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Décision n° 2010-624 DC du 20 janvier 2011 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant réforme de la représentation devant les cours d'appel
Non conformité partielle

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,

Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant réforme de la représentation devant les cours d'appel.

Les sénateurs requérants mesurent combien les conditions d'indemnisation de la suppression des offices des avoués près les cours d'appel ont été améliorées au regard du projet de loi initial, et ce particulièrement à l'initiative de la Commission des Lois du Sénat.

Il n'en demeure pas moins que, quelles que soient les améliorations apportées, certains aspects du régime d'indemnisation demeurent contraires à la Constitution, et appellent votre censure.

  1. CONSIDERATIONS LIMINAIRES

A titre liminaire, les requérants rappellent qu'en aucun cas la suppression des offices des avoués ne résulte d'une quelconque exigence communautaire comme l'indique pourtant l'exposé des motifs du projet de loi ainsi que son étude d'impact, et notamment pas la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

Qu'en effet, l'article 3.l de cette directive prévoit que : « Si les dispositions de la présente directive sont en coriflit avec une disposition d'un autre acte communautaire régissant des aspects spécifiques de l'accès à une activité de services ou à son exercice dans des secteurs spécifiques ou pour des professions spécifiques, la disposition de l'autre acte communautaire prévaut et s'applique à ces secteurs ou professions spécifiques ».

Or, l'article 5.3 de la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 1998 visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise prévoit spécifiquement que l'Etat d'accueil peut imposer aux avocats communautaires « d'agir de concert soit avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie et qui serait responsable, s'il y a lieu, à l'égard de cette juridiction, soit avec un avoué exerçant auprès d'elle ».

D'ailleurs, aussi bien le Rapporteur de la Commission des Lois de l'Assemblée nationale (rapport n° 1931 du 23 septembre 2009) que du Sénat (rapport n° 139 du 8 décembre 2009) ont relevé que la directive « service » n'imposait pas cette suppression. Le rapporteur de l'Assemblée nationale a même évoqué 1 'hypothèse a contrario selon laquelle « la suppression des avoués près les cours d'appel pourrait être de nature à introduire une inégalité entre l'avocat français, inscrit au barreau du Tribunal de grande instance, qui pourra directement postuler en appel, et l'avocat communautaire, qui devra fa ire appel à lui » (p. 23).

Dès lors, et en tout état de cause, on ne saurait considérer que les dispositions de la loi qui vous est ici déférée « se bornent à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises » de la directive « service » (2004-496 DC du 10 juin 2004, cons. 9 et 2010-79 QPC du 17 décembre 2010, cons. 3). En conséquence de quoi, c'est bien à un contrôle plein et entier de la constitutionnalité du texte qu'il vous appartient de procéder, et non à la seule recherche des dispositions qui iraient à l'encontre « d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France » (2006-540 DC du 27 juillet 2006, cons. 19).

II. SUR L'ARTICLE 13 DE LA LOI

Le premier alinéa de article 13 prévoit que : « Les avoués près les cours d'appel en exercice à la date de la publication de la présente loi ont droit à une indemnité au titre du préjudice correspondant à la perte du droit de présentation, du préjudice de carrière, du préjudice économique et des préjudices accessoires toutes causes confondues, fixée par le juge de l'expropriation dans les conditions définies par les articles L. 13-1 à L. 13-25 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ».

Cette disposition constitue une avancée considérable par rapport au projet de loi initial dans la mesure où, d'une part, elle permet la prise en compte de l'ensemble des préjudices qui résulteront pour les avoués de la suppression de leurs offices pour le calcul du montant de leurs indemnités, conformément au principe selon lequel « l'indemnisation doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 19 et 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6) et, d'autre part, qu'elle confie le soin de déterminer ce montant au juge de l'expropriation, dans le respect donc des « attributions conférées à l'autorité judiciaire en matière de protection de la propriété [ .. .} par les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 23). Sa constitutionnalité n'est par conséquent absolument pas contestée des sénateurs requérants.

