Décision n° 2012-661 DC du 29 décembre 2012 - Saisine par 60 députés (1)
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel le projet de loi de finances rectificative pour 2012, et notamment ses articles 8, 14, 15 ter et 24 quater tels qu'ils ont été définitivement adoptés par le Parlement.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants :
L'article 8 du projet de loi de finances rectificative modifie la procédure de droit de visite et de saisie par la création de dispositions spécifiques aux perquisitions informatiques. Une disposition de cet article encourt plus particulièrement la critique : il s'agit de la modification relative à l'élargissement du champ de la procédure judiciaire d'enquête fiscale.
En effet, au terme du projet de loi, il sera dorénavant possible de déclencher une telle procédure dans la simple hypothèse « d'une manoeuvre destinée à égarer l'administration ».
Selon l'alinéa 2 de l'article 28-2 du code de procédure pénale, les agents chargés de la police fiscale ont compétence pour exercer leurs droits et rechercher, sur l'ensemble du territoire national, les infractions de fraude fiscale et assimilées prévues par le code général des impôts uniquement « lorsqu'il existe des présomptions caractérisées que les infractions prévues par ces articles résultent d'une des conditions prévues aux 1 ° à 3 ° de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales, ainsi que les infractions qui leur sont connexes ». Le législateur a donc spécifiquement encadré les conditions d'exercice de la compétence de ces agents afin de limiter l'exercice de leurs droits d'enquêtes à la recherche et constatation d'infractions de fraude fiscale et d'infractions connexes dans des cas de fraudes particulièrement graves.
L'autorisation donnée dans ce projet de loi aux agents de la « police fiscale » d'effectuer tous actes d'enquête fiscale en présence de simple présomption de l'existence de toute manoeuvre commise par un contribuable destinée « à égarer l'administration » ne saurait être conforme ni à l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi posé par le Conseil constitutionnel, ni aux exigences de la liberté individuelle du respect dû à la vie privée et à l'inviolabilité du domicile, sauf à autoriser ces agents à enquêter sur le moindre citoyen ayant déposé tardivement, ou à la mauvaise adresse, une déclaration fiscale ou ayant commis des erreurs involontaires lors de l'établissement d'une déclaration fiscale.
Par ailleurs, la nouvelle rédaction de l'article 28-2 du code de procédure pénale, dont l'objet est pourtant d'encadrer la compétence des agents des services fiscaux, vide de toute portée pratique et utile non seulement les trois premières conditions figurant dans le texte initial (1 ° à 3 ° de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales) mais également la quatrième condition figurant dans le projet de loi.
La compétence des agents de la police fiscale semble ainsi devenir une compétence de principe, qui n'est de fait soumise à aucune condition réelle, et ce alors même que le législateur initial avait entendu l'encadrer strictement.
Or, au terme d'une jurisprudence bien établie, le Conseil constitutionnel rappelle constamment au législateur qu'il lui incombe « d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence, ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; qu'il doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (voir par exemple la décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information).
Compte tenu de la rédaction extrêmement large employée par le législateur au cas présent, il importe de souligner que la nouvelle condition n'en constitue pas une et, en pratique, supprime même toute condition dans le recours aux procédures visées par le livre des procédures fiscales et par le code de procédure pénale.
L'article 14 du projet de loi modifie l'article 150-0 D du code général des impôts pour instaurer une nouvelle assiette des plus-value de cession des titres de sociétés sur laquelle est taxé le donataire en cas de cession intervenue moins de dix-huit mois après la donation.
Le gouvernement a indiqué qu'un tel dispositif était destiné à mettre fin aux abus de droit tels qu'ils sont définis à l'article L.64 du livre des procédures fiscales et éviter, ainsi, que le donateur échappe à l'imposition.
Dans le cadre des débats parlementaires, le gouvernement et le rapporteur général ont explicitement visé l'abus de droit consistant pour le donataire à transmettre, immédiatement après la donation les titres à une société contrôlée par le donateur. Or, en restreignant le champ de ce dispositif aux cessions intervenant moins de dix-huit mois après la donation, le gouvernement a clairement montré qu'il ne peut s'agir uniquement de schémas abusifs. L'objectif réel du gouvernement semble plutôt être une mesure de rendement fiscal à proprement parler.
