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Décision n° 2004-508 DC du 16 décembre 2004 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de financement de la sécurité sociale pour 2005
Non conformité partielle

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2005 telle qu'adoptée par le Parlement. Plusieurs de ses dispositions sont contraires à la Constitution et particulièrement les articles 4 et 17.
Sur l'article 4 et les prévisions de recettes
L'article 4 de la loi déférée établit pour l'année 2005 les prévisions de recettes, par catégorie, de l'ensemble des régimes obligatoires de base et des organismes créés pour concourir à leur financement.
Il doit être considéré comme présentant des prévisions irréalistes conduisant à ce que la loi méconnaisse le principe constitutionnel de sincérité tel qu'il s'impose aux termes de votre jurisprudence et notamment de votre décision n°2002-463 DC du 12 décembre 2003, dans son considérant 4.
Celle-ci n'envisage de censure que dans l'hypothèse d'une erreur manifeste d'appréciation. Il ne s'agit donc pas d'enfermer le débat de constitutionnalité dans une querelle d'experts financiers, tenant compte des aléas inhérents à l'exercice de prévision économique, mais de considérer qu'une erreur manifeste d'appréciation résulte d'une volonté de dissimulation qui ne permettrait pas au Parlement de voter la loi en toute connaissance de cause.
L'erreur manifeste d'appréciation sera notamment établie lorsque des informations ne sont pas fournies au Parlement au moment où il est appelé à voter alors que celles-ci sont effectivement disponibles ou pourraient l'être.
I/ En l'occurrence, l'information du Parlement est manifestement incomplète, que ce soit au moment où l'Assemblée nationale examine, en première lecture et en procédure d'urgence, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2005, au moment où le Sénat fait de même, ainsi qu'au moment où la commission mixte paritaire se réunit et parvient à la rédaction d'un texte commun aux deux assemblées.
En effet, l'article 29 du projet de loi de programmation pour la cohésion sociale prévoit la création d'un nouveau type de contrat aidé, dénommé contrat d'avenir, assorti d'une exonération de cotisations sociales.
L'article L 131-7 du code de la sécurité sociale, modifié par l'article 70 de la loi du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie, précise que l'Etat doit compenser intégralement aux régimes de base toute mesure d'exonération de cotisations sociales, toute mesure de réduction ou d'exonération de contribution, de taxes ou d'impôts affectés à la sécurité sociale, qu'il décide.
Avant la réunion de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2005, d'une part, le projet de loi de programmation pour la cohésion sociale ne pose pas de dérogation au principe de compensation fixé par l'article L 131-7 du code de la sécurité sociale, et d'autre part, le projet de loi de finances pour 2005, et par conséquent le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2005, ne prévoit pas de crédit pour cette compensation.
A ce stade du débat parlementaire, ni l'Assemblée ni le Sénat ne sont informés sur le respect ou non de l'article L 131-7 du code de la sécurité sociale. Cette situation renvoie directement à la question de la bonne information du Parlement.
Le rapport du Sénat sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2005 (tome I - équilibres financiers généraux et assurance maladie) en décrit parfaitement les conséquences : « La persistance de la situation actuelle - ni dérogation, ni compensation - pose pour le budget et la loi de financement la question de leur sincérité. ».
II/ La loi organique sur les lois de financement de la sécurité sociale n'impose pas pour l'instant à l'Etat le principe de compensation. Elle prévoit cependant l'information précise et complète du Parlement sur les mouvements de recettes de l'ensemble des régimes obligatoires de base.
Avant toute éventuelle modification annoncée de la loi organique sur les lois de financement de la sécurité sociale, il n'en reste pas moins que le respect du principe de sincérité impose la bonne information du Parlement sauf à considérer qu'il puisse se prononcer les yeux fermés.
Force est de constater que l'absence d'information, maintenue même après la réunion de la commission mixte paritaire, porte sur des sommes pourtant considérables pour les régimes de sécurité sociale : 200 à 300 millions d'euros pour l'année 2005 et jusqu'à 1 à 1,5 milliard d'euros à terme. Le défaut de sincérité s'apparente en l'occurrence à une volonté de dissimulation, loin d'être négligeable.
De ce point de vue, l'adoption la veille de l'examen par l'Assemblée nationale et par le Sénat des conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, d'un amendement du gouvernement au projet de loi de programmation pour la cohésion sociale, prévoyant la dérogation au principe de compensation, ne saurait être un simple amendement de coordination.
Le défaut de sincérité ne peut pas être considéré comme corrigé à la dernière minute, dans la mesure où alors que cette mesure est adoptée, qui plus est dans le cadre d'un autre projet de loi, la commission mixte paritaire sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale a déjà eu lieu et qu'en application du 3ième alinéa de l'article 45 de la Constitution la capacité d'amendement devient alors très strictement limitée.
En l'occurrence, le Parlement s'est trouvé lors de la procédure d'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale face à une volonté de dissimulation qui ne lui a pas permis de se prononcer en ayant à sa disposition toutes les informations nécessaires, en contradiction avec le principe de sincérité.
Sur l'article 17 et la prévision de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie
L'article 17 de la loi déférée établit pour l'année 2005 l'objectif national de dépenses d'assurance maladie de l'ensemble des régimes obligatoires de base.
La prévision est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation, qui conduit, compte tenu des dispositifs mis en place par la loi du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie, à porter atteinte à la protection de la santé, garantie par le 11ième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, et à l'égal accès aux soins.
Vous avez dans votre décision n°2004-504 DC du 12 août 2004 sur la loi relative à l'assurance maladie formulé deux réserves d'interprétation importantes (considérants 13 et 19). Ainsi, le montant de la majoration de la participation personnelle de l'assuré qui ne ferait pas le choix d'un médecin traitant ou qui consulterait un médecin sans prescription de son médecin traitant, ainsi que celui de la participation forfaitaire des assurés sociaux sur les actes et consultations remboursés par l'assurance maladie, doivent être fixés à un niveau tel que ne soit pas méconnu le 11ième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
I/ Le dispositif mis en place par la loi relative à l'assurance maladie en cas de dépassement de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie mérite d'être rappelé brièvement.
Le Comité d'alerte, fixé par l'article 40 de la loi relative à l'assurance maladie est chargé d'informer le Parlement, le Gouvernement et les caisses d'assurance maladie de l'évolution des dépenses d'assurance maladie lorsqu'elle est incