Décision n° 2006-538 DC du 13 juillet 2006 - Saisine par 60 députés
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel
Mesdames et Messieurs les Conseillers
2 rue de Montpensier 75001 PARIS
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution la loi portant règlement définitif du budget de 2005.
I. Le principe de sincérité s'applique pleinement à la loi de règlement pour 2005
Le principe de sincérité des lois de finances, résultant de l'article 32 de la loi organique du 1er août 2001 s'applique à compter du 1er janvier 2002 aux termes de l'article 65 de la même loi organique.
La sincérité et la clarté des comptes de l'Etat sont assurées grâce au respect des articles 27 à 31 de la loi organique n°2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, qui définissent les modalités de la comptabilité de l'Etat.
Le Conseil constitutionnel dans sa décision n°2001-448 DC du 25 juillet 2001 a ainsi très clairement précisé (considérants 56 et 57) que ces articles constituent un ensemble indivisible, dont le respect permettait de juger de la sincérité des lois de règlement.
Ces articles relatifs aux obligations comptables définissent des règles essentielles sur la régularité, la sincérité, et l'« image fidèle » restituée par les lois de règlement. Ils sont essentiels au respect de l'article 32 de la loi organique.
Le Conseil constitutionnel a précisé dans sa décision n°2001-692, concernant l'article 32 de la loi organique du 1ier août 2001 (considérants 60, 61 et 62), que le principe de sincérité « s'apprécie compte tenu des informations disponibles et des prévisions qui peuvent raisonnablement en découler ; qu'il en résulte que le principe de sincérité n'a pas la même portée s'agissant des lois de règlement et des autres lois de finances ; que dans le cas de la loi de finances de l'année, des lois de finances rectificatives et des lois particulières prises selon les procédures d'urgence prévues à l'article 45, la sincérité se caractérise par l'absence d'intention de fausser les grandes lignes de l'équilibre déterminé par la loi de finances » et que « la sincérité concernant la loi de règlement s'entend en outre comme imposant l'exactitude des comptes. ».
Cette précision explicite du Conseil constitutionnel sur l'application du principe de sincérité concernant les lois de règlement renforce sa jurisprudence en la matière et l'exigence de sincérité.
Ce jugement confirmait l'analyse développée par M. Blanchard-Dignac, directeur du budget, dans le cadre du travail préparatoire au vote de la loi organique relative aux lois de finances (cité dans le rapport sénatorial d'Alain Lambert n°37, pages 119 et suivante). Celui-ci indiquait en effet que « la sincérité du projet de loi de finances initiale (...) est une obligation de moyens, mais cela ne peut pas être une obligation de résultat à ce stade de l'année. Les comptes ont une obligation de résultat ».
Le respect du principe de sincérité exigé explicitement dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances, et le sort particulier fait aux lois de règlement, constituent ainsi une consécration de la jurisprudence déjà en vigueur. Le Conseil constitutionnel accepte en effet de façon explicite de juger de la constitutionnalité des lois de finances au regard du respect de ce principe depuis sa décision n°93-320 DC du 21 juin 1993.
C'est ainsi en référence directe au respect du principe de sincérité que le Conseil a rendu sa décision n°96-395 DC du 30 décembre 1997 relative à la loi de finances pour 1998.
Le Conseil constitutionnel a depuis lors clairement indiqué les obligations du législateur en matière de respect du principe de sincérité budgétaire selon qu'il s'agit d'une part d'une loi initiale, d'une loi rectificative ou d'une loi prise selon des procédures d'urgence, et d'autre part d'une loi de règlement. Mais il n'a pas pour autant considéré, que le respect du principe de sincérité pouvait dépendre d'une date d'entrée en vigueur de telle ou telle disposition de la loi organique de 2001. Le respect du principe de sincérité, dont la doctrine indique qu'il s'agit d'un « principe de plein rang du droit budgétaire », doit donc être, selon cette jurisprudence, une exigence permanente qui ne saurait connaître d'application différenciée dans le temps.
Le Conseil d'Etat, consulté lors des travaux préparatoires au vote de la loi organique relative aux lois de finances, faisait lui aussi référence aux « principes comptables fondamentaux de régularité, de sincérité et d'image fidèle ».
Autrement dit, le respect des articles 27 à 31 de la loi organique sur la régularité des comptes de l'Etat, et notamment de la sincérité des lois de règlement ne saurait être disjoint du respect du principe général de sincérité budgétaire défini à l'article 32 de la loi organique dont le Conseil constitutionnel a voulu préciser les conditions d'application aux lois de règlement. Au contraire, les dispositions de ces articles viennent éclairer dés à présent la manière dont doit être appréciée la sincérité et la régularité des lois de règlement.
Le respect de la hiérarchie des normes juridiques et celui de la force de la chose jugée ne pourraient conduire à ce que des actes législatifs ordinaires, ou a fortiori des actes réglementaires, viennent contrevenir à des dispositions organiques.
En conséquence, les diverses opérations de gestion et les choix comptables, contestés directement par la Cour des comptes, mis en oeuvre en 2005 et que la loi de règlement vient entériner, conduisent finalement à rendre insincère cette loi.
Le Premier Président de la Cour des Comptes, lors de son audition préliminaire au débat d'orientation budgétaire pour 2007 le mardi 13 juin 2006 par la Commission des finances de l'Assemblée nationale, a confirmé cette démonstration. Il indiquait ainsi (p. 3 et 4 du compte rendu de la commission des finances) que si le déficit public transmis aux autorités européennes n'est nullement contesté, « il est de la responsabilité de la Cour d'en analyser les composants ». A cet égard, « s'agissant du déficit de l'Etat, la Cour a signalé, à l'occasion du rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'Etat, un risque d'insincérité(...) Il ne s'agissait évidemment pas de formuler un jugement d'ordre moral mais d'utiliser le terme approprié et en matière comptable ».
Il faisait ainsi échos au rapport écrit de la Cour des comptes qui indique, s'agissant notamment de l'opération d'avance à l'Agence centrale des organismes d'intervention dans le secteur agricole qu'elle « pose une question du point de vue de la sincérité budgétaire ».
II. Trois types principaux d'opérations conduisent à l'insincérité de la loi de règlement
1/ Les ouvertures de crédit par décret d'avance ont été faites pour partie en violation des règles organiques
Dans son rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'Etat pour 2005, la Cour des comptes - à laquelle il revient, aux termes du 4ème alinéa de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, applicable depuis le 1er janvier 2005 d'assurer, dans le cadre de la mission d'assistance au Parlement qui lui est confiée « Le dépôt d'un rapport conjoint au dépôt du projet de loi de règlement, relatif aux résultats de l'exécution de l'exercice antérieur et aux comptes associés, qui, en particulier, analyse par mission et par programme l'exécution des crédits » - démontre que les conditions de mise en oeuvre de crédits par voie de décrets d'avance n'ont pas été respectées.
L'article 11 de l'ordonnance n°59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances dispose que des décrets d'avance peuvent ouvrir des crédits seulement « en cas d'urgence, s'il est établi, par rapport du ministre des finances au Premier ministre, que l'équilibre financier prévu à la dernière loi de finances n'est pas affecté (...) ». Cette nécessité de l'urgence est réaffirmée par l'article 13 de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001.
La Cour des comptes, si elle reconnaît le caractère d'urgence ayant justifié un certain nombre d'ouverture de crédits par la procédure des décrets d'avance, le refuse sans ambiguïté concernant « un certain nombre d'ouvertures de crédits (...) effectuées par voie réglementaire pour couvrir des sous-dotations manifestes de la loi de finances initiale ».
Sont remises en cause à ce titre les ouvertures opérées sur le budget de la défense au titre des opérations militaires extérieures (OPEX, pour 421 millions d'euros), de même que celles visant les dépenses d'hébergement d'urgence des demandeurs d'asile (149 millions d'euros).
Ces montants sont loin d'être négligeables. Il faut notamment souligner qu'à eux seuls, les 421 millions d'euros relatifs aux OPEX, s'ils avaient été inscrits en loi de finances pour 2005, auraient conduit à une dégradation du solde budgétaire initial d'un montant équivalent à la diminution du déficit budgétaire constaté entre 2004 et 2005.
2/ Les principes de distinction entre opérations budgétaires et opérations de trésorerie n'ont pas été strictement respectés, dans le but d'afficher un solde budgétaire meilleur qu'il ne l'est en réalité
La loi de règlement ne respecte pas les règles de comptabilisation des dépenses budgétaires dans deux cas.
2.1/ Les modalités de reprise de la dette contractée pour le compte du fonds de financement de la protection sociale agricole (FFIPSA)
La dette accumulée par le FFIPSA au 1er janvier 2005 représentait un montant cumulé de 2,5 milliards d'euros. Cette dette, comme le rappelle la Cour des comptes, est le résultat du refus de l'Etat d'assurer l'obligation d'équilibre budgétaire annuel des budgets annexes. Les budgets annexes permettent en effet l'affectation de certaines recettes à certaines dépenses. Cette procédure dont le principe avait été posé par les articles 18 et 21 de l'ordonnance de 1959 à été reconduite par les articles 16 à 18 de la loi organique relative aux lois de finances.
La dette du FFIPSA est issue des déficits annuels accumulés par le précédent Budget annexe des prestations sociales agricoles (BAPSA) dont le rôle était d'assurer le financement partiel, par des crédits budgétaires, des prestations servies par la Mutualité sociale agricole (MSA) d'une partie des prestations.
L'accumulation de déficits annuels de ressources budgétaires par rapport aux dépenses correspond bien à une opération de nature budgétaire. C'est ce qui explique que le gouvernement a commis une irrégularité en choisissant de considérer qu'il ne lui appartenait pas de combler de déficit accumulé lors de la suppression du BAPSA et qu'il lui était possible de considérer la reprise de dette du FIPSA comme une simple opération de trésorerie.
Comme le souligne la Cour des comptes, la direction du budget justifie ce choix par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision n°93-330 DC du 29 décembre 1993 relative à la loi de finances pour 1994, le Conseil avait considéré comme une opération de trésorerie l'opération prévue à l'article 105 de la loi de finances pour 1994 qui disposait que : « La dette de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale à l'égard de la Caisse des dépôts et consignations constatée au 31 décembre 1993 est transférée à l'Etat, dans la limite de 110 milliards de francs, à compter du 1er janvier 1994 ».
La Cour conteste avec raison l'assimilation faite par le gouvernement entre ces deux opérations. Le Conseil constitutionnel soulignait en effet dans sa décision qu'il s'agissait de la reprise d'une dette issue des avances effectuées non par l'Etat mais par la Caisse des dépôts et consignations au bénéfice de l'ACOSS.
Dans le cas particulier du BAPSA puis du FFIPSA au contraire, les déficits accumulés représentent la contrepartie directe d'une insuffisante dotation du budget annexe en crédits budgétaires. La Cour des comptes indique ainsi sans ambiguïté que « c'est par une subvention budgétaire qu'aurait dû être assuré, à fin 2004, l'équilibre du BAPSA ». Elle ajoute que cette opération « a ainsi dispensé l'Etat d'une dépense budgétaire, à hauteur du déficit constaté à fin 2004, soit 2,5 milliards d'euros ».
L'article 25 de la loi organique relative aux lois de finances, applicable à compter du 1er janvier 2002, est d'ailleurs venu préciser, dans un sens conforme au jugement de la Cour des comptes, la ligne de partage entre opérations de trésorerie et opérations budgétaires. Il dispose de façon claire que les ressources et les charges de trésorerie de l'Etat résultent des mouvements des disponibilités de l'Etat, de l'escompte et de l'encaissement des effets de toute nature émis au profit de l'Etat, de la gestion des fonds déposés par des correspondants et de l'émission, la conversion, la gestion et le remboursement des emprunts et autres dettes de l'Etat.
La reprise de déficits accumulés par un budget annexe du fait d'insuffisantes dotations budgétaires ne saurait relever d'aucune de ces catégories. La nécessité pour le Conseil constitutionnel d'assurer une pleine effectivité aux délibérations du juge des comptes prises en application de l'article LO 1352-1 du code des juridictions financières est, à cet égard, d'autant plus affirmée que, comme le souligne le Président de la Commission des finances du Sénat, l'acceptation de l'interprétation mise en avant par le gouvernement pourrait constituer un précédent particulièrement dangereux pour la sincérité des opérations budgétaires réalisées à l'avenir.
