n'ont manifestement pas été analysées. Il apparait donc prudent de ne pas déformer l'équilibre séculaire du Code civil en limitant la disposition anti-abus aux cas effectivement visés par l'évaluation préalable diligentée par les services de l'Etat, à savoir lorsqu'une personne physique cède ses droits d'usufruit temporaire dans un contexte manifestement artificiel puisque l'acheteur n'est autre qu'une société contrôlée par le vendeur.
Articles 12, 13, 14
Afin de lutter contre les abus et les schémas d'optimisation fiscale, les articles 12, 13 et 14 concernent respectivement les cessions à titre onéreux d'usufruit temporaire, l'application aux plus-values d'apport de titres réalisées par les personnes physiques d'un nouveau report d'imposition optionnel en lieu et place du sursis d'imposition en cas d'apport à une société contrôlée par l'apporteur, et les schémas d'optimisation dits de « donation-cession » de titres de sociétés.
L'ensemble des dispositions visées par tes articles sont applicables rétroactivement aux cessions, apports et donations intervenus à compter du 14 novembre 2012. Le caractère rétroactif de ces mesures soumet, dans chaque cas, à une imposition nouvelle une situation révolue. Ainsi, le contribuable ne peut adapter son comportement en conséquence de la nouvelle règle.
Article 15 ter
L'article 15 ter vise à étendre aux chercheurs la levée du secret fiscal pour que ceux-ci puissent accéder aux informations dont ils ont besoin pour conduire leurs recherches, sous certaines conditions garantissant le respect du secret fiscal. Les requérants font valoir que cet article n'a aucun impact ni budgétaire ni fiscal. D'autre part, il ne permet pas davantage de contribuer à une meilleure information du Parlement. Il convient dès lors de le censurer.
Article 24 bis
L'article 24 bis vise à instituer un crédit d'impôt compétitivité-emploi (CICE) en faveur des entreprises imposées d'après leur bénéfice réel et soumises à l'impôt sur les sociétés ou à l'impôt sur le revenu, dès lors que ces entreprises emploient du personnel salarié. Le dispositif a cependant beaucoup évolué au cours du débat parlementaire : simple à l'origine, il est aujourd'hui d'une grande complexité.
L'Assemblée nationale a ainsi adopté un certain nombre de critères de recevabilité et de contrôles dénaturant l'objectif même du crédit d'impôt compétitivité-emploi. Certains d'entre eux ont pour conséquence de rendre incertaine la créance dont pourront bénéficier les entreprises dès le début de l'année prochaine et, partant, d'en empêcher le nantissement. D'autres dispositions concernent le suivi de l'utilisation du crédit d'impôt, qui semble pourtant impossible dans la pratique, le contrôle de son utilisation par les partenaires sociaux qui risque de fragiliser la souveraineté du Parlement et la mission de contrôle de la Cour des comptes, ou encore l'installation d'un comité de suivi chargé de vérifier l'application de sa mise en œuvre.
Ces différentes dispositions créent une définition limitative de l'utilisation du crédit d'impôt en imposant plusieurs formes de conditionnalités. La lisibilité du dispositif applicable s'en trouve clairement entachée. Par conséquent, les requérants font valoir l'extrême inintelligibilité de cet article ainsi que les difficultés d'interprétation qu'il risque d'entrainer pour l'administration fiscale.
Par ailleurs, le dispositif tel qu'il est présenté exclut les entreprises relevant d'un régime forfaitaire d'imposition, notamment les exploitations agricoles ou viticoles au forfait. Or, les exploitations au forfait emploient souvent au moins de la main-d'œuvre saisonnière, notamment, pour les exploitations viticoles, à l'occasion des vendanges. Il en résulte une rupture d'égalité manifeste.
Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la fonction de contrôle de constitutionnalité de la loi que lui confère la Constitution.