En revanche, deux griefs demeurent en souffrance sur le fond : l'absence d'indemnisation préalable à la suppression des offices établie par le dernier alinéa de l'article 13 d'abord (B), et l'absence de dispositions relatives au régime fiscal des ces indemnités ensuite (C). Quant à la forme, vous ne manquerez pas de constater que le dernier alinéa de l'article 13 a été adopté à l'issue d'un débat qui n'a pas été respectueux « des règles de valeur constitutionnelle relatives à la procédure législative » (75-57 DC du 23 juillet 1975, cons. 1) (A).

A. Quant à la clarté et la sincérité des débats

Le dernier alinéa de l'article 13 vise à déterminer le moment où il devra être procédé à l'indemnisation des avoués, et prévoit ainsi que : « Dans un délai de trois mois suivant la cessation de l'activité d'avoué près les cours d'appel et au plus tard le 31 mars 2012, la commission prévue à l'article 16 notifie à l'avoué le montant de son offre d'indemnisation. En cas d'acceptation de l'offre par l'avoué, l'indemnité correspondante est versée à l'avoué dans un délai d'un mois à compter de cette acceptation. »

Cet alinéa résulte de l'adoption, en deuxième lecture, d'un amendement n° 70 du Rapporteur de la Commission des Lois de l'Assemblée nationale lors de la séance publique du 13 octobre 2010, amendement qui n'avait pas fait l'objet d'un examen préalable en Commission.

De plus, il a été adopté après qu'il ait été demandé aux auteurs de deux autres amendements de les retirer, les amendements n° 45 rectifié et 67, au motif que leurs amendements étaient, selon les termes de la Garde des sceaux, « totalement satisfaits par l'amendement n° 70 de la Commission ».

Or rien n'est plus inexact. Tous deux, rédigés dans les mêmes termes, prévoyaient que « L'offre prévue à l'article L. 13-3 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique doit être adressée à l'avoué dans les deux mois suivant la promulgation de la présente loi ».

Autrement dit, et sachant que la suppression des offices sera effective en application de l'article 34 de la loi le 1cr janvier 2012, les amendements n° 45 rectifié et 67 envisageaient tous deux une indemnisation préalable des avoués, tandis que l'amendement n° 70 instaure, lui, un mécanisme d'indemnisation a posteriori. Il s'agit là d'une différence substantielle qui ne peut être considérée comme satisfaisant « totalement » l'intention des députés auteurs des amendements précités.

Ceci est vrai même si était pris en compte le texte de l'article 34 dans sa rédaction issue des travaux de la Commission des Lois de l'Assemblée nationale en deuxième lecture, qui prévoyait alors que la disparition des avoués serait effective dans les six mois à compter de la publication de la loi. En effet, dans les deux cas, c'est bien une indemnisation a priori et non a posteriori que les amendements 45 rectifié et 67 envisageaient.

Or c'est pourtant sur la seule foi des déclarations de la Garde des sceaux et du Rapporteur, et non sur la teneur de l'amendement nO 70, que les auteurs des deux amendements ont accepté de les retirer.

Il est à noter également que, en seconde lecture, deux amendements - n° 3 rectifié et n° 49 rectifié ter - ont été déposés au Sénat visant à assurer le caractère préalable de l'indemnisation (1) , et qu'ils ont eux-mêmes été rejetés dans des conditions manifestement déloyales.

En effet, ces amendements avaient été déposés respectivement par 21 et 10 sénateurs. Or, le décompte du scrutin public qui a abouti au rejet de ces amendements à une très faible majorité - 171 voix contre, 164 pour - indique que, sur ces 31 sénateurs, 20 ont voté contre les amendements dont ils étaient pourtant signataires. Il ne saurait être argué ici que ces sénateurs se seraient rendus aux arguments du Garde des sceaux qui en demandait le rejet, et ce pour la simple et bonne raison que, comme l'ont fait expressément remarquer en séance les sénateurs socialistes, ces sénateurs étaient absents.

Il Y a là un manquement manifeste aux deuxième et troisième alinéas de l'article 27 de la Constitution selon lesquels : «Le droit de vote des membres du Parlement est personnel. La loi organique peut autoriser exceptionnellement la délégation de vote.
Dans ce cas, nul ne peut recevoir délégation de plus d'un mandat ».

En effet, comme vous avez eu l'occasion de l'indiquer, « pour l'application de ces dispositions, la circonstance que, dans le cadre d'un scrutin public, le nombre de suffrages favorables à l'adoption d'un texte soit supérieur au nombre de députés effectivement présents au point de donner à penser que les délégations de vote utilisées, tant par leur nombre que par les justifications apportées, excèdent les limites prévues par l'article 27 précité, ne saurait entacher de nullité la procédure d'adoption de ce texte que s'il est établi, d'une part, qu'un ou des députés ont été portés comme ayant émis un vote contraire à leur opinion et, d'autre part, que, sans la prise en compte de ce ou ces votes, la majorité requise n'aurait pu être atteinte » (86-225 DC du 23 janvier 1987, cons. 4).

Or, précisément, depuis le vote au Sénat en seconde lecture du 21 décembre 2010, trois sénateurs qui avaient été inscrits comme ayant voté contre l'amendement ont fait savoir, lors de la séance du 22 décembre, qu'ils auraient voté pour. Autrement dit, les amendements rejetés ne l'ont plus été qu'à une majorité d'une seule voix. Et, comme il est par ailleurs manifeste que les 17 autres sénateurs absents et signataires des amendements ont été portés comme ayant émis un vote contraire à leur opinion, c'est bien la majorité requise qui n'est ainsi plus atteinte.

Aussi, parce que les requérants considèrent que l'accumulation de ces procédés déloyaux ont eu « pour effet d'altérer la clarté et la sincérité des débats » parlementaires dont vous êtes les gardiens (2010-603 DC du Il février 2010, cons. 9), ils vous demandent d'ores et déjà de censurer le dernier alinéa de l'article 13.

B. Quant à l'absence d'indemnisation préalable

Conformément à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen :
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. »

Or comme vous l'avez indiqué dans votre décision sur les nationalisations, « les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression, qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique » (81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 16).

De surcroit, et selon votre jurisprudence, le droit de propriété n'est pas un droit figé mais évolutif. Ainsi relevez-vous régulièrement que « les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d'application à des domaines nouveaux », et que « c'est en fonction de cette évolution que doit s'entendre la réaffirmation par le préambule de la Constitution de 1958 de la valeur constitutionnelle du droit de propriété » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 18).
Il est ainsi exact que vous avez eu l'occasion de juger que « la suppression du privilège professionnel dont jouissent les courtiers interprètes et conducteurs de navire ne constitu[ait] pas une privation de propriété au sens de l'article 17 précité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (2000-440 du 10 janvier 2001, cons. 5), et considéré que c'était l'article 13 qui était applicable en l'espèce.

La situation est néanmoins ici toute différente, et appelle l'application non de l'article 13 de la Déclaration des droits de l 'homme et du citoyen, mais bien de son article 17.

Primo, parce que à la différence des courtiers interprètes et des conducteurs de navires dont le monopole avait été supprimé par la loi 2001-43 du 16 janvier 200 l, la loi ici en cause supprime non seulement le monopole de postulation des avoués devant les cours d'appel, mais elle supprime l'activité même de ces derniers, là où les courtiers interprètes et les conducteurs de navires pouvaient, eux, continuer à exercer leur activité, mais dans un cadre concurrentiel.

Secundo, parce que vous ne pourrez ignorer l'évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil d'Etat relative à la notion de « biens » couverts par la protection du droit de propriété telle qu'elle figure dans le 1 er Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).

Comme votre haute juridiction, la Cour de Strasbourg retient une conception évolutive du droit de propriété. Elle considère en effet que « la notion de 'biens' prévue par la première partie de l'article 1 du Protocole nO 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété des biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne », qu'à « l'instar des biens corporels, certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des 'droits de propriété', et donc comme des 'biens' aux fins de cette disposition », et que la « notion de 'biens' ne se limite pas non plus aux 'biens actuels' et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une 'espérance légitime' et raisonnable d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété » (Oneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004, nO 48939/99,
124).

C'est ainsi qu'elle a pu juger que « l'outil de travail » constituait un « bien » au sens de l'article 1 er du 1 er Protocole a la CEDH, et relevait donc bien du droit de propriété (Lallement c. France, Il avril 2002, n° 46044/99,
18).

Par ailleurs, toujours sur le fondement de l'article 1 er du 1 er Protocole additionnel à la CEDH, le Conseil d'Etat a considéré que le droit de présentation des commissaires priseurs constituait un « bien » au sens de cet accord. Selon ses termes : « la dépréciation de la valeur pécuniaire de leur droit de présentation résultant, pour les commissaires-priseurs, de la suppression par la loi du 1 0 juillet 2000 de leur monopole dans le domaine des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques porte atteinte à un droit patrimonial qui, s'il revêt une nature exceptionnelle, dès lors que la disposition en est restreinte et conditionnée par la nécessité de maintenir le contrôle qui appartient au Gouvernement sur la transmission des offices et d'assurer l'indépendance des fonctions publiques attachées au titre de commissaire-priseur, n'en est pas moins un bien au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel » (SCP Machoi'r et Bailly, 23 mars 2005, n° 263944).

C'est ainsi, à juste titre, que le Rapporteur de la Commission des Lois du Sénat a pu considérer que « la suppression des offices d'avoués et du monopole de la postulation en appel dont ils bénéficient constitu[ait] une atteinte à un droit patrimonial, relatif à l'outil de travail des avoués », qui justifiait que « l'indemnisation des avoués se fonde non sur l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, relatif à l'égalité devant les charges publiques, mais sur l'article 17 de cette Déclaration, relatif au droit de propriété. » (rapport n° l39 du 8 décembre 2009, p. 51). Analyse qui n'a pas été remise en cause par la suite, ni par l'Assemblée nationale, ni par le gouvernement.

Or, dès lors que la loi qui vous est ici déférée porte atteinte au droit de propriété des avoués, non seulement elle se devait de leur garantir l'indemnisation intégrale de leur préjudice, mais encore devait-elle l'assurer préalablement à la perte de leurs offices. Qu'en effet, comme vous l'avez rappelé, « la prise de possession par l'expropriant doit être subordonnée au versement préalable d'une indemnité » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 19 et 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6).

Vous avez ainsi jugé que le fait que « la nationalisation des diverses sociétés visées par ladite loi s'opère par le transfert à l'État en toute propriété des actions représentant leur capital à la date de jouissance des obligations remises en échange » devait être regardé « comme en assurant suffisamment le caractère préalable » (81- l32 DC du 16 janvier 1982, cons. 45 et 61).

Par voie de conséquence, le dispositif institué par le dernier alinéa de l'article 13 est, quant à lui, tout à fait contraire à cette exigence. L'indemnisation est en effet renvoyée à une date ultérieure à la cessation d'activité des avoués. Trois mois dans le meilleur des cas. Beaucoup plus si le juge de l'expropriation est saisi. En effet, le Tribunal de grande instance de Paris, désigné comme juge de l'expropriation par la quatrième alinéa de l'article l3 de la loi, a fait savoir à l'Assemblée nationale qu'il fallait en moyenne un délai de 2 ans et demi, à compter de la saisine du juge, pour obtenir un jugement en matière d'expropriation. Pareils délais ne sont manifestement pas suffisamment préalables pour respecter les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen telles qu'éclairées par la jurisprudence de votre haute juridiction.

Les requérants n'ignorent pas que l'article 17 de la loi prévoit que les avoués pourront, dès la publication de la loi, demander « un acompte égal à 50 % du montant de la recette nette réalisée telle qu'elle résulte de la dernière déclaration fiscale connue à la date de la publication de la présente loi », et obtenir que le fonds d'indemnisation institué par l'article 19 procède au« remboursement au prêteur, dans un délai de trois mois, du capital restant dû au titre des prêts d'acquisition de l'office ou des parts de la société d'exercice à la date à laquelle ce remboursement prendra effet ».

Votre jurisprudence n'exclut pas d'ailleurs que « l'octroi par la collectivité expropriante d'une provision représentative de l'indemnité due » soit conforme aux exigences de l'article 17, mais c'est à la condition sine qua non que cela réponde « à des motifs impérieux d'intérêt général » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 20 et 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 7), et que ce mode d'indemnisation soit « suffisamment équivalent à un paiement en numéraire » de l'indemnité due (81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 65).

Or, dans le cas d'espèce, aucune de ces deux conditions ne sont remplies. D'abord parce qu'il n'existe aucun motif impérieux d'intérêt général à supprimer dans l'urgence et sans indemnisation préalable les offices des avoués près les cours d'appel. Aucune procédure de recours en manquement n'a été engagée par la Commission européenne qui risquerait de conduire à une condamnation de la France par la Cour de Justice de l'Union européenne pour défaut de transposition de la directive « service », et ce précisément parce que, comme les requérants l'ont rappelé (v. supra 1), la suppression des offices des avoués n'obéit à aucune exigence communautaire.

C'est même, au contraire, l'inverse qui risque de se produire, puisqu'il n'est pas exclut de voir engager la responsabilité de l'Etat « pour réparer l'ensemble des préjudices qui résulte[aient] de l'intervention d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France » (CE, Gardedieu, 8 févier 2007, n° 279522), en l'occurrence en méconnaissance de l'article 1er du 1er Protocole additionnel à la CEDH.

Par ailleurs, aucun des autres objectifs poursUIVIS par la loi, simplification, modernisation et limitation du coût des procédures, à supposer qu'ils soient établis, ce qui est loin d'être le cas (2) , ne saurait constituer un motif impérieux d'intérêt général.

Ensuite, l'acompte envisagé à l'article 17 de la loi et limité à 50 % du montant de la recette nette n'est manifestement pas suffisamment équivalent à l'indemnité due aux avoués pour être conforme aux exigences constitutionnelles relatives au droit de propriété.

Pour s'en convaincre, le votre haute juridiction observera tout d'abord que cet article 17 n'a pas évolué, en valeur, depuis le projet de loi initial.

A l'origine, le texte ne prévoyait que d'indemniser les avoués de la perte de leur droit de présentation, et ce en limitant la réparation à 66 % de la valeur de l'office.

Depuis, la loi et les débats parlementaires afférents attestent d'une indemnisation portant à la fois sur la perte du droit de présentation, et ce à hauteur de 100 %, mais également sur le préjudice de carrière, les préjudices accessoires, et de façon générale l'ensemble des préjudices subis.

S'il pouvait ainsi être considéré à l'origine que l'acompte pouvait être perçu comme une somme substantielle à valoir sur l'indemnité finale, tel n'est manifestement plus le cas à la lecture de l'alinéa 1 cr de l'article 13.

L'acompte prévu à l'article 17 de la loi est d'autant moins conforme que, si l'avoué obtient par ailleurs le remboursement au prêteur du capital restant dû au titre des prêts d'acquisition de l'office, le montant de l'acompte sera diminué d'autant (quatrième alinéa de l'article 17), voire complètement absorbé.

Or, comme l'a relevé à juste titre le Rapporteur de la Commission des Lois du Sénat, « cette mesure risque de pénaliser tout particulièrement les jeunes avoués fortement endettés, puisque ceux dont l'endettement sera supérieur à la valeur de l'acompte auquel ils peuvent prétendre ne percevront rien » (rapport n° 139 du 8 décembre 2009, p. 90). En d'autres termes, pour ceux-là, aucune indemnité ne sera perçue pendant un minimum de deux ans et demi.

Aussi, parce que le dernier alinéa de l'article 13 ne permet pas de garantir aux avoués une indemnisation suffisamment préalable en réparation des préjudices résultant de la suppression de leurs offices, il appelle votre censure.

C. Quant à l'absence de précision sur le régime fiscal

A l'initiative de sa Commission des Lois, le Sénat avait en première lecture introduit une disposition visant à exonérer de toute imposition les plus-values réalisées au moment de l'indemnisation des avoués. Cette disposition n'a finalement pas été retenue.

Or, en ne retenant pas de dispositions relatives à la fiscalité des indemnités, le législateur est resté en deçà de sa compétence, et encourt à ce titre votre censure pour incompétence négative pour n'avoir pas « exercé pleinement la compétence que lui confie la Constitution » dans le domaine de la protection du droit de propriété. Alors que « l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi » lui impose « d'adopter des dispositions sz4fisamn1ent précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (2004-500 DC du 29 juillet 2004, cons. 13). Ici, c'est in fine à l'administration fiscale que le législateur confie le soin de déterminer des règles qu'il aurait lui-même dû adopter.

Vous avez pu juger « qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n'interdit de façon générale et absolue l'imposition de sommes versées à titre d'indemnités ». Mais, de même que cette absence d'interdiction ne saurait ent rainer de « rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques » (99-424 DC du 29 décembre 1999, cons. 21), elle ne saurait non plus méconnaitre l'exigence constitutionnelle selon laquelle « l'indemnisation doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 19 et 2010- 26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6).

Or, il appert que, dans le silence de la loi, ni l'intégralité de l'indemnisation du préjudice (1), ni l'égalité devant les charges publiques (2), ne sont suffisamment garanties.

  1. Sur l'indemnisation intégrale du préjudice

S'agissant non pas d'une cession de droit commun, mais de la suppression d'un outil de travail par voie d'expropriation, l'application d'une imposition de quelque nature qu'elle soit sur les indemnités versées porterait atteinte au principe de « juste » réparation des préjudices subis.

A cet égard, dans le cas particulier des expropriations, les sénateurs requérants vous invitent à tenir compte de l'opinion concordante exprimée par le Juge Sajo en annexe à l'arrêt Di Belmonte c. Italie rendu par le Cour européenne des droits de l'homme rendu le 16 mars 2010 (nO 72638/01), et selon lequel une « indemnisation qui dévie de la valeur marchande du bien exproprié n'est pas équitable, sauf si la différence est justifiée par des circonstances exceptionnelles ». Il s'exprime en ces termes :
« Certes, tout revenu généré par une transaction peut être assujetti à l'impôt. Mais une charge grevant une indemnité d'expropriation doit être appréciée en équité, quelle que soit la dénomination qu'on lui donne. L'appellation juridique donnée à la diminution de l'indemnisation n'entre pas en ligne de compte du point de vue de l'équité. Si l'on permettait à un Etat d'assujettir unilatéralement toute indemnité d'expropriation à un impôt global, il pourrait ainsi réduire systématiquement l'indemnisation à son propre profit.

Le Gouvernement soutient que toute aliénation de biens est soumise à l'impôt sur le revenu. Or, contrairement à la thèse qu'il défend, il existe une différence entre les aliénations de biens forcées imposées par l'Etat et d'autres formes d'aliénation. Cela n'est pas sans conséquence pour la valeur de l'indemnisation. Sinon, l'Etat serait en mesure de procéder à sa guise à des aliénations de propriété à un « prix » réduit.
(…)
Historiquement, l'indemnisation pleine et entière a été requise, pour éviter que les gouvernements soient incités à confisquer des biens privés à des fins politiques ou privées. Le risque que les pouvoirs publics abusent de leurs prérogatives sous le prétexte de servir l'intérêt général diminue lorsque de tels actes entraînent d'importantes conséquences budgétaires. »

En d'autres termes, le fait que la cession du bien soit forcée, et sur décision de l'Etat, change radicalement l'approche de la question fiscale puisque l'imposition permettrait à l'auteur de la cession d'en atténuer lui-même le coût par le jeu d'une compensation unilatérale.

Or le Gouvernement, de son propre aveu, a exprimé le souhait de corriger une indemnisation qu'il juge par avance « très favorable » (cf l'amendement du Gouvernement CL 75 déposé devant l' Assemblée nationale) par l'application de la fiscalité.