Le 20 décembre 2005, durant le débat du projet de loi de finances rectificative pour 2005, le Président de la Commission des finances du Sénat, M. Jean Arthuis soulignait avec une grande acuité ces dangers. « S'agissant de l'article 54, portant transfert d'une partie de la dette du FFIPSA vers l'État à hauteur de 2,5 milliards d'euros, j'ai tendance à penser que, si nous avions été sous l'empire de la LOLF, ce procédé aurait probablement constitué un manquement à la règle de sincérité ».
Il convient de noter que le Président de la Commission des finances ne commet ici qu'une erreur, qui est de considérer que la règle de sincérité ne serait applicable qu'à compter de 2006, alors que l'article 32 qui pose et définit ce principe est entré en vigueur le 1er janvier 2002.
Il poursuit en soulignant le danger de cette interprétation : « En effet, si l'on suit cette logique, il suffirait, pour subvenir à quelques dépenses publiques, de disposer de fonds périphériques, de laisser ceux-ci s'endetter et, périodiquement, de demander à l'État de reprendre une partie de la dette. De telles pratiques iraient naturellement à l'encontre des principes de sincérité et de fidélité posés par la loi organique relative aux lois de finances. Ce procédé, qui consiste à ne pas constater la prise en charge des dettes par des crédits budgétaires et à s'en tenir à une substitution de débiteur, me paraît contestable. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous confirmer que c'est la dernière fois que cela se produit ? À l'avenir, si l'État devait se substituer au FFIPSA afin de reprendre les dettes de celui-ci, il serait sans doute prudent d'inscrire cette reprise de dettes en charge budgétaire, plutôt que de l'inscrire directement au passif du patrimoine de l'État, sans passer par le compte de résultat ».
Il indique ensuite que « Pour minorer la dépense publique, il suffirait de créer quelques fonds parallèles, de les laisser s'endetter, de façon qu'ils prennent en charge les dépenses publiques et, de temps en temps, de transférer la dette à l'État sans constater le niveau des dépenses. Or ce procédé serait en contradiction avec les exigences de sincérité budgétaire ».
Ces critiques sont reprises par le rapporteur général de la commission des finances du Sénat, M. Philippe Marini, qui a indiqué que le gouvernement avait « artificiellement majoré le solde de l'Etat, au sens de la comptabilité budgétaire, en confondant opérations budgétaires et opérations de trésorerie ». Il rappelait à cet égard que « la reprise de la dette du FFIPSA par le budget général, à hauteur de 2,5 milliards d'euros, était comptabilisée comme une simple opération de trésorerie, ce qui avait été contesté en séance publique par la commission, lors de l'examen du projet de loi de finances rectificative pour 2005 » (Rapport sur la loi de règlement pour 2005 n°418, p. 83).
Le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale reconnaît également que « cela n'est pas tout à fait satisfaisant », tout en indiquant, sur un plan plus politique et sans doute moins lié au respect du principe de sincérité, que « le budget de l'Etat ne peut pas » subir « tous les déficits des satellites sociaux, comme, par exemple, le FFIPSA ou l'UNEDIC » (Compte rendu de la réunion de la commission des finances du mardi 13 juin 2006 à 10h30, p. 15). Ce faisant, il souligne en négatif l'intérêt en terme d'affichage pour le gouvernement de la remise en cause des principes comptables à laquelle il a eu recours.
Comme le souligne clairement la Cour des comptes, il apparaît ainsi que le gouvernement a choisi, pour des raisons d'affichage budgétaire - tenant à la fois au solde budgétaire et à la mise en avant d'une « norme » d'évolution de la dépense publique - de s'écarter des règles de comptabilisation des dépenses budgétaires. Sans effet sur le solde public tel que défini par les règles comptables communautaires permettant notamment l'application des règles relatives aux déficits excessifs, cette opération est néanmoins une atteinte directe au principe de sincérité et remet en cause de façon massive - 2,5 milliards d'euros - la sincérité du projet de loi de règlement.
2.2/ Inversement, le gouvernement a choisi de traiter comme des recettes budgétaires les remboursements effectués par la CADES dans le cadre d'une opération de trésorerie
La CADES verse à l'Etat depuis 1996 des sommes annuelles importantes - 3 milliards d'euros annuels depuis 2002 - destinées à permettre le remboursement annuel de la dette reprise par l'Etat en application de l'article 105 de la loi de finances pour 1994 précitée.
L'Etat avait par cet article accepté la reprise d'un prêt de 110 milliards de francs (16,7 milliards d'euros) accordé par la Caisse des dépôts et consignations au bénéfice de l'ACOSS.
Le Conseil constitutionnel, saisi de cet article, avait considéré que cette reprise de dette constituait bien une opération de trésorerie dans sa décision précitée relative à la loi de finances pour 1994.
La Cour des comptes rappelle à juste titre (p. 211 du rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'Etat pour 2005) que « la reprise du prêt ayant été traitée comme une opération de trésorerie et n'ayant jamais été suivie dans un compte spécial du Trésor, le remboursement aurait dû l'être également. Dès lors que la prise en charge du capital n'a pas été considérée comme une dépense budgétaire, son remboursement ne saurait être assimilé à une recette budgétaire. Seuls les intérêts auraient dû être comptabilisés en recettes non fiscales, comme le fait depuis l'origine la comptabilité nationale ».
Le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale rejoint les critiques de la Cour des comptes en indiquant que la méthode comptable « n'apparaît pas pleinement satisfaisante ». En négligeant curieusement le fait que la loi organique relative aux lois de finances est désormais entrée en vigueur avec des exigences renforcées de sincérité par rapport à de telles pratiques prohibées, il considère qu'il n'y aurait pas lieu « pour la dernière année de versement, de modifier la méthode comptable » (Compte rendu de la réunion de la commission des finances du mardi 13 juin 2006 à 10h30, p. 18).
Cette irrégularité, qui porte une nouvelle fois sur un montant très important de 3 milliards d'euros, n'est certes pas une innovation, puisque le mode de comptabilisation a été constant depuis l'origine en 1994.
Néanmoins, le Conseil constitutionnel, qui avait eu à juger de son fait générateur à travers sa décision sur la loi de finances pour 1994, n'a en revanche jamais été saisi directement de cette modalité de comptabilisation des remboursements. Le constat de la répétition sur plusieurs années d'une irrégularité ne saurait en tout état de cause justifier qu'elle ne soit pas sanctionnée lorsque le Conseil constitutionnel en est saisi. A fortiori quand la loi organique l'exige désormais.
3/ Les modalités de comptabilisation du remboursement de l'avance à l'Agence centrale des organismes d'intervention dans le secteur agricole (ACOFA) constituent une violation du principe de sincérité
L'avance de l'Etat accordée à l'ACOFA par décision du 1er octobre 2005 du ministre de l'économie des finances et de l'industrie anticipait sur les aides devant être versées au titre du FEOGA.
Le plafond de cette avance était fixé à 6,4 milliards d'euros. Elle a été versée à l'ACOFA entre le 19 octobre et le 28 décembre 2005.
Son remboursement est intervenu en deux tranches :
une première de 190 millions d'euros le 5 décembre 2005,
une seconde de 5,9 milliards d'euros le 5 janvier 2006, qui soldait l'avance.
Ces opérations ont été comptabilisées au titre de l'exercice 2005, la seconde ayant été rattachée à la période complémentaire de cet exercice.
Néanmoins, le jour même du second remboursement, soit le 5 janvier 2006, une nouvelle avance au bénéfice de l'ACOFA est venue se substituer à la précédente, pour un montant de 4,2 milliards d'euros. Cette nouvelle avance, imputée sur l'exercice 2006, a été remboursée le 3 février 2006.
Comme le souligne la Cour des comptes (rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'exercice 2005, pages 213 et suivantes), « les jeux d'écriture qu'ont été le remboursement et le versement concomitants ont permis d'imputer le remboursement sur l'exercice budgétaire 2005 et le versement sur celui de 2006 ». Ce faisant, le solde budgétaire de l'exercice 2005 a été artificiellement amélioré à hauteur de 4,2 milliards d'euros (correspondant à la différence entre le remboursement « fictif » de 5,9 milliards d'euros imputé sur l'exercice 2005 et le remboursement effectif de 1,7 milliard d'euros que l'ACOFA était en mesure de réaliser au titre de 2005).
