Décision n° 2010-616 DC du 10 novembre 2010 - Observations de parlementaires
Nous avons l'honneur de vous présenter, nonobstant l'alinéa 1er de l'article 61 de la Constitution, les observations suivantes concernant la loi organique relative à la gestion de la dette sociale.
Par ce projet, le législateur entend non seulement transférer les dépenses de protection sociale sur les générations futures mais il compromet gravement la réalisation des objectifs de la branche famille de la sécurité sociale. Ce faisant, il méconnait de manière manifeste les exigences résultant des 10ème et 11ème alinéas du Préambule de la Constitution de 1946.
S'il est loisible au législateur, dans le cadre de sa compétence, de modifier, d'abroger ou de compléter des dispositions législatives antérieurement promulguées, il ne saurait dans l'exercice de ce pouvoir priver de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle (voir notamment vos décisions 97-389 DC, 98-404 DC, 2001-453 DC).
Tel est pourtant le cas en l'espèce puisque le législateur organique ouvre la voie à ce que le législateur ordinaire ne garantisse plus un financement pérenne des branches de la sécurité sociale.
En effet, l'allongement de la durée d'amortissement et le transfert de dette sociale supplémentaire à la CADES suppose la mise en regard de financements durables, et jusqu'ici adossés à une hausse du taux de la CRDS. La présente loi autorise l'affectation de « produits d'imposition de toute nature » destinés à financer des « transferts de dette » vers la CADES, « conduisant à un accroissement de la durée d'amortissement de 4 années ». Faute d'une augmentation de la CRDS, le législateur a ouvert la possibilité de transférer des ressources de la sécurité sociale au financement de la CADES. Il ne vous aura pas échappé à cet égard que le législateur ordinaire a d'ores et déjà organisé une perte de recettes pour, en l'occurrence la branche famille, qui n'a été compensée que partiellement par la création de trois taxes dont deux à la rentabilité décroissante :
- une taxe forfaitaire des sommes placées dans la réserve de capitalisation des sociétés d'assurance (l'exit tax). Elle devrait rapporter 850 millions d'euros en 2011 et 2012, soit 1,7 milliard d'euros au total.
- l'anticipation des prélèvements sociaux aux compartiments « euros » des contrats d'assurance-vie multi-supports se réalisera désormais au fur et à mesure des encaissements plutôt qu'au moment du dénouement du contrat. Il s'agit d'une avance de trésorerie mais en rien d'une ressource nouvelle.
Seule ressource durable, la taxe sur les conventions d'assurance des contrats d'assurance maladie dits « solidaires et responsables » au taux de 3,5 % permettra seulement d'assurer 1,1 milliard d'euros de recettes par an.
Le texte qui vous est déféré autoriserait, à titre d'exemple, un gouvernement à proposer, dans la loi de financement de la sécurité sociale, le transfert de 10 milliards d'euros à la CADES et le remboursement de ces 10 milliards d'euros avant 2025 par le transfert d'une recette de la sécurité sociale (par exemple une part de CSG). Optiquement, l'emprunt serait remboursé avant 2025 mais, au même rythme se créerait une nouvelle dette sociale d'un montant supérieur.
Alors que l'objectif poursuivi est le remboursement de la dette sociale, ce texte aurait pour effet exactement inverse une aggravation de la dette sociale.
Ainsi que le Président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale l'expliquait en séance publique, « un tel procédé ne pourrait être constitutionnellement admis que si les régimes de sécurité sociale étaient excédentaires, auquel cas il serait possible de leur retirer une partie des recettes créant l'excédent pour accélérer le remboursement de la dette sociale. »
Une méthode identique a été appliquée au Fonds de solidarité vieillesse (FSV) qui présentait, avant la crise, des perspectives de retour à l'équilibre. Privé de 0,2 point de CSG réorienté vers la CADES (pour mettre en regard du transfert des 27 milliards d'euros de déficits accumulés jusqu'en 2008 une ressource durable), le FSV présente cette année un déficit de 3,8 milliards d'euros, contre 3,2 milliards d'euros l'an dernier, alors qu'il était excédentaire jusqu'en 2008.
Répéter la même manoeuvre - en substituant au détriment de la branche famille l'équivalent de 3,5 milliards d'euros de CSG, soit environ 0,3 point de CSG - serait inconséquent : cette opération menacerait gravement l'équilibre du régime général de la sécurité sociale. En connaissance, les six présidents des caisses de sécurité sociale, y compris le RSI et l'ACOSS, ont demandé au Gouvernement de ne pas procéder à de telles substitutions qui déséquilibreraient dangereusement les comptes de la branche famille de la sécurité sociale.
Cette année, le régime général de la sécurité sociale va présenter un déficit de l'ordre de 24 milliards d'euros dont 3 proviennent de la branche famille. Dans cette situation, ce régime a de toute évidence besoin de financements stables et durables.
En ouvrant la possibilité de transférer des ressources stables et durables de la sécurité sociale vers la CADES, la loi organique qui vous est soumise contrevient manifestement à l'alinéa 19 de l'article 34 de la Constitution en vertu duquel « les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier (…) » (voir spécialement votre décision 2005-519 DC, cons. 40) et compromet directement la réalisation des objectifs de la sécurité sociale. Le législateur organique prive ainsi de garanties légales les exigences constitutionnelles résultant des 10ème et 11ème alinéas du Préambule de la Constitution de 1946.
Or, vous avez en effet déjà eu l'occasion de juger que ces exigences constitutionnelles pourraient être méconnues si des transferts de charges entravaient, « eu égard à leur montant, le fonctionnement des régimes et organismes concernés au point de les empêcher d'exercer leurs missions » (2001-453 DC du 18 décembre 2001, cons. 21). De la même manière avez-vous jugé que « le législateur ne saurait décider des transferts de ressources et de charges entre branches tels qu'ils compromettraient manifestement la réalisation de leurs objectifs et remettraient ainsi en cause tant l'existence des branches que les exigences constitutionnelles qui s'attachent à l'exercice de leurs missions » (2002-463 DC du 12 décembre 2002, cons. 27).
Au surplus et pour les mêmes raisons, les modalités retenues par la présente loi apparaissent manifestement inappropriées aux objectifs qu'elle poursuit et encourt à ce titre votre censure (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 10).
Pour l'ensemble de ces raisons, les députés auteurs des présentes observations vous demandent de censurer la loi qui vous est déférée en tant qu'elle méconnait les exigences constitutionnelles dont vous êtes le gardien.