Dans cette logique, et de manière fort habituelle, lorsque la Cour européenne des droits de l'homme accorde des indemnités à un requérant au titre de la satisfaction équitable, elle le fait hors imposition, y compris pour les indemnités principales (dommage matériel et dommage moral). Elle emploie la formule usuelle suivante : «( ... ) plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants sur cette somme ».
Ainsi, à titre d'exemple, dans son arrêt Di Belmonte précité, elle a condamné l'Etat à verser au requérant : « 1.100. 000 € plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matérie ; 3.000 € plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral », le tout outre intérêts . (3)

Il faut en retenir que, dans sa volonté de parvenir à une indemnité « adéquate » pour reprendre sa terminologie, la Cour européenne des droits de l'homme prend soin de prononcer des condamnations exemptes de toute imposition.

Or dans la mesure où cet impératif rejoint celui posé par les exigences constitutionnelles dont vous êtes les gardiens, le législateur devait, pour permettre de s'assurer que l'indemnité sera réellement « juste », prévoir dans la loi, le principe d'une absence d'imposition de quelque nature qu'elle soit, ou, à tout le moins, garantir que les indemnités ne feraient pas l'objet d'une fiscalité confiscatoire ne permettant pas d'assurer la réparation intégrale du préjudice subi.

  1. Sur la rupture d'égalité devant les charges publiques

En l'absence de disposition particulière en la matière, les déclarations du Ministre, ainsi que la fiche explicative annexée à la note du ministère de la Justice présentant les la réforme (cf les annexes l et II au présent recours), indiquent que c'est le « régime de droit commun qui s'applique ».

Il en résulte que, suivant les cas, les avoués ne seront pas indemnisés de la même façon.

Ainsi, s'agissant de la fraction de l'indemnité tendant à réparer la perte du droit de présentation, il est apparu qu'elle serait soumise au régime des plus-values professionnelles (PV).

L'avoué exerçant à titre individuel se verra ainsi soumis au paiement d'une PV calculée sur la différence entre la fraction de l'indemnité dont il s'agit et le prix d'acquisition de l'office.

En revanche, selon les informations fournies par le Ministère (cf Annexe II), l'avoué associé ayant intégré une société civile professionnelle (SCP) devra supporter une PV calculée, non pas sur la différence entre la fraction de l'indemnité lui revenant au prorata des parts détenues et le prix d'acquisition de ses parts, mais entre la fraction de l'indemnité lui revenant au prorata des parts détenues et la valeur de l'office au jour de la constitution de la SCP.

Il y a ainsi une inégalité de traitement entre les deux situations.

Il y aura également une inégalité de traitement au sein d'une même SCP entre l'avoué associé à l'origine de la création de la SCP (dont la situation est comparable à l'avoué exerçant à titre individuel), et l'avoué intégré postérieurement, qui, en outre, s'il est encore endetté au jour de la promulgation de la loi, pourrait percevoir une somme nette finalement inférieure à la valeur de ses parts.

De même, l'avoué associé au sein d'une SCP n'ayant pas opté à l'impôt sur les sociétés (IS) et l'avoué associé au sein d'une SCP ayant opté pour l'IS ne bénéficient pas du même traitement fiscal.

Pourtant, en l'absence de réforme, si l'un comme l'autre avaient quitté la profession (pour faire valoir leurs droits à la retraite ou non) en cédant leurs parts, ils auraient supporté uniquement la PV calculée sur la différence entre le prix de revente et le prix d'acquisition de leurs parts.

Ainsi que cela a été exposé précédemment, l'avoué associé intégré après constitution d'une SCP n'ayant pas opté pour l'IS se verra imposé au paiement d'un impôt sur les PV supérieur à ce qu'il aurait dû supporter s'il avait cédé ses parts.

Dans le cas de l'avoué associé d'une SCP ayant opté pour l'IS, la fraction de l'indemnité concernée sera tout d'abord soumise au régime de la PV, laquelle sera soumise à l'impôt sur les sociétés au taux de droit commun de 33,33 %, puis le solde (déduction faite de l'IS) sera, comme les produits, réparti entre les associés et amputé des prélèvements sociaux s'élevant globalement à 30,10 % (18 % + 12,1 %).