Les débats parlementaires ont montré que le gouvernement a hésité sur la période à prendre en compte. Le texte originel prévoyant une période de deux ans. Or, une période courte de détention de parts sociales ne peut en aucun cas suffire à représenter un critère objectif pour présumer d'un montage juridique abusif caractéristique d'un abus de droit.
Le projet de loi de finances rectificative prévoit pour caractériser l'intention du donateur de se soustraire à l'imposition, de se baser sur un acte de cession ultérieur du donataire quel que soit le bénéficiaire de la cession, sans examiner si cette cession relève ou pas d'un abus de droit.
Le donateur est donc supposé responsable des actes accomplis par le donataire. Or, en droit, l'abus ne peut être caractérisé que par le chef du donateur et non par celui du donataire, notamment en l'absence de toute convention entre le donateur et le donataire sur une éventuelle cession des titres par le donataire.
Le dispositif prévu ne repose donc pas sur des critères objectifs et rationnels permettant de lutter contre l'abus de droit, notamment celui évoqué dans les débats parlementaires.
Surtout, ce dispositif fait obstacle au principe de garantie des droits reconnu par le Conseil constitutionnel. Le dispositif prévu par la loi établit une présomption de fraude et d'abus de droit dès lors que le donataire a cédé ses parts dans la période des dix-huit mois. Le donataire ne dispose, en effet, d'aucune voie de droit lui permettant de contester une telle qualification, il ne peut comme il est de droit en matière fiscale apporter la preuve contraire.
L'article 14 du projet loi prévoit, enfin, d'appliquer à une donation la fiscalité de cession à titre onéreux en plus du régime fiscal applicable pour les mutations à titre gratuit. Ce cumul d'impositions constitue une atteinte au principe d'égalité devant l'impôt par son caractère confiscatoire. Il pourrait donc excéder les facultés contributives du contribuable concerné. Or, aux termes de l'article 13 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'impôt « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Le Conseil constitutionnel a précédemment jugé, dans sa décision n° 2007-555 DC du 16 août 2007, que « l'exigence résultant de l'article 13 de la Déclaration de 1789 ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives »
L'article 15 ter, introduit par voie d'amendement parlementaire, modifie l'article L. 135D du livre des procédures fiscales pour déroger aux règles du secret fiscal. Cet article constitue un cavalier puisqu'il n'est pas conforme à la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances. En effet, il ne concerne « ni les ressources, ni les charges, ni la trésorerie, ni les emprunts, ni la dette, ni les garanties ou la comptabilité de l'Etat, la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat, ainsi que l'équilibre budgétaire et financier qui en résulte ».
Introduit par voie d'amendement déposé par le gouvernement portant article additionnel à l'article 24 lors de la première lecture du projet de loi à l'Assemblée nationale, l'article 24 quater instaure un crédit d'impôt pour les entreprises employant du personnel salarié égal à 4 % en 2013 de la masse salariale brute pour les rémunérations inférieures ou égales à 2,5 % du SMIC puis à 6 % en 2014.
La présentation tardive de cet amendement n'ayant fait l'objet d'aucune étude et évaluation n'a pas permis au législateur d'évaluer convenablement les conséquences d'un tel dispositif sur les finances publiques alors même qu'il représente, selon les indications gouvernementales, une dépense fiscale d'environ 20 milliards d'euros. Les entreprises détiendront en 2013 une créance sur l'Etat, or cette dépense n'a pas été traduite en loi de finances pour 2013.
L'importance d'un tel dispositif remet en cause l'équilibre de cette loi de finances rectificative. Ce crédit d'impôt aurait nécessité, soit de figurer dans la version du projet de loi déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale, soit de faire l'objet d'une lettre rectificative accompagnée d'évaluations nécessaires à la sincérité des débats parlementaires. En procédant par voie d'amendement sur une mesure de cette importance le gouvernement a contourné l'article 53 de la loi organique relative aux lois finances et porté atteinte au principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
Pour l'ensemble de ces raisons, les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 8, 14, 15 ter et 24 quater du projet de loi de finances rectificative pour 2012.