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Décision n° 2010-612 DC du 5 août 2010 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale
Conformité

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale.
La présente loi constitue, après l'adoption de la loi n 2002-268 du 26 février 2002 relative à la coopération avec la Cour pénale internationale, le deuxième volet de l'adaptation de notre législation interne à la convention, signée à Rome le 18 juillet 1998, portant statut de la Cour pénale internationale (CPI). Cour qui constitue dans l'histoire la première juridiction pénale internationale permanente, compétente à l'égard des crimes les plus graves, commis par des personnes physiques, qui touchent l'ensemble de la communauté internationale et qui, suivant les termes du préambule du traité, sont de nature à menacer « la paix, la sécurité et le bien-être du monde ».
Aussi les sénateurs requérants ne contestent-ils pas l'impérieuse nécessité pour la France de se mettre en conformité avec le Statut de la Cour. Au contraire même, puisque nous avons voté ce texte en première lecture. Nous avions néanmoins l'espoir que la navette parlementaire permettrait de combler certaines de ses lacunes. Mais de cette navette le gouvernement n'en a pas voulu, et c'est à un vote conforme que l'Assemblée nationale a procédé, deux ans après le vote du Sénat. Aussi, puisque la discussion n'a pu se poursuivre malgré l'importance des enjeux en cause, ce sont des réserves alors émises par nous à l'occasion des débats parlementaires dont nous vous saisissons aujourd'hui.
La France a pris une part active à l'instauration d'une juridiction pénale internationale permanente à même d'assurer non seulement la répression effective des crimes à l'égard desquels elle est compétente, le génocide, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes contre la paix, mais également de jouer un rôle dissuasif à l'égard de ceux qui seraient tentés de commettre de tels crimes.
Mais la compétence de la Cour n'est en rien exclusive ; elle ne délie pas les Etats de leurs obligations en matière de lutte contre les crimes internationaux, au contraire, ils demeurent les détenteurs de droit commun des outils de répression de ces crimes ainsi que les premiers destinataires de l'obligation de dissuasion.
Comme a pu le relever à juste titre le Président Antonio CASSESE, c'est précisément une « action plus incisive des juges pénaux internes, combinée, bien sûr, avec celle des juridictions pénales internationales, notamment la Cour pénale internationale » qui « pourrait donner un coup de bélier à la ‘culture de l'impunité' » (« Y-a-t-il un conflit insurmontable entre souveraineté des Etats et justice pénale internationale ? » in A. CASSESE et M. DELMAS-MARTY (dir.), Crimes internationaux et juridictions internationales, PUF, 2002, p. 29).
C'est ainsi à l'aune de ces deux exigences de répression et de dissuasion des crimes qu'il faut apprécier la loi qui vous est déférée.
Si par certains aspects elle contient des avancées non négligeables, par certains autres, elle reste en deçà des exigences qu'appelle la lutte contre l'impunité des criminels contre l'humanité telles qu'elles figurent dans le Statut de la Cour.
C'est le cas pour ce qui a trait à la compétence universelle. Si elle est admise, c'est a minima, de telle manière qu'elle est pour ainsi dire dévitalisée et dépourvue de tout effet dissuasif. En effet, la loi fixe quatre conditions par trop restrictives à l'exercice des poursuites par les juridictions françaises :
- la résidence habituelle de l'auteur présumé en France
- l'exigence d'une double incrimination
- le monopole des poursuites réservé au ministère public
- la déclinaison expresse de sa compétence par la Cour pénale internationale
Les requérants craignent ainsi comme la Commission nationale consultative des droits de l'homme que « le cumul de ces conditions ne rende cette nouvelle disposition totalement inopérante » (Avis sur la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour Pénale Internationale du 6 novembre 2008).
C'est également le cas pour la définition des crimes contre l'humanité. En exigeant que parmi les éléments constitutifs de l'infraction figure un « plan concerté », le législateur donne une définition restrictive de cette infraction qui n'est pas conforme à celle inscrite dans le Statut de la Cour.
Parce que ces dispositions ne sont conformes ni à la lettre ni à l'esprit du Statut de la Cour pénale internationale auquel renvoie l'article 53-2 de la Constitution, qu'elles méconnaissent en outre d'importantes exigences de valeur constitutionnelle, nous vous demandons de les censurer, ou à tout le moins d'en retenir une interprétation qui permettra à la France de se conformer pleinement à ses engagements internationaux, et de mener à bien le combat contre l'impunité des criminels contre l'humanité.

- QUANT A LA PRISE EN COMPTE DU STATUT DE COUR PENALE INTERNATIONALE DANS VOTRE EXAMEN DE LA CONSTITUTIONNALITE DE LA LOI
Les requérants considèrent que dans le cas d'espèce, vous devrez tenir compte dans le cadre de votre contrôle de la constitutionnalité de la loi des règles inscrites dans le Statut de Rome.
Il est de jurisprudence constante que vous vous refusiez à opérer un contrôle de conventionnalité des lois, et qu'ainsi les traités ratifiés par la France, quand bien même ils possèdent une « autorité supérieure à celle des lois » (art. 55 de la Constitution), ne font pas partie du bloc de constitutionnalité. Ainsi avez-vous considéré dans votre décision sur la loi IVG que « les décisions prises en application de l'article 61 de la Constitution revêt[ant] un caractère absolu et définitif », alors « qu'au contraire, la supériorité des traités sur les lois […] présente un caractère à la fois relatif et contingent, tenant, d'une part, à ce qu'elle est limitée au champ d'application du traité et, d'autre part, à ce qu'elle est subordonnée à une condition de réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des Etats signataires du traité », il ne vous appartenait pas « d'examiner la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou d'un accord international » (74-54 DC du 15 janvier 1975, cons. 4-7).
Seules les juridictions de droit commun sont en principe compétentes pour procéder à cet examen. Vous l'avez rappelez récemment, si les dispositions de l'article 55 « confèrent aux traités, dans les conditions qu'elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution », qu'ainsi « le moyen tiré du défaut de compatibilité d'une disposition législative aux engagements internationaux et européens de la France ne saurait être regardé comme un grief d'inconstitutionnalité », et que ce contrôle « incombe aux juridictions administratives et judiciaires » (2010-605 DC du 12 mai 2010, cons. 10-11).
Les auteurs de la saisine ne vous demandent pas de renoncer à cette jurisprudence. Ils vous demandent en revanche de l'adapter à la nature particulière du traité dont il est ici question.
Vous-même avez déjà constaté qu'eu égard à son objet, sanctionner les atteintes les plus graves aux droits fondamentaux qui constituent des « crimes d'une gravité telle qu'ils touchent l'ensemble de la communauté internationale », les « obligations nées de tels engagements s'imposent à chacun des Etats parties indépendamment des conditions de leur exécution par les autres Etats parties ; qu'ainsi, la réserve de réciprocité mentionnée à l'article 55 de la Constitution n'a pas lieu de s'appliquer » (98-408 DC du 22 janvier 1999, cons. 12).
Ceci n'est toutefois pas propre au Statut de la CPI, puisque, en droit international général, l'exigence de réciprocité est toujours écartée pour les traités relatifs à la protection des droits de l'homme. Ainsi, conformément à l'article 60.5 de la Convention de Vienne sur les droit des traités, les dispositions concernant la réciprocité « ne s'appliquent pas aux dispositions relatives à la protection de la personne humaine contenues dans des traités de caractère humanitaire ». Comme il l'est d'ailleurs indiqué dans le commentaire aux Cahiers de votre décision 2010-605 DC, votre argumentation de 1975 « n'était réellement opérante que pour les traités bilatéraux et se trouvait particulièrement inadaptée tant à l'égard de la Convention européenne des droits de l'homme que du droit communautaire » (n° 29).
Ce qui est spécifique en revanche au Statut de la CPI, c'est qu'il figure dans la Constitution. Ainsi l'article 53-2 dispose-t-il en effet que : « La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 ».
Peu importe que le pouvoir constituant l'ait incorporé pour donner suite à votre décision 98-408 DC rendue en application de l'article 54 de la Constitution, et que cela ait pu être qualifié par la doctrine de « procédé hideux mais commode » (Jean COMBACAU, « La souveraineté de l'Etat dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français », Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 9, p. 168). Le fait est que ce traité est le seul, avec les traités communautaires, à être expressément mentionné dans la Constitution, et que cela a eu pour effet de le « constitutionnaliser ».
D'aucuns considèrent d'ailleurs que cette constitutionnalisation aurait eu pour effet d'intégrer le Statut de la CPI dans le bloc de constitutionnalité, et qu'il pourrait dès lors être utilement invoqué à l'égard de toute loi. C'est l'opinion soutenue par le Professeur Gérard GONZALEZ pour qui, « l'insertion dans la Constitution de l'article 53-2 pourrait offrir au Conseil constitutionnel la possibilité de se référer directement au Statut de la ‘juridiction' de la CPI pour contrôler la conformité des lois (organique ou ordinaire) ou des règlements des assemblées qui pourraient interférer avec les compétences de cette juridiction », et donc que cet article « devrait être lu comme faisant entrer les ‘conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998' dans le bloc de constitutionnalité dont le Conseil contrôle le respect, élargissant ainsi sa perspective au champ d'une partie non négligeable du droit international humanitaire » (v. son commentaire de l'article 53-2 in F. LUCHAIRE, G. COGNAC et X. PRETOY (dir.), La Constitution de la République française. Analyses et commentaires, Economica, 2009, 3ème éd., pp. 1352-1353).
C'est également le cas de Xavier PHILIPPE et Anne DESMAREST selon lesquels : « Cette révision constitutionnelle place le Statut de la Cour pénale internationale dans une situation particulière par rapport aux engagements internationaux classiques. Il ne s'agit plus d'un traité ordinaire, mais d'un traité ‘constitutionnalisé'. Cela signifie qu'en acceptant de ratifier le Statut de la Cour pénale internationale, la France a intégré le Statut de Rome - dans les conditions où il a été signé - dans son bloc de constitutionnalité. Méconnaitre la portée de l'engagement international que constitue le Statut de Rome reviendrait à méconnaitre l'article 53-2 de la Constitution. Il en résulte que les exigences d'adaptation du Statut de Rome ne découlent pas uniquement du traité mais également de la Constitution française par le biais de cet article. Il est donc impossible de ranger la loi d'adaptation du code pénal français au rang de simple faculté laissée à la seule volonté des autorités de l'Etat. Il s'agit d'une double obligation constitutionnelle et conventionnelle » (« Remarques critiques relatives au projet de loi ‘portant adaptation du droit pénal français à l'institution de la Cour pénale internationale' : la réalité française de lutte contre l'impunité », R.F.D.C., 2010, n° 81, pp. 45-46).
Les requérants quant à eux ne vous demandent pas d'intégrer de manière générale le Statut de Rome dans le bloc de constitutionnalité. Ils vous demandent, à l'image de votre jurisprudence relative aux lois de transpositions des directives communautaires, de le prendre en compte parce que la loi ici en cause a spécifiquement pour objet son adaptation en droit français.
Le parallèle avec le droit communautaire est en effet pertinent. Conformément à l'article 88-1 de Constitution : « La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences. Elle peut participer à l'Union européenne dans les conditions prévues par le traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, signé le 13 décembre 2007 ».
Or c'est en se fondant sur cette disposition que votre haute juridiction a estimé que « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résult[ait] d'une exigence constitutionnelle » (2004-496 DC du 10 juin 2004, cons. 7), puis qu'il lui appartenait « de veiller au respect de cette exigence », la conduisant ainsi à se déclarer compétente pour « déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution » une « disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour objet de transposer » (2006-540 DC du 20 juillet 2006, cons. 20).
C'est également en vous fondant sur le membre de phrase « selon les modalités prévues par le traité sur l'Union européenne signé le 7 février 1992 » de l'article 88-3 de la Constitution que vous avez estimé que la loi organique relative aux modalités d'exercice du droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales des ressortissants communautaires « devra respecter les prescriptions édictées à l'échelon de la Communauté européenne pour la mise en œuvre du droit reconnu par l'article 8 B, paragraphe 1 » du Traité (92-312 DC du 2 septembre 1992, cons. 28).
Aux yeux des requérants, ce raisonnement est transposable à l'article 53-2 de la Constitution. La Constitution ne faisait de la reconnaissance de la juridiction de la CPI qu'une faculté. Mais une fois cette faculté exercée, la France ne devait plus pouvoir le faire que « dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 ». C'est-à-dire en conformité avec le Statut, ou à tout le moins sans manifestement le méconnaitre. Aussi vous demandent-ils, dans le cadre très spécifique de l'examen de la constitutionnalité d'une loi d'adaptation du droit français au Statut de la CPI, de bien vouloir tenir compte dudit Statut.

- SUR LES ARTICLES 1er ET 2
L'article 1er est rédigé en ces termes :
« Après l'article 211-1 du code pénal, il est inséré un article 211-2 ainsi rédigé :
« Art. 211-2. - La provocation publique et directe, par tous moyens, à commettre un génocide est punie de la réclusion criminelle à perpétuité, si cette provocation a été suivie d'effet.
« Si la provocation n'a pas été suivie d'effet, les faits sont punis de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 € d'amende. »
Les requérants n'énoncent aucun grief à l'égard de cette disposition qui crée une infraction de provocation à commettre un génocide conforme à l'article 25.3 du Statut de la CPI. Par contre, l'insertion de cet article autorise que soit utilement contestée devant vous la définition du génocide qui figure à l'article 211-1 du code pénal.
En effet, conformément à vos décisions antérieures, « la régularité au regard de la Constitution des termes d'une loi promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de la soumission au Conseil constitutionnel de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine » (89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 10 et 99-410 DC du 15 mars 1999, cons. 39). Or il est incontestable que l'article 211-2 complète ou affecte le domaine de l'article 211-1, quand bien même si formellement il ne modifie pas la loi dont ce dernier est issu. En effet, ce nouvel article repose entièrement sur l'existence du précédent. S'il n'y a pas de définition du génocide, il ne peut y avoir de provocation à le commettre. Et si la définition du génocide est viciée, alors la provocation à sa commission l'est également.
Or la définition du génocide qui est donnée par le code pénal n'est pas conforme à celle retenue par le Statut de la CPI. Selon l'article 211-1 dudit code : « Constitue un génocide le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres de ce groupe, l'un des actes suivants […] »
Alors que l'article 6 du Statut stipule lui que : « Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l'un quelconque des actes ci après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial […] ». Cette définition reprend celle qui figure à l'article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 qui a acquis une valeur coutumière en droit international (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Avis consultatif du 28 mai 1951, C.I.J., Rec. 1951, p. 23), et qui est également celle qui figure à l'article 4.2 du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et à l'article 2 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Le code pénal exige ainsi l'existence d'un « plan concerté » dans la commission d'un génocide alors que le Statut lui ne mentionne que « l'intention ». Comme l'a relevé à juste titre la Rapporteure pour avis de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale : « ce critère est absent du Statut de Rome et sa présence dans la définition française ajoute une condition à l'établissement du crime de génocide, qui n'apparaît pas justifiée. Elle contribue à rendre plus difficile cet établissement alors que votre Rapporteure estime que l'intention et les résultats des faits devraient suffire à constituer le crime » (n° 1828 du 8 juillet 2009, p. 24).
S'agissant de la définition de crimes internationaux, vous ne pourrez ignorer la jurisprudence internationale y relative. Or la Cour internationale de Justice a considéré que pour qu'il y ait génocide, « il ne suffit pas d'établir qu'a été commis le meurtre de membres du groupe, c'est-à-dire un homicide volontaire, illicite, contre ces personnes. Il faut aussi établir une intention supplémentaire, laquelle est définie de manière très précise. Elle est souvent qualifiée d'intention particulière ou spécifique, ou dolus specialis » (Affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie Herzégovine c. Serbie et Monénégro), Arrêt, 26 février 2007, Rec. 2007,
187). En revanche, et c'est essentiel ici, elle a jugé que « les actes de génocide ne supposent pas nécessairement la préméditation » et que « l'intention (de détruire un groupe) peut ne devenir le but recherché qu'en cours d'opération » (
292. Nous soulignons).
C'est également ce qui ressort de la jurisprudence de la Chambre d'appel du TPIY qui dans l'affaire Procureur c. Jelisic a considéré que « l'existence d'un plan ou d'une politique n'est pas un élément juridique constitutif du crime de génocide. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'établir une intention spécifique, l'existence d'un plan ou d'une politique peut, dans la plupart des cas,
avoir son importance. Les éléments de preuve peuvent ne pas exclure ou peuvent même établir cette existence, laquelle peut, à son tour, aider à prouver le crime » (arrêt du 5 juillet 2001, IT-95-10-A,
48).
En d'autres termes, même s'il est difficile d'imaginer qu'un tel crime puisse être commis sans avoir été planifié, il se peut très bien qu'un génocide se produise en dehors de tout plan concerté (v. le chapitre consacré au génocide in H. ASCENSIO, E. DECAUX, et A. PELLET (dir.), Droit international pénal, Pedone, 2000, pp. 319 et s.). L'établissement de la preuve d'un plan concerté peut être très utile à l'établissement de « l'intention spécifique » requise, il ne saurait être une condition de cette intention. Ainsi, avec cette définition, la France reste-elle manifestement en deçà des exigences du Statut de Rome.
Les requérants font le même grief à l'article 2 de la loi qui dispose que :
« Le premier alinéa de l'article 212-1 du même code est remplacé par douze alinéas ainsi rédigés :
« Constitue également un crime contre l'humanité et est puni de la réclusion criminelle à perpétuité l'un des actes ci-après commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique […] »
Encore une fois le législateur, en inscrivant dans les éléments constitutifs des crimes contre l'humanité l'existence d'un « plan concerté », retient une définition restrictive de ces crimes contraire à celle qui figure à l'article 7.1 du Statut de la CPI et selon lequel : « Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l'humanité l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque […] ».
Cette notion de « plan concerté » qui figurait effectivement à l'article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg a depuis lors été écartée du droit international coutumier tel que reflété par les articles 5 du Statut du TPIY, 3 du TPIR, et 7.1 du Statut de Rome (cf. notamment M. DELMAS-MARTY, Le crime contre l'humanité, Puf, 2009, pp. 10 et s. et M. BETTATI, « Le crime contre l'humanité », in Droit international pénal, op. cit., pp. 293 et s.).
La Chambre d'appel du TPIY a même explicitement écarté l'exigence d'un plan concerté pour déterminer l'existence d'un crime contre l'humanité. Selon ses termes : « Contrairement à ce qu'en disent les Appelants, il n'est pas nécessaire que l'attaque ou les actes des accusés soient le fruit d'une « politique » ou d'un « plan » quelconque. Rien, dans le Statut ou le droit international coutumier tel qu'il existait à l'époque des faits allégués, n'exige la preuve de l'existence d'un plan ou d'une politique visant à la perpétration de ces crimes. Comme il est indiqué plus haut, le fait que l'attaque était dirigée contre une population civile et le fait qu'elle était généralisée ou systématique sont des éléments constitutifs du crime. Mais pour prouver ces éléments, il n'est pas nécessaire de démontrer qu'ils résultaient de l'existence d'une politique ou d'un plan. Pour établir que l'attaque était dirigée contre une population civile et qu'elle était généralisée ou systématique (et en particulier cette dernière caractéristique), il peut être utile de démontrer qu'il existait effectivement une politique ou un plan, mais ces éléments peuvent être prouvés autrement. En conséquence, l'existence d'une politique ou d'un plan peut être pertinente dans le cadre de l'administration de la preuve, mais elle ne saurait être considérée comme un élément constitutif du crime » (affaire Procureur c. Kunarac, arrêt du 12 juin 2002, IT-96-23/1-A,
98).
Comme l'indiquent les professeurs Hervé ASCENSIO et Raphaëlle MAISON dans le commentaire de cet arrêt, « la question de la responsabilité politique et historique d'une crime contre l'humanité, que tentaient de saisir certaines pratiques nationales répressives, se trouve reléguée à la place d'un élément factuel, potentiellement susceptible de permettre l'identification des critères proprement juridiques de qualification de l'infraction » (« L'activité des tribunaux pénaux internationaux (2002) », A.F.D.I., 2002, XLVIII, p. 399).
Parce qu'elle contrevient aux articles 6 et 7.1 du Statut de la CPI, et par voie de conséquence à l'article 53-2 de la Constitution, les requérants vous demandent donc de censurer la mention « en exécution d'un plan concertée » inscrite aux articles 211-1 du code pénal et 2 de la présente loi.