Enfin, il y a également différenciation de traitement entre l'avoué faisant valoir ses droits à la retraite après promulgation de la loi et l'avoué devant poursuivre une activité professionnelle. En l'état des textes en vigueur, et notamment de l'article 54 de la loi de finance rectificative pour 2009 (4) , l'avoué décidant de faire valoir ses droits à la retraite sera exonéré de toute imposition, alors que l'avoué poursuivant une activité professionnelle (comme avocat ou non) sera soumis au régime des PV, voire de manière additionnelle, à l'IS, puis aux prélèvements sociaux pour les avoués associés des sociétés soumises à l'IS.

Ainsi des avoués ayant prêté serment la même année, ayant investi la même somme, et ayant subi le même préjudice, ne pourront prétendre à une même indemnisation nette d'impôt au titre du droit de présentation suivant qu'ils :

  • exercent en nom propre ou en société,
  • sont à l'origine de la création de la SCP ou l'ont intégrée,
  • sont associés d'une SCP ayant opté pour l'IS ou non,
  • ont la possibilité ou non de faire valoir leurs droits à la retraite.

Selon votre jurisprudence constante, si « le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général », c'est « pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (96-375 DC du 9 avril 1996, cons. 8), et, par conséquent, « toute différence de traitement qui ne serait pas justifiée par une différence de situation en rapport avec l'objet de la loi se trouve (…) prohibée » (91-304 DC du 15 janvier 1992, cons. 15).

Or ici, aucune des différences de traitement indemnitaire qui viennent d'être évoquées ne saurait être justifiée au regard de l'objectif que la loi poursuit, à savoir précisément l'indemnisation des avoués. A préjudice identique, il n'y aura pas d'indemnité identique, pour des raisons qui ne sont pas en lien, même indirect, avec la loi, mais en lien avec le régime fiscal dont relèvent les avoués (une étude riche d'enseignements qui a été rédigée par une étude d'avoués sur la fiscalité des indemnités et adressée au groupe socialiste du Sénat figure en Annexe III du présent recours).

Cette situation démontre ainsi que, de par son silence, outre le fait qu'elle entrainera une rupture d'égalité devant les charges publiques, la loi adoptée ne permettra pas, pour tous, une réparation intégrale.

Aussi, pour ces motifs, et ceux que vous relèveriez d'office, les dispositions contestées appellent votre censure.

(1) Amendement n°3 rectifié de MM. FOUCI-IE, GOURNAC et PINTAT, Mme BRUGUIERE, MM. DOUBLET, LAURENT, BÉCOT, ALDUY, HOUEL, B. FOURNIER, MARTIN et DOLIGÉ, Mmes B. DUPONT et MÉLOT et MM. JUILHARD, BEAUMONT, COUDERC, VIAL, FERRAND, CLÉACH et DEMUYNCK aux termes duquel :
«L'offre prévue à l'm1icle L. 13-3 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique est adressée à l'avoué dans les deux mois suivant la promulgation de la présente loi.
En cas de refus de l'offre, la décision du juge de l'expropriation est rendue dans un délai de quatre mois à compter de sa saisine. Elle est exécutoire de droit à titre provisoire. »
Amendement nO 49 rectifié ter de MM. DÉTRAIGNE et DUBOIS, Mme GOURAULT, MM. MAUREY, DENEUX et AMOUDRY, Mmes FÉRAT, N. GOULET et MORIN-DESAILLY et M. MERCERON :
«L'offre prévue à l'article L. 13-3 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique est adressée à l'avoué dans les deux mois suivant la promulgation de la présente loi.
En cas de refus de l'offre, la décision du juge de l'expropriation est rendue dans un délai de quatre mois à compter de sa saisine. Elle est exécutoire de droit à titre provisoire. »
(2) Cf. les rapports n° 1931 et 139 des Commissions des Lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.
(3) Cette formule est extrêmement fréquente (cf par exemple, l'arrêt Consorts Richet et Le Ber c. France du 18 novembre 2010, n° 18990/07 et 23905/07 ; Scordino c. Italie du 29 mars 2006, n036813/97 ; Kozacioglu c. Turquie du 19 février 2009, n02334/03 ; Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce du 10 juillet 2003, n055794/00).
(4) Loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009.