Décision n° 2005-513 DC du 14 avril 2005 - Réplique par 60 députés
Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
En application de l'alinéa 2 de l'article 61 de la Constitution, nous avons déféré à votre examen plusieurs dispositions de la loi relative aux aéroports.
Le Gouvernement a produit des observations que vous avez bien voulu nous communiquer. Elles appellent de notre part les réponses suivantes.
Sur l'article 6 de la loi, en tant qu'il confie à la société Aéroports de Paris une mission de service public exercée en monopole sans limite de temps et sans possibilité de retrait
Le Gouvernement fait valoir d'abord que des établissements publics chargés d'une mission de service public ont, par le passé, été transformés en sociétés anonymes, sans que le Conseil constitutionnel s'y oppose. Il cite à cet égard deux exemples, celui de France Télécom et celui d'Electricité de France et de Gaz de France.
Mais la situation de la société Aéroports de Paris n'est pas comparable à celle de ces trois sociétés. En effet, dans le domaine des télécommunications puis de l'énergie, les lois du 23 juillet 1996 et du 5 août 2004 ont organisé, conformément aux directives communautaires et selon un calendrier prédéfini, l'ouverture de ces secteurs à la concurrence.
Dans le domaine aéroportuaire, la situation est bien différente. Comme il a déjà été indiqué dans le recours, les activités de la société Aéroports de Paris sont exercées en monopole, de fait et de droit. En effet, il n'existe pas d'autres aéroports que ceux de Roissy-Charles-de-Gaulle et de Paris-Orly susceptibles d'assurer la desserte aérienne de la capitale et du pays. En d'autres termes, les aéroports franciliens constituent, au sens du droit de la concurrence, des infrastructures essentielles. C'est d'ailleurs pour cette raison que la société Aéroports de Paris, contrairement à France Télécom, ne pourrait pas sortir du secteur public, sous peine de méconnaître l'article 9 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.
Le Gouvernement fait valoir ensuite que le cahier des charges déterminera les sanctions administratives qui pourront être infligées à la société au cas où elle manquerait à ses obligations.
Mais, précisément, le cahier des charges ne pourra pas prévoir, à titre de sanction ultime, le retrait de la délégation accordée à la société, puisque cette délégation lui a été conférée par le législateur sans limitation de durée et sans que le Gouvernement ait la faculté d'y mettre fin.
Au surplus, aux termes de l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Il résulte de ces dispositions, comme des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, qu'une peine ne peut être infligée qu'à la condition que soit respecté notamment le principe de légalité des délits et des peines [1]. Ces exigences ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire. Au cas présent, le législateur, en se bornant à prévoir, à l'article 6 de la loi, que le cahier des charges approuvé par décret définit « les sanctions administratives susceptibles d'être infligées à Aéroports de Paris », sans fixer plus précisément la nature des peines applicables, méconnaît cette exigence constitutionnelle.
Le Gouvernement fait valoir aussi que, en cas de défaillance de la société, défaillance qu'il estime improbable mais non impossible, il appartiendrait au législateur, par une loi ultérieure, de déterminer un nouveau cadre pour l'exécution du service public. Par cet argument, le Gouvernement admet ainsi implicitement que la loi, telle qu'elle a été votée, ne suffit pas, en elle-même, pour répondre au risque d'atteinte à la continuité du service public. Or la constitutionnalité d'une loi ne peut pas être subordonnée à l'adoption hypothétique d'une loi ultérieure.
Le Gouvernement fait valoir enfin que l'article L. 2213-1 du code de la défense permettrait au Gouvernement de réquisitionner les biens et services nécessaires pour assurer les besoins du pays. Mais cette disposition, qui figure au chapitre 3 du titre 1er du livre 2 de la deuxième partie du code de la défense, est applicable dans le cadre des principes généraux définis au chapitre 1er qui le précède et selon lequel les prestations qui peuvent être obtenues par réquisitions sont celles « nécessaires pour assurer les besoins de la défense », c'est à dire, selon l'article L. 1111-1 du même code, « pour assurer, en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d'agression, la sécurité et l'intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». Ce pouvoir de réquisition ne permettrait donc pas de faire face légalement à une situation où la société Aéroports de Paris manquerait gravement à ses obligations de service public, sans pour autant que le pays doive faire face à une agression. Ainsi, une grave crise du transport aérien, qui mettrait en péril la viabilité économique et financière de la société, ne justifierait pas légalement la mise en oeuvre par le Gouvernement de son pouvoir de réquisition mentionné. C'est d'ailleurs pour cette raison que le code de l'aviation civile a prévu, à l'article L. 223-1, que le ministre chargé de l'aviation civile, lorsque le signataire de la convention prévue à l'article L. 221-1 n'exécute pas les obligations qui lui incombent, peut prononcer soit la mise en régie de l'exploitation de l'aérodrome aux frais du signataire de la convention, soit la résiliation de la convention. Il est paradoxal de constater que cette disposition est applicable aux aéroports ouverts à la circulation aérienne publique, à la seule exception de ceux exploités par Aéroports de Paris.