Ceci est d'autant plus nécessaire que, comme l'ont indiqué André HUET et Renée KOERING-JOULIN, déjà dans l'état actuel du droit, « à la condition que la poursuite pénale concerne un crime relevant de la compétence d'une de ces juridictions internationales, les tribunaux répressifs français (lorsqu'ils sont compétents et qu'ils n'ont pas été dessaisis au profit de la juridiction internationale) doivent retenir la définition du crime contre l'humanité adoptée par ces statuts, et non celle donnée par les articles 211-1 et s. du code pénal » (Droit pénal international, Puf, 2005, p. 99).

- SUR L'ARTICLE 8
Conformément à l'article 8 :
« Après l'article 689-10 du code de procédure pénale, il est inséré un article 689-11 ainsi rédigé :
« Art. 689-11. - Peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises toute personne qui réside habituellement sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis ou si cet État ou l'État dont il a la nationalité est partie à la convention précitée.
« La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. À cette fin, le ministère public s'assure auprès de la Cour pénale internationale qu'elle décline expressément sa compétence et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre État n'a demandé son extradition. »
Les requérants souhaitent en premier lieu saluer l'initiative du Rapporteur de la Commission des Lois du Sénat qui est à l'origine de l'introduction de cette disposition qui vise à conférer aux juridictions françaises une « compétence universelle » pour poursuivre les crimes qui relèvent du Statut de la CPI.
Ils la saluent d'autant plus que le Statut de la CPI ne fait pas partie des ces conventions internationales qui imposent aux Etats parties d'établir leur compétence universelle (cf. Damien VANDERMEERSCH, « La compétence universelle », in A. CASSESE et M. DELMAS MARTY, Juridictions nationales et crimes internationaux, Puf, 2002, pp. 590 et s.).
Mais s'il ne l'impose pas, non seulement il ne l'interdit pas, et au contraire l'implique en réalité nécessairement. Déjà parce que le Préambule du Statut rappelle « qu'il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». Ensuite et surtout parce la Cour « n'a pas de compétence exclusive, ni même prioritaire » (P. DAILLIER, M. FORTEAU, et A. PELLET, Droit international public, L.G.D.J., 2009, 8ème éd., p. 806). Conformément à l'article 1er du Statut, elle « est complémentaire des juridictions pénales nationales ». Contrairement aux tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda qui bénéficient d'une primauté sur les juridictions nationales, ici le principe est la complémentarité (98-408 DC du 22 janvier 1999, cons. 29 et s.).
L'institution d'une compétence universelle est en outre d'autant plus justifiée s'agissant des crimes de guerre que la France, qui est partie aux Conventions de Genève du 12 août 1949, n'a jamais adopté de législation lui permettant de poursuivre les auteurs de leur violation, alors que les articles 49 de la Convention I, 50 de la Convention II, 129 de la Convention III et 146 de la Convention IV imposent, eux, le principe aut dedare aut judicare. Rédigés dans les mêmes termes, ils prévoient en effet que : « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à prendre toute mesure législative nécessaire pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis, ou donné l'ordre de commettre, l'une ou l'autre des infractions graves à la présente Convention définies à l'article suivant. Chaque Partie contractante aura une obligation de rechercher les personnes prévenues d'avoir commis, ou d'avoir ordonné de commettre, l'une ou l'autre de ces infractions graves, et elle devra les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité. Elle pourra aussi, si elle le préfère, et selon les conditions prévues par sa propre législation, les remettre pour jugement à une autre Partie contractante intéressée à la poursuite, pour autant que cette Partie contractante ait retenu contre lesdites personnes des charges suffisantes. »
Si les auteurs de la saisine adhèrent ainsi au principe retenu par le législateur, et qu'ils ne contestent pas non plus qu'il faille l'encadrer, ils en contestent néanmoins les modalités de mise en œuvre par trop contraignantes pour permettre une répression effective. Que se soit l'exigence de résidence habituelle (1), l'exigence d'une double incrimination (2), le monopole des poursuites du ministère public (3), et la déclinaison de sa compétence par la CPI (4).
Qu'en effet, si le législateur n'était pas tenu d'établir la compétence universelle des juridictions françaises, une fois qu'il avait choisi de le faire, il devait le faire dans les respects des exigences constitutionnelles et sans méconnaitre le Traité de Rome.
1. Quant à la résidence habituelle
Il est constant que votre haute juridiction « ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » (2010-605 du 12 mai 2010, cons. 23). Mais s'il ne vous appartient pas de « rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies », c'est néanmoins à condition que « les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées » (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 10). Ainsi avez-vous récemment censuré le dispositif sur la contribution carbone au motif notamment qu'il comportait des régimes d'exemption totale « contraires à l'objectif de lutte contre le réchauffement climatique » (2009-599 DC du 29 décembre 2009, cons. 82).
Or les requérants considèrent qu'exiger que l'auteur présumé d'un crime relevant de la compétence de la CPI « réside habituellement » en France pour que puisse être engagée des poursuites est manifestement inapproprié à l'objectif de lutte contre l'impunité qui lui-même s'inscrit dans l'objectif à valeur constitutionnel lié aux « besoins de la recherche des auteurs d'infractions et de la prévention d'atteintes à l'ordre public » (86-211 DC du 26 août 1986, cons. 3).