La Cour émet un jugement sur la réalité de l'opération de transfert d'une charge budgétaire d'un exercice sur l'autre auquel s'est livré le gouvernement : « La Cour ne peut que constater, en effet, que le remboursement de cette avance le 5 janvier 2006 et son remplacement le même jour par un nouvelle avance n'avait pas d'autre objectif que d'éviter une dégradation du solde budgétaire » (rapport cité, p. 214).
Ces opérations posent une double question de régularité au regard du décret du 14 mars 1986 et de sincérité compte tenu des règles applicables.
Même en admettant que l'opération respecte la lettre, à défaut de l'esprit du décret du 14 mars 1986, il convient de noter qu'elle contrevient directement aux nouvelles règles édictées par la loi organique relative aux lois de finances en matière de rattachement des opérations à la période complémentaire.
L'article 28 de la loi organique relative aux lois de finances dispose que " Les dépenses sont prises en compte au titre du budget de l'année au cours de laquelle elles sont payées par les comptables assignataires. Toutes les dépenses doivent être imputées sur les crédits de l'année considérée, quelle que soit la date de la créance.
Dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, des recettes et des dépenses budgétaires peuvent être comptabilisées au cours d'une période complémentaire à l'année civile, dont la durée ne peut excéder vingt jours. En outre, lorsqu'une loi de finances rectificative est promulguée au cours du dernier mois de l'année civile, les opérations de recettes et de dépenses qu'elle prévoit peuvent être exécutées au cours de cette période complémentaire ".
L'article 28 précité étant entré en vigueur à compter du 1er janvier 2005 et étant applicable aux lois de finances afférentes à l'année 2006, le décret en Conseil d'Etat auquel il fait référence devra ainsi être adopté avant la fin de l'année 2006 pour s'appliquer à la période complémentaire de janvier 2007. L'ordonnance organique de 1959, pas plus que le décret du 14 mars 1986, ne peuvent donc s'appliquer pour des opérations réalisées au titre de l'exercice 2006, ce qui est le cas pour la seconde opération relative à l'ACOFA, soit la « nouvelle » avance de 4,2 milliards d'euros consentie le 5 janvier 2006. Les deux opérations de « remboursement » et de « nouvelle avance » sont indissociables et ne peuvent être analysées indépendamment l'une de l'autre. Des règles juridiques de référence différentes ne sauraient leur être appliquées.
La Cour des comptes ajoute à cet égard qu'« à l'occasion de la préparation de ce nouveau décret devra être réexaminée notamment la faculté de rattacher à l'exercice écoulé certains » règlements réciproques " « intervenus durant la période complémentaire. Elle considère en effet que la reconduction du régime particulier des » règlements réciproques « paraît » d'autant moins nécessaire qu'elle serait préjudiciable au regard des deux principes affirmés par la Loi organique relative aux lois de finances, de sincérité des comptes de l'Etat (article 28) aussi bien que de sincérité budgétaire (article 32) ".
Sans doute conscient que le la référence à la régularité formelle de l'opération au regard du décret du 14 mars 1986 ne suffit pas à justifier du respect du principe de sincérité, le gouvernement avance une justification surprenante. Il indique, dans sa réponse aux observations de la Cour (p. 354 du rapport précité) qu' « à défaut d'avoir retenu cette option, le déficit budgétaire aurait été artificiellement creusé du seul fait de la décision de l'Union européenne de retarder le versement des fonds de quelques jours. Il serait, dès lors, peu cohérent voire insincère d'afficher une dégradation du solde budgétaire alors que le préfinancement d'une dépense communautaire par l'ACOFA traduit non pas une dépense de l'Etat mais la mise en oeuvre d'un circuit financier au profit de tiers et, au surplus, est strictement neutre sur le plan de la comptabilité nationale ».
Cette explication n'est guère recevable. En effet, l'avance consentie par l'Etat constitue en tout état de cause une charge budgétaire aux termes de l'ordonnance organique de 1959 comme de la loi organique relative aux lois de finances de 2001.