Enfin, les auteurs du recours souhaitent ajouter que la différence de traitement entre les grands aéroports de province et les aéroports d'Ile-de-France, qui n'est pas justifiée par une différence de situation en rapport avec l'objet de la loi ou par un motif d'intérêt général, méconnaît le principe d'égalité.
Il est en effet paradoxal de constater que, pour les aéroports de Roissy-Charles-de-Gaulle et de Paris-Orly, dont l'importance pour la vie économique du pays et la défense nationale est bien supérieure à celle des aéroports de province, les missions de service public sont déléguées à l'exploitant à titre définitif, sans que soit prévue par le législateur la possibilité de mettre un terme à cette délégation, alors que, pour les grands aéroports de province, une concession aéroportuaire, que l'autorité concédante peut évidemment résilier avant son terme pour un motif d'intérêt général, sera conclue entre l'Etat et la société d'exploitation aéroportuaire constituée en application du II de l'article 7 de la loi. La différence de situation entre les aéroports d'Ile-de-France aurait sans doute permis d'instituer un régime moins protecteur du service public pour les aéroports de province que pour les aéroports d'Ile-de-France, mais elle ne permet pas un choix inverse.
Ce sont évidemment des considérations financières qui ont conduit le Gouvernement à présenter au Parlement un projet de loi prévoyant de transférer à la société la pleine propriété des infrastructures aéroportuaires, sans pour autant prévoir de mécanisme l'autorisant à se substituer à la société au cas où celle-ci manquerait à ses obligations. La valorisation de la société et donc le prix auquel l'Etat pourra céder à des actionnaires privés 49 % de son capital dépendent en effet de la valeur actualisée des cash-flows futurs. L'introduction d'un mécanisme permettant, le cas échéant, à l'Etat de se substituer à la société aurait créé une incertitude sur la pérennité de l'activité, des revenus et des cash-flows de la société, réduisant en conséquence son attrait pour les investisseurs. Mais une telle raison, d'ordre financier, ne constitue pas un motif d'intérêt général suffisant pour justifier qu'il soit porté atteinte tout à la fois à l'exigence constitutionnelle de continuité du service public et au principe d'égalité.
Ainsi les auteurs du recours persistent à estimer que l'article 6 de la loi, en tant qu'il modifie l'article L. 251-2 du code de l'aviation civile, devrait, pour ces motifs, être déclaré contraire à la Constitution.
2. Sur l'article 6 de la loi, en tant qu'il se borne à prévoir que le décret approuvant le cahier des charges de la société Aéroports de Paris apporte à l'Etat son concours pour l'exercice des services de navigation aérienne
Le Gouvernement, sans répondre au moyen invoqué, affirme qu'en ne précisant ni le détail du concours apporté à l'Etat ni ses modalités de prise en charge, le législateur n'a pas méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution. Il indique en outre que la société ne percevra plus les redevances pour services terminaux du contrôle aérien, que certaines prestations annexes continueront à être assurées, à titre transitoire, par Aéroports de Paris et que le cahier des charges approuvé par décret décrira précisément les contours du concours apporté par Aéroports de Paris aux missions de navigation aérienne et qu'il précisera que ces prestations, dont le coût est évalué à une vingtaine de millions d'euros par an, seront remboursées par l'Etat.
Il faut relever d'abord que la disposition législative contestée ne mentionne pas, contrairement à ce qu'indique le Gouvernement, que ce concours sera apporté à titre transitoire.
Il faut relever ensuite que le législateur en omettant, dans la loi, soit de fixer le montant maximal du concours apporté par la société à l'Etat, soit de prévoir que la charge correspondante serait remboursée à celle-ci, a entaché la disposition contestée d'incompétence négative. La mention selon laquelle les prestations assurées par la société Aéroports de Paris lui seront remboursées par l'Etat, dont le Gouvernement affirme qu'elle figurera dans le décret approuvant le cahier des charges, aurait du ainsi être incluse dans la loi elle-même.
Ainsi les auteurs du recours persistent à estimer que l'article 6 de la loi, en tant qu'il se borne à prévoir que le décret approuvant le cahier des charges de la société Aéroports de Paris apporte à l'Etat son concours pour l'exercice des services de navigation aérienne est entaché d'incompétence négative et devrait, pour ce motif, être déclaré contraire à l'article 34 de la Constitution.
3. Sur l'article 8, en tant qu'il permet de fixer le montant d'une redevance à un niveau qui excède, pour un usager, le coût du service rendu.
Comme le Gouvernement l'indique lui-même, une redevance se distingue d'une taxe en ce sens que la redevance, selon la formule du Conseil d'Etat, « est demandée à des usagers en vue de couvrir les charges d'un service public déterminé ou les frais d'établissement ou d'entretien d'un ouvrage public et trouve sa contrepartie directe dans des prestations fournies par le service ou dans l'utilisation de l'ouvrage » ou, selon celle du Conseil constitutionnel, « trouve sa contrepartie directe dans des prestations fournies par le service ». Et, comme le Gouvernement le rappelle à juste titre, « il importe que le montant de la redevance exigée à titre de prix de la prestation corresponde au service rendu » et « un montant excessif par rapport au prix de la prestation est susceptible d'être sanctionné par le juge de la légalité de l'acte instituant la redevance ou déterminant son montant ».
Les requérants ne contestent pas, quant à eux, que puissent être pris en compte, pour établir le coût du service rendu, le coût d'infrastructures futures ou d'installations nouvelles. Il convient en effet de distinguer la nature des éléments pris en compte pour calculer les coûts dont la couverture est demandée à l'usager et l'appréciation de la mesure dans laquelle le niveau de la redevance est effectivement proportionnée au coût du service rendu aux usagers. coûts qui peuvent légalement être pris en compte pour établir la redevance [2].
En revanche, l'affirmation du Gouvernement selon laquelle, pour un motif d'intérêt général, le produit d'une redevance pourra être modulé et dépasser ainsi le coût du service correspondant méconnaît la définition même de la redevance, telle qu'elle a été rappelée, même si le montant de ce dépassement demeure limité.
De manière contraire à la rédaction même de la loi, le Gouvernement affirme que la disposition selon laquelle « Le produit global de ces redevances ne peut excéder le coût des services rendus sur l'aéroport » n'a ni pour objet ni pour effet de permettre à l'autorité fixant le montant des redevances d'organiser une compensation entre les différentes redevances. Simultanément et de manière contradictoire, le Gouvernement affirme que la limite d'ordre global instituée par le législateur s'oppose à ce que les modulations effectivement décidées, pour des motifs qui seront propres à chaque redevance, ne puissent conduire à ce que le montant global des redevances excède l'ensemble des coûts des services rendus sur l'aéroport.
Le véritable risque auquel expose la disposition législative contestée est que la société Aéroports de Paris, lorsque 49 % de son capital sera détenu par un actionnaire privé, cherche, comme l'ont déjà fait les gestionnaires d'aéroports de province, notamment ceux de Strasbourg et de Bâle-Mulhouse, à attirer sur les plates formes parisiennes des compagnies dites « low cost », en les faisant bénéficier d'avantages tarifaires, et compense le manque à gagner en majorant le montant des redevances des compagnies qui sont des usagers captifs de ces plates formes, au delà du coût du service rendu qui leur est rendu.
Le principe d'équivalence entre le service rendu et le coût de ce service, que traduit la notion selon laquelle la somme exigée doit « trouver sa contrepartie directe dans les prestations fournies ou dans l'utilisation de l'ouvrage », doit s'appliquer pour chacun des usagers individuellement concerné. En effet, « si la règle du plafonnement interdit de mettre à la charge de l'usager une redevance d'un montant supérieur au coût du service, au risque qu'elle revête une coloration fiscale, ce montant peut en revanche être inférieur sans que la somme demandée perde son caractère de redevance... ». Du point de vue du redevable d'une redevance, il importe peu que, pour l'ensemble de la catégorie de redevables dont il fait partie, le principe d'équivalence soit globalement respecté, si, dans le même temps, les modulations à la baisse et à la hausse introduites par l'exploitant de l'ouvrage aboutissent, en pratique, à ce que la majoration des sommes qu'il sera lui-même contraint de supporter, parce qu'il se trouve placé en situation de dépendance économique vis-à vis du gestionnaire, sert à compenser les réductions consenties à ceux de ses concurrents qui, pour leur part, se trouvent en situation de négocier leur venue ou leur maintien sur les aéroports.
Ainsi les auteurs du recours persistent à estimer que l'article 8 de la loi, en tant qu'il permet de fixer le montant d'une redevance à un niveau qui excède, pour un usager déterminé, le coût du service rendu, méconnaît la définition constitutionnelle de la redevance pour service rendu, autorise en réalité la création d'une imposition dont il ne détermine ni le montant, ni l'assiette et est ainsi contraire à l'article 34 de la Constitution.
Pour ces motifs, les auteurs de la saisine persistent dans les conclusions de leur recours et vous prient de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de leur haute considération.
1 Décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
2 Voir en ce sens le rapport cité du Conseil d'Etat « Redevances pour services rendus et redevances pour occupation du domaine public », page 19.