Pour s'en convaincre, il suffit de se référer aux hypothèses déjà existantes dans lesquelles la France s'est dotée d'une compétence extraterritoriale en application de conventions internationales. Ainsi, conformément à l'article 689-1 du code de procédure pénale : « En application des conventions internationales visées aux articles suivants, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s'est rendue coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions énumérées par ces articles » (nous soulignons).
Dans toutes ces hypothèses donc, qui visent notamment la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 particulièrement pertinente en l'espèce, la seule présence sur le territoire du criminel présumé suffit à engager des poursuites. C'est également le cas pour les crimes relevant de la compétence des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Ainsi l'article 2 de la Loi n° 95-1 du 2 janvier 1995 sur le TPIY auquel renvoie l'article 2 de la loi n° 96-432 du 22 mai 1996 sur le TPIR prévoit que « Les auteurs ou complices des infractions mentionnées à l'article 1er peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises s'ils sont trouvés en France » (nous soulignons).
Autrement dit, à chaque fois que la France s'est dotée d'une compétence extraterritoriale, elle l'a conditionnée à la seule présence des individus sur le territoire. Alors que là, s'agissant des crimes pourtant les plus graves, elle la conditionne à la résidence habituelle sur le territoire. Or comme l'a relevé tout à fait juste titre la Rapporteure de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale, cette condition, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, est extrêmement restrictive. Cette notion s'entendant « comme le lieu où l'intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts » (avis précité, p. 58).
Parce que rien ne saurait justifier pareille différence de traitement entre des actes de nature si identique, cette exigence est manifestement inappropriée. Cette compétence à géométrie variable aboutirait à ceci de paradoxal qu'une personne se trouvant sur le territoire français et soupçonnée de détournement de fonds communautaire pourrait faire l'objet de poursuites en vertu des articles 689-1 et 689-8 du code de procédure pénale, tandis que le génocidaire serait épargné en vertu de l'article 689-11 du même code.
Le motif d'intérêt général poursuivi consistant à vouloir éviter que les juridictions françaises soient instrumentalisées pour poursuivre tous les criminels contre l'humanité où qu'ils se trouvent dans le monde ne justifie pas cette restriction. La condition de présence sur le territoire suffisant amplement à atteindre cet objectif.
2. Quant à la double incrimination
La compétence des juridictions françaises ne pourra en outre s'exercer que « si les faits sont punis par la législation de l'État où ils ont été commis ».
Les auteurs de la saisine partagent à cet égard les réserves émises par la Rapporteure pour avis de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale. Car en effet, si « la compétence de la France est conditionnée à l'existence des crimes dans le droit de l'autre pays, elle ne pourra pas s'exercer pour certains faits commis dans les pays où le droit est le moins complet et le moins sévère et où il n'y a aucune chance qu'ils soient poursuivis par la justice nationale ». Alors que c'est « pourtant dans ces pays que la compétence extraterritoriale de la France serait la plus nécessaire » (op. cit., p. 59).
Vous ne manquerez pas ainsi de constater que cette prime accordée aux moins-disant dans le domaine de lutte contre l'impunité des plus grands criminels est manifestement inappropriée au but poursuivie par la loi.
Cela serait d'autant plus paradoxal d'exiger cette condition de double incrimination dans les cas les plus graves que sont les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, qu'ils font par ailleurs partie des infractions pour lesquelles le mandat d'arrêt européen doit être exécuté sans contrôle de cette double incrimination (ibid., p. 60).
Cela est de surcroit tout à fait contestable au regard du droit international général. Il s'agit là de crimes internationaux, définis internationalement, et qui, s'agissant du génocide, des crimes contre l'humanité, et des crimes de guerre ont acquis une valeur coutumière incontestable (A. PEYRO LLIOPIS, La compétence universelle en matière de crime contre l'humanité, Bruylant, 2003, pp. 6-8). En d'autres termes, qu'un Etat possède ou non une législation incriminant l'un de ces actes, il est tenu de par le droit coutumier international de les prévenir, ou de les réprimer. Comme la Cour internationale de Justice l'a reconnu dès 1951 à propos de la Convention sur le génocide, « les principes qui sont à la base de la Convention sont des principes reconnus par les Nations civilisées comme obligeant les Etats même en dehors de tout lien conventionnel » (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, op. cit., p. 23).
Cette même Cour a jugé depuis que l'interdiction du génocide relevait même du jus cogens, c'est-à-dire de cette catégorie particulière des normes impératives du droit international auxquelles, conformément à l'article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, « aucune dérogation n'est permise » (Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, Arrêt, 3 février 2006, Rec. 2006,
64 et Affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie Herzégovine c. Serbie et Monténégro), Arrêt, 26 février 2007, Rec. 2007,
161).
Ainsi, exiger une double incrimination pour des crimes internationaux qui s'imposent à tous est ou superfétatoire, ou une régression par rapport au droit existant, mais toujours inapproprié à l'objectif poursuivi par la loi.
3. Quant au monopole des poursuites
Le monopole des poursuites accordé au parquet par la loi interdit aux éventuelles victimes d'un crime relevant du Statut de la CPI de déclencher l'action publique en se constituant partie civile.
Cette limitation du droit des victimes constitue une atteinte manifeste aux principes constitutionnels d'égalité devant la loi, et du droit à un recours effectif.
De manière constante vous rappelez « que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ». Vous en déduisez que « toute différence de traitement qui ne serait pas justifiée par une différence de situation en rapport avec l'objet de la loi se trouve en conséquence prohibée » (91-304 DC du 15 janvier 1992, cons. 15). Et vous avez précisé que le rapport en question devait être « direct » (96-375 DC du 9 avril 1996, cons. 8).
Or avec le dispositif proposé, les victimes des crimes relevant du Statut de la CPI vont se retrouver traiter différemment des autres victimes. La différence avec les victimes des crimes de droit commun pourrait éventuellement se justifier dès lors que l'objet de la loi traite de crimes spécifiques et pour lesquels elle instaure une compétence extraterritoriale elle-même spécifique.
En revanche, ce qui fait apparaître l'arbitraire dans ce choix, c'est la différence de traitement entre ces victimes, et les victimes de crimes proches comme la torture ou le terrorisme, ou les victimes de crimes parfaitement identiques, mais dans le cadre restreint de l'ex-Yougoslavie ou du Rwanda. En effet, l'action publique au titre de l'article 689-1 peut très bien être actionnée à l'initiative des parties civiles. Tout comme l'article 2 de la Loi n° 95-1 du 2 janvier 1995 sur le TPIY auquel renvoie l'article 2 de la loi n° 96-432 du 22 mai 1996 sur le TPIR prévoit que « Toute personne qui se prétend lésée par l'une de ces infractions peut, en portant plainte, se constituer partie civile ».
La Commission nationale consultative des droits de l'homme n'a pu ainsi que déplorer « l'atteinte au principe d'égalité d'accès à la justice et la discrimination établie entre les victimes par le projet de loi quant au déclenchement des poursuites » (Avis du 6 novembre 2008 précité).
Les requérants considèrent, comme la Rapporteure pour avis de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale, que la crainte de voir les juridictions françaises crouler sous les plaintes n'est pas justifiée. Le faible nombre de précédents de mise en œuvre de la compétence universelle au titre de la Convention sur la torture l'atteste. De surcroit, le juge d'instruction resterait juge de la recevabilité et du bienfondé de la constitution de partie civile. Enfin, l'exigence de présence du criminel présumé sur le territoire est suffisante pour éviter une dérive vers une compétence universelle in absentia qui serait effectivement porteuse d'un risque d'instrumentalisation des juridictions pénales françaises.
Par ailleurs, vous avez déduit des termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen selon lequel « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution », qu'il ne devait « pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction » (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 38 et 2005-532 DC du 19 janvier 2006, cons. 11). Atteinte que vous n'hésitez pas à sanctionner lorsque « l'intérêt général poursuivi n'est pas suffisant » (2004-509 DC du 13 janvier 2005, cons. 33).
Ainsi, si dans votre décision relative à la Loi organique sur la Cour de Justice de la République vous avez admis l'impossibilité de se constituer partie civile, c'est uniquement parce que le dispositif garantissait « la possibilité d'exercer des actions en réparation de dommages susceptibles de résulter de crimes et délits commis par des membres du Gouvernement devant les juridictions de droit commun », et qu'était ainsi préservé le droit au recours des intéressés (93-127 DC du 19 décembre 1993, cons. 12).
Or il n'existe aucune garantie de la sorte dans la loi qui vous est ici soumise. Aussi vous ne manquerez pas de constater que l'intérêt général poursuivi consistant à éviter un nombre excessif de plaintes en France ne saurait justifier la privation absolue de tout recours pour les victimes des crimes pourtant les plus graves. Car, en cas d'inaction du ministère public ou de la Cour pénale internationale, il ne s'agirait ni plus ni moins que d'un déni de justice.
Ceci est d'autant plus dommageable que si, conformément à votre jurisprudence constante, « l'autorité judiciaire qui, en vertu de l'article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet » (93-426 DC du 11 août 1993, cons. 5), vous ne pouvez omettre de prendre en considération la dépendance du ministère public au pouvoir exécutif. En effet, les exigences à l'égard de « l'indépendance de l'autorité judiciaire » dont vous êtes le gardien (2007-551 DC du 01 mars 2007, cons. 7) se sont renforcées au sein du Conseil de l'Europe, au point que la Cour européenne des droits de l'homme a été amenée à constater que « le procureur de la République n'est pas une « autorité judiciaire » au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié » (arrêt Medvedyev et autres c. France du 1er décembre 2008,
61). Que la Grande chambre de la Cour dans son arrêt du 29 mars 2010 n'ait pas repris cette affirmation - non qu'elle l'ait infirmée mais qu'elle ne l'ait pas jugée nécessaire en l'espèce - est sans effet sur sa pertinence au regard de sa jurisprudence.
Aussi, non seulement les victimes seront privées de leur droit à un recours effectif, mais de surcroit, elles seront privées de la garantie que leur situation fasse l'objet de l'appréciation d'une autorité judiciaire indépendante.
A cet égard votre haute juridiction pourra utilement prendre en considération la décision rendue par la Cour d'arbitrage belge du 23 mars 2005 (n° 62/2005) concernant la loi du 5 août 2003 relative aux violations graves du droit international humanitaire, qui précisément réservait au procureur fédéral le soin d'engager des poursuites et excluait la possibilité de mise en mouvement de l'action publique par constitution de partie civile, tout en prévoyant qu'il n'y avait pas de voie de recours contre la décision du procureur fédéral de ne pas engager de poursuites. La loi prévoyait en outre que quatre motifs seulement pouvaient justifier un classement sans suite : 1/ plainte manifestement mal fondé ; 2/ erreur de qualification des faits ; 3/ irrecevabilité et 4/ autre juridiction (internationale ou étrangère) mieux placée.
Si la Cour a dans un premier temps admis que le législateur ait « pu estimer nécessaire de créer un filtre aux possibilités de poursuites contre ces infractions », et qu'en réservant au procureur fédéral le pouvoir d'engager des poursuites « la mesure incriminée ne port[ait] pas atteinte de manière disproportionnée aux droits des victimes » (
B.7.4.). Elle a revanche considéré qu'en « ne permettant dans aucun cas que la décision du procureur fédéral de ne pas poursuivre soit contrôlée par un juge indépendant et impartial », le législateur avait « pris une mesure qui [allait] au-delà de l'objectif qu'il poursuit » (
B.7.6). Or la décision du ministère public français ne pourra pas non plus faire l'objet d'un contrôle par un juge du siège.
Enfin, cette exclusion du droit à un recours effectif et du droit à réparation qui y est attaché est d'autant moins justifiée que le Statut de la CPI améliore quant lui - et la France y a grandement contribué - considérablement le statut des victimes par rapport aux autres juridictions pénales internationales dans le domaine du droit à réparation (cf. Raphaëlle MAISON, « La place des victimes » in Droit international pénal, op. cit., p. 779-784). L'article 68 leur permet ainsi d'exprimer leurs vues à différents stades de la procédure ou de se faire représenter. L'article 75 donne ensuite compétence à la Cour pour ordonner la réparation de leurs préjudices, tandis que l'article 79 prévoit même une possibilité d'indemnisation par un Fonds au profit des victimes.
4. Quant à la déclinaison expresse de compétence de la CPI
Enfin, les sénateurs requérants vous demandent de constater que le membre de phrase « le ministère public s'assure auprès de la Cour pénale internationale qu'elle décline expressément sa compétence » est contraire au principe même sur lequel repose le mécanisme de la Cour.
Conditionner la compétence des juridictions françaises à la déclinaison expresse par la CPI de sa compétence revient en effet à inverser la logique du système. Cela heurte de front le « caractère subsidiaire de la compétence de la CPI » (M. DELMAS-MARTY, « La Cour pénale internationale et les interactions entre droit interne et international », Revue de science criminelle et de droit comparé, 2003, n° 1, p. 1).
Comme vous l'aviez vous-même constaté dans votre décision n° 98-408 DC, le système tout entier repose sur la complémentarité des juridictions. Il ressort ainsi des articles 18 à 19 du Statut de la Cour que la responsabilité première des poursuites incombe aux Etats. C'est en effet soit le manque de volonté de l'Etat, soit la carence de son système judiciaire qui conditionne la compétence de la CPI, et non l'inverse. Ce n'est pas aux Etats de s'assurer de la carence de la Cour pour exercer leur compétence, mais à la Cour de s'assurer de la leur pour pouvoir exercer la sienne. Les articles 18 relatif à la « Décision préliminaire sur la recevabilité » et 19 sur la « Contestation de la compétence de la Cour ou de la recevabilité d'une affaire » sont ainsi tout entier destinés à permettre aux Etats de contester la recevabilité d'une affaire dont la Cour se serait saisie afin de procéder eux-mêmes aux poursuites.
Les auteurs de la saisine partagent donc l'opinion de Xavier PHILIPPE et Anne DESMAREST, et demande à votre haute juridiction de la faire sienne, selon laquelle le « projet de loi actuel opère une interprétation ‘contra-conventionnelle' d'une obligation claire » (op. cit., p. 54).
Mais le plus grave, c'est qu'en conditionnant la compétence des juridictions françaises à cette exigence, le législateur la réduit à l'état de compétence virtuelle. Car en effet, le Statut de Rome n'institue aucune procédure par laquelle la France pourrait obtenir de la Cour une déclinaison expresse de sa compétence.
La seule hypothèse dans laquelle la CPI puisse être amenée à décliner expressément sa compétence - et encore il ne s'agit pas tant de compétence que d'opportunité des poursuites - c'est lorsqu'elle a été préalablement saisie d'une situation. Et conformément à l'article 15.6 du Statut : « Si, après l'examen préliminaire visé aux paragraphes 1 et 2, le Procureur conclut que les renseignements qui lui ont été soumis ne constituent pas une base raisonnable pour l'ouverture d'une enquête, il en avise ceux qui les lui ont fournis ».
En d'autres termes, si la Cour n'a pas été au préalable saisie d'une affaire, la France ne pourra jamais obtenir d'elle qu'elle décline expressément sa compétence, ce qui lui interdira systématiquement d'exercer la sienne. On mesure là combien cette exigence est une fois de plus manifestement contraire à l'objectif poursuivi par la loi.
Pour tous ces motifs, les sénateurs requérants vous prient, sinon de censurer ces dispositions, du moins d'en donner une interprétation qui permettra qu'elles soient appliquées conformément au Statut de la Cour pénale internationale, ainsi qu'à toutes les exigences constitutionnelles susmentionnées.