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Décision n° 2012-650 DC du 15 mars 2012 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à l'organisation du service et à l'information des passagers dans les entreprises de transport aérien de passagers et à diverses dispositions dans le domaine des transports
Conformité

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à l'organisation du service et à l'information des passagers dans les entreprises de transport aérien de passagers et à diverses dispositions dans le domaine des transports.

Il n'est pas inutile, en préambule, de rappeler le contexte d'adoption de ce texte. Proposé suite à un mouvement social lors des vacances de Noël, le législateur a imposé son adoption dans des délais extrêmement brefs afin de satisfaire au calendrier électoral. La portée purement électoraliste de l'initiative législative à l'origine de ce texte explique donc la précipitation à laquelle a donné lieu son adoption. Précipitation ayant conduit à mépriser au passage le Protocole relatif à la consultation des partenaires sociaux sur les propositions de loi à caractère social qui sont dans le champ de la négociation collective, adopté par la Conférence des Présidents de l'Assemblée nationale le mardi 16 février 2010. Précipitation expliquant évidemment les nombreuses défaillances constitutionnelles de ce texte.

Sous couvert d'un objectif louable, celui consistant à « prévenir les conflits sociaux au sein des entreprises de transport aérien et d'assurer une meilleure information des passagers », le législateur a porté manifestement atteinte à la liberté constitutionnelle de faire grève, garantie par le septième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Cette disposition constitutionnelle aux termes de laquelle « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le règlementent » a permis au Conseil constitutionnel de tracer, au fil de plusieurs décisions, les lignes d'une jurisprudence solidement établie. Au regard de cette jurisprudence, non seulement les limitations apportées au droit de grève doivent s'inscrire dans la recherche d'une conciliation avec un autre principe de valeur constitutionnelle, mais en outre, de telles limitations ne doivent pas être disproportionnées et ainsi dénaturer le droit de grève. Or, vous pourrez constater qu'en dépit des restrictions importantes apportées à l'exercice du droit de grève par la loi soumise à votre examen, celle-ci ne poursuit aucun objectif ayant valeur constitutionnelle et porte ainsi une atteinte disproportionnée au « droit de grève ».

Sur l'absence d'objectif ou de principe de valeur constitutionnelle justifiant une atteinte au droit de grève

Si vous avez plusieurs fois admis que des restrictions soient portées par le législateur à l'exercice du droit de grève, ce fut à chaque fois au nom de la conciliation avec un objectif constitutionnel ou une autre liberté constitutionnellement reconnue. Vous avez ainsi considéré que le principe de continuité du service public (vos décisions n° 79-105 DC, n°2007-556 DC), la protection de la santé et la sécurité des personnes (décision n° 80-117 DC) ou encore le principe d'égalité (décision n° 82-144 DC) constituaient des objectifs ayant valeur constitutionnelle et pouvaient, à ce titre, justifier des atteintes au droit de grève.

Or, la loi présentement soumise à votre examen apporte incontestablement des restrictions à l'exercice du droit de grève, qui ne sont aucunement justifiées par la conciliation nécessaire avec un autre droit ou principe ayant valeur constitutionnelle. En effet, l'article 2 de la loi, et singulièrement la section 3 relative à l' « exercice du droit de grève », apporte une sérieuse restriction à l'exercice du droit de grève dès lors qu'il impose aux nombreux salariés concernés de se déclarer grévistes « au plus tard quarante huit heures avant de participer à la grève ». Au-delà des sanctions prévues en cas de non respect de cette obligation fixée par la loi, il importe de relever qu'une telle disposition est de nature à dissuader les salariés d'exercer leur droit de grève. Dès lors qu'elle « fait apparaître un aspect individuel dans un conflit réputé collectif » (Commentaires aux Cahiers du Conseil constitutionnel), une telle mesure est susceptible de donner lieu à des pressions de la part des employeurs ou, à tout le moins, de susciter cette crainte de la part des salariés concernés.

En outre, l'obligation inédite pesant sur les mêmes salariés de prévenir leur employeur de leur non participation à la grève ou de leur décision de reprendre leur service vingt quatre heures à l'avance, constitue une contrainte restreignant l'exercice du droit de grève dans la mesure où la possibilité de ne pas exercer un droit ou de ne plus l'exercer est une composante même de ce droit et doit donc être assortie des mêmes garanties.

Bien sûr, la loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs de 2007 constitue un précédent que le Gouvernement ne manquera pas de mettre en avant pour défendre le dispositif contesté. A cet égard, le dispositif élaboré en 2012 est le parfait décalque de celui mis en place en 2007. Vous pourrez néanmoins constater qu'à la différence de la loi de 2007, celle soumise présentement à votre examen vise des salariés du secteur privé qui ne sont pas chargés d'une mission de service public. Il convient en effet de rappeler que le transport aérien est un secteur libéralisé, concurrentiel, qui n'est jamais soumis à des obligations de service public - à l'exception des vols destinés à assurer la continuité territoriale en vertu de l'article R. 330-7 du code de l'aviation civile. Alors que la loi de 2007 avait expressément exclu les transports terrestres à vocation touristique, celle de 2012 vise des compagnies aériennes qui ont une activité tournée exclusivement vers le tourisme. A la différence donc de la loi de 2007, qui justifiait des restrictions comparables par la nécessité de concilier l'exercice du droit de grève avec le principe constitutionnel de « continuité du service public », celle de 2012 ne trouve à s'appuyer sur aucun principe ou objectif ayant valeur constitutionnelle pour justifier une atteinte exactement similaire.

Lors des débats parlementaires, a été évoquée « la continuité du service », mais dépourvu de l'épithète « public », ce principe n'appartient pas aux objectifs de valeur constitutionnelle. Ont encore été mentionnés la « sécurité des personnes et des biens » et « l'ordre public » mais de tels objectifs - auxquels peut être reconnu un caractère constitutionnel - ne recouvrent qu'une infime partie des activités professionnelles visées par la loi. Si le champ d'application de la loi avait été restreint aux vols relevant d'une obligation de service public et aux autres missions liées à la sécurité et / ou à la santé, les restrictions imposées à l'exercice du droit de grève auraient pu trouver un fondement de nature constitutionnelle. Mais tel n'est évidemment pas le cas de cette loi qui, en prétendant couvrir l'ensemble des services liés à l'activité de transport aérien de passagers, édicte des mesures manifestement disproportionnées.

Sur le caractère disproportionné des restrictions portées à l'exercice du droit de grève

Si vous admettez que des restrictions soient apportées à des droits, libertés ou principes ayant valeur constitutionnelle, c'est toujours sous réserve que celles-ci soient nécessaires, adaptées et proportionnées. Ces limitations peuvent aller jusqu'à « l'interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l'interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays » (décision n° 79-105 DC) mais vous veillez chaque fois à ce que toute restriction soit évidemment nécessaire.

Or, tel n'est pas le cas s'agissant des restrictions apportées par cette loi à l'exercice du droit de grève. En effet, au regard de l'importante restriction imposée par la principale disposition présentement contestée, le champ d'application choisi apparait bien trop étendu.

Le législateur pouvait certes encourager les négociations préalables afin d'éviter les conflits sociaux dans le cadre des transports aériens, mais l'obligation de se déclarer gréviste quarante huit heures avant le début du mouvement social apparait manifestement disproportionnée dans le cas d'espèce. En 2007, vous avez admis la constitutionnalité d'un tel dispositif puisque « la nouveauté [était] ainsi limitée et proportionnée à l'objectif poursuivi de continuité du service public » (Commentaires aux Cahiers). Premièrement, cette obligation ne concernait pas tous les salariés mais uniquement ceux « dont la présence détermine directement l'offre de services ». Deuxièmement, cette obligation ne visait que les personnes en charge d'une mission de service public.

Or, cette double exigence n'est pas respectée. Si le texte ici contesté réserve explicitement cette contrainte « aux seuls salariés dont la présence détermine directement l'offre services », cette formule - conjuguée à celle de l'article L. 1114-1 qui définit le champ des entreprises concernées - permet d'englober de facto l'ensemble des salariés du secteur y compris ceux qui accomplissent des tâches périphériques au vol lui-même : le traitement des bagages, la fourniture de nourriture en vol. Ensuite, le législateur n'a pas pris soin de distinguer les entreprises et les services concernés selon leur participation à une mission de service public. Les vols de nature touristique et ceux relevant d'une obligation de service public sont ainsi traités de manière strictement identique par la loi.

Enfin, aucune disposition restreignant l'exercice du droit de grève n'apparait véritablement indispensable pour garantir l'accomplissement des missions de service public inhérentes au fonctionnement des aéroports dès lors qu'en l'état du droit positif les autorités compétentes de l'Etat disposent des moyens nécessaires pour assurer la continuité des services publics liées aux transports aériens. A cet égard, vous avez reconnu dans votre décision n°2005-513 DC du 14 avril 2005 portant sur la loi relative aux aéroports que « le législateur a ainsi garanti le respect, en temps normal, des exigences constitutionnelles qui s'attachent à la continuité du service public » et « qu'en cas de circonstances exceptionnelles, les autorités compétentes de l'État pourront, en tant que de besoin, procéder, dans le cadre de leurs pouvoirs de police administrative ou en vertu des dispositions du code de la défense, à toute réquisition de personnes, de biens et de services ».

Manifestement excessives, les restrictions ainsi apportées au droit de grève restreignent son exercice au point de le dénaturer.

Pour l'ensemble de ces raisons, les sénateurs auteurs de la saisine, demandent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de censurer l'ensemble de la section 3 créée par l'article 2 de la loi déférée