L'existence de cette charge ne peut être remise en cause au prétexte qu'une contrepartie plus ou moins certaine existe. A supposer que l'Union européenne ait connu par exemple d'importants retards dans la mise à disposition des fonds, l'avance pourrait se voir largement prolongée, et le caractère certain de son extinction à une date précise serait remis en cause. C'est précisément le cas pour l'année 2005.
Enfin, le gouvernement invoque la mise en oeuvre récente, dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances, d'une double comptabilité - générale et budgétaire - pour justifier de la non inscription en comptabilité budgétaire de l'opération relative à l'ACOFA. Il faut insister à cet égard sur le fait que la LOLF, en posant l'existence des deux comptabilités, a voulu imposer à l'exécutif une double exigence de sincérité et de lisibilité des comptes et non pas lui permettre d'invoquer l'une pour justifier d'éventuels manquements à la sincérité de l'autre.
Au total, comme a eu l'occasion de le rappeler le Premier président de la Cour des comptes lors de son audition par la commission des finances de l'Assemblée nationale (p. 4 du compte rendu) « la Cour a souligné que le décret (de 1986) n'était plus compatible avec le principe de sincérité affirmé par la loi organique relative aux lois de finances et a donc recommandé la révision du décret en cause ».
Se pose donc une question simple de hiérarchie des normes entre les dispositions relatives à la sincérité de la loi organique relative aux lois de finances, dont l'article 32 est applicable depuis 2002, et un simple décret datant de 1986. Le gouvernement n'est donc pas fondé à se retrancher derrière un décret pour échapper à des exigences organiques.
Les « incertitudes » évoquées par le Premier président de la Cour des comptes ne pourront être levées qu'au détriment du décret de 1986 que le gouvernement aurait dû modifier dès l'entrée en application de l'article 32 de la loi organique relative aux lois de finances. Dans la situation présente, le Conseil constitutionnel ne pourra que constater que l'opération en cause est en contradiction flagrante avec le principe de sincérité.
En conclusion, il n'est pas indifférent de noter, comme le fait d'ailleurs le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale que les opérations réalisées au cours de la période complémentaire, et notamment les règlements réciproques entre le budget général ou les comptes spéciaux du trésor et certains « satellites » (Budgets annexes, entreprises publiques, organismes de sécurité sociale...) qui « apparaissent comme le principal outil du gouvernement pour » piloter « le solde budgétaire de fin d'année » ont connus une augmentation importante en 2005 (rapport général n°3155, Règlement définitif du budget de 2005).
En effet, comme en 2002, 2003 et 2004, le solde de la période complémentaire de 2005 s'est avéré positif, de manière d'ailleurs très large (5,4 milliards d'euros), avec un total d'opérations effectuées au cours de la période de 14,2 milliards d'euros au lieu de 13,2 milliards en 2004 soit un niveau historiquement élevé.
En conclusion, l'ampleur des sommes en jeu dans le cadre des différentes opérations contestées, et leur impact sur le solde budgétaire de l'Etat, soulignent en tout état de cause l'intérêt qu'a pu trouver le gouvernement à s'affranchir du respect réel du principe de sincérité. Ainsi, le montant total des opérations incriminées permet en effet d'améliorer artificiellement le solde du budget de l'Etat de 9,7 milliards d'euros, soit 22 % du déficit inscrit pour 2005 et de l'ordre d'un demi point de PIB.
Comme l'observe la Cour des comptes, la question de la sincérité de la loi de règlement porte sur le solde du budget de l'Etat, qui a été artificiellement amélioré par des écritures comptables qui ont été passées au détriment des autres comptes publics.
Si l'on peut avec la Cour et son Premier président observer que cette question est neutre sur le solde dit « maastrichtien », on doit relever que son impact sur la réalité du déficit du budget de l'Etat et de la progression de ses dépenses est essentiel.
Ceci explique que l'organisme statistique Eurostat, qui n'est pas juge de la sincérité et n'est compétent que pour apprécier la réalité du déficit public, au vu de données globales relatives aux administrations publiques et non du détail des écritures qui figurent dans le budget de l'Etat, ait pu « valider » les comptes transmis à la Commission par le Gouvernement.
En tout état de cause, il est essentiel que le Conseil précise la portée du principe de sincérité budgétaire et les conséquences que celui-ci doit emporter pour les lois de règlement.