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Décision n° 2012-657 DC du 29 novembre 2012 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la reconnaissance du 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc
Conformité

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la proposition de loi relative à la reconnaissance du 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc.

A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants :

Tout d'abord, de façon totalement inédite, le texte déféré a été délibérément exposé à un grief d'inconstitutionnalité lié aux conditions mêmes de son adoption : en effet, plus de 10 années se sont écoulées entre l'adoption de cette proposition de loi en 1ère lecture par l'Assemblée Nationale puis son adoption par le Sénat.

1) Dix ans de réflexion

Lorsqu'il s'agit du vote de la loi, dix ans de réflexion est un délai manifestement excessif, non en raison de sa durée même, mais en raison des changements qui ont affecté la composition des deux assemblées et le système constitutionnel français dans son ensemble.

Lorsque l'article 45 premier alinéa de la Constitution dispose : « Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux Assemblées du Parlement en vue de l'adoption d'un texte identique »,il suppose que cette succession ne saurait se faire autrement que dans un délai raisonnable, même si par exemple, le fait que l'une des assemblées a été renouvelée pendant la navette n'interrompt pas nécessairement celle -ci.

Or, le texte déféré a été adopté dans les conditions suivantes : L'Assemblée nationale a adopté ce texte, issu d'une proposition de loi, le 22 janvier 2002, sous la Xième Législature.

Le Sénat a adopté le texte sans amendement le 8 novembre 2012. L'adoption d'un texte identique au Sénat est naturellement destinée à faire obstacle à ce que l'Assemblée actuelle se prononce à nouveau.

Même si l'article 45 de la Constitution ne pose aucune limite temporelle à la poursuite de la navette, une telle limite n'en découle pas moins de la séparation des pouvoirs et du rythme de renouvellement des assemblées. Depuis que ce vote a été émis, trois élections présidentielles ont eu lieu, trois élections à l'Assemblée nationale ont eu lieu, et il ne peut être sérieusement soutenu que la volonté de l'Assemblée de 2002 serait intemporelle, et que le vote de 2002 lie l'Assemblée dans sa composition actuelle, pourtant impliquée dans ce texte s'il était promulgué. Le Parlement comprend les deux chambres, dans leur composition actuelle, laquelle a d' ailleurs été modifiée par la Constitution elle-même pour l'Assemblée en 2008. Il lui incombe de voter la loi.

A défaut, tous les textes adoptés par l'une au moins des assemblées depuis le 4 octobre 1958 seraient susceptibles d'être à tout moment repris et adoptés conformes par l'autre assemblée, comme c'est le cas en l'espèce. A défaut, également, une dissolution serait sans influence sur le cours du flux législatif.

234 députés ont été renouvelés les 10 et 17 juin dernier. Ils étaient plus de 132 à l'être en 2007 et 225 en 2002. Autant dire que, au regard du critère des votants, moins de 10 % des députés qui ont participé au vote du 22 janvier 2002 sont toujours députés aujourd'hui.

En laissant le Sénat délibérer sur un texte dont le vote, manifestation des pouvoirs d'une assemblée dont la composition, même physique, est obsolète, la procédure suivie méconnaît la Constitution. Si un débat sur l' « intemporalité » des textes en navette a parfois eu lieu sous la Vème République, notamment au moment de l'introduction du quinquennat par le référendum du 24 septembre 2000, il a toujours été, prudemment, tranché en pratique de façon négative. La logique même des institutions conduit à ce que l'expiration des pouvoirs de l'Assemblée ne pérennise pas les votes qu'elle a émis, au moins lorsque ceux-ci n'ont pas été suivis d'effet autres que la transmission. Telle est la logique même de l'article 45 de la Constitution.

Le fait qu'un texte en « navette » depuis plusieurs législatures puisse être définitivement adopté sans revenir devant l'assemblée nationale, seule assemblée résultant du suffrage universel direct, créerait indéniablement un risque d'imprévisibilité de la loi.

Sont notamment méconnus, au cas d'espèce :

- la sincérité et la clarté du débat parlementaire, dont votre jurisprudence fait désormais une application systématique, puisque l'Assemblée actuelle n'a pas pu se prononcer sur le texte, ce qu'elle aurait pu faire si le Sénat n'avait pas choisi d'interrompre la navette ;

- l'article 24 de la Constitution : l'assemblée de la Xième législature n'appartient pas au Parlement actuel, qui est seul appelé par cet article à voter aujourd'hui la loi ;

- l'article 25 de la Constitution, puisque la durée des pouvoirs de l'Assemblée qui a voté le texte en 2002 ne serait alors pas limitée dans le temps : elle n'est donc pas fixée par la loi organique ; donner au vote d'une assemblée un caractère intemporel est contraire aux principes mêmes de l'expiration des pouvoirs des assemblées parlementaires, au renouvellement intégral de l'Assemblée nationale et à la périodicité des élections législatives, tels qu'ils résultent des articles L.O. 120 et L.O. 121 du code électoral ;

- le premier alinéa de l'article 27 de la Constitution, puisqu'en cas de promulgation de cette loi, les députés actuels seront liés par un vote de leurs lointains prédécesseurs, dont ils ne peuvent se départir ;

- les deuxième et troisième alinéas de l'article 27 de la Constitution et les dispositions de l'ordonnance portant loi organique n°58-1066 du 17 novembre 1958 en ce qui concerne le droit de vote personnel, disposition respectée depuis 1995 à l'Assemblée, mais, manifestement, toujours pas au Sénat ;
- le cinquième alinéa de l'article 39, puisque le dispositif permettant de demander l'avis du Conseil d'Etat sur une proposition de loi ne peut trouver à s'appliquer, alors que ce texte résulte de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, et doit donc être applicable à tout texte d'une proposition adoptée postérieurement à son entrée en vigueur. Or le dépôt initial à l'Assemblée prive la procédure de cette faculté ;

- l'article 45 de la Constitution, en ce que la succession de l'examen par l'une et l'autre chambre ne peut raisonnablement supporter trois renouvellements de la chambre où l'initiative a pris naissance.
Il s'agit donc, à tous égards, d'un véritable détournement de procédure, tellement manifeste qu'il ne saurait échapper à la censure.

D'autant que le Sénat pouvait, s'il avait voulu s'inscrire dans le respect de la procédure parlementaire, soit inscrire à l'ordre du jour une nouvelle proposition de loi, soit adopter un ou des amendements et laisser la « navette » se poursuivre.

2) Un texte non impératif n'est pas une loi

Par vos décisions n°2012-647 DC du 28 février 2012 et n°2006-203 L du 31 janvier 2006, vous avez, chaque fois que vous en étiez saisi, reconnu la contrariété à la Constitution des lois dites « mémorielles », quelles que soient les modalités de cette saisine. La seconde de ces décisions a donné lieu à un déclassement intervenu par décret (n° 2006-160 du 15 février 2006) démontrant que ne relèvent pas du domaine de la loi des dispositions dénuées de tout caractère impératif.

Cette considération, purement juridique n'a rien à voir avec l'opportunité d'organiser des manifestations, de commémorer un événement, de reconnaître la participation ou les souffrances de chacun, ni avec l'importance de la fin d'un conflit. En revanche, elle a un étroit rapport avec le pouvoir normatif de la loi : la « portée normative qui s'attache à la loi » (n° 2012-647 DC, précitée) est ici méconnue.

Le dispositif méconnaît en premier lieu l'article 34-1 de la Constitution, et la différence désormais établie entre les lois et les résolutions.

En second lieu, il méconnaît l'exigence du caractère impératif de la loi tel qu'il résulte de votre décision n°2005-512 DC du 21 avril 2005 (cons 16 et 17) et qu'il est affirmé avec netteté dans votre décision n° 2005-516 DC du 7 juillet 2005 : « Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale… » ; qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative », ainsi que dans votre décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2005.

Comment ne pas admettre, dès lors, que l'article 6 de la Déclaration est méconnu par les deux articles qui constituent ce texte ? L'institution d'une journée commémorative ne procède d'aucun caractère impératif : elle n'est assortie d'aucune portée concrète, d'aucune sanction, d'aucune conséquence institutionnelle. Elle ne prévoit par exemple pas l'organisation de cérémonies officielles, contrairement à la loi n°2004-644 du 10 juillet 2000. Elle n'instaure pas un jour férié, contrairement au 8 mai et au 11 novembre (article L. 3133-1 du code du travail).
Le texte déféré est dénué de toute portée, et sera de ce fait déclaré contraire à la Constitution.

3) La méconnaissance du domaine de la loi

Dès lors que l'institution d'une journée nationale du souvenir n'est ni chômée ni fériée, et que donc son impact en droit du travail est inexistant, le dispositif n'entre dans aucune des catégories visées à l'article 34 de la Constitution.
Ce sont des décrets qui prévoient la commémoration de l'abolition de l'esclavage, celle de l'appel du 18 juin, celle des morts pour la France en Indochine, et qui institue une journée nationale pour les harkis ou les morts pour la France pendant la guerre d'Algérie et les combats au Maroc et en Tunisie (décret n°2003-925 du 26 septembre 2003).

4) L'intelligibilité et la clarté de la loi sont méconnues, ainsi que le principe d'égalité

En soi, le texte est parfaitement clair, puisque totalement dénué de portée, mais il ne fait que se surajouter aux dispositions antérieures aboutissant à une telle commémoration :

- une date d'hommage aux combattants morts pour la France en Afrique de Nord a été fixée au 5 décembre par le décret du 26 décembre 2003, date d'hommage rappelée à l'art 2 de la loi 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des français rapatriés ; Cette loi, examinée postérieurement à l'adoption en première lecture par l'Assemblée Nationale le 22 janvier 2002 de la proposition de loi qui vous est déférée, a été votée successivement par les deux assemblées du Parlement (en application de l'alinéa 1 er de l'article 45 de la Constitution) celles-ci reconnaissant la date du 5 décembre. Il ne peut revenir au Sénat, seul, de se substituer à la volonté ainsi exprimée des deux assemblées et de fixer une autre date de commémoration, sans contrevenir à l'alinéa 4 de l'article 45 de la Constitution.
- le 11 novembre est devenu une commémoration nationale pour tous les morts pour la France par la loi n°2012-273 du 28 février 2012. Même si ce texte prend soin de préciser qu'il n'abolit pas les autres commémorations, il est patent que la commémoration prévue par la loi est double pour le même évènement.
L'incohérence des textes est donc totale : le texte déféré aboutirait à deux dates spécifiques de commémoration distinctes pour le même évènement : 19 mars et 5 décembre, auxquelles se surajoute une commémoration de portée générale, le 11 novembre.
Et à supposer même que chacun des arguments d'inconstitutionnalité exposés ci-dessus ne retienne pas l'attention du Conseil, on buterait alors sur une rupture d'égalité : aucun critère objectif ne peut justifier que soit commémorée trois fois par an la fin de la guerre d'Algérie et une seule fois la fin des deux guerres mondiales.
Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés, auteurs de la présente saisine, demandent au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et sur tous ceux qu'il estimera pertinents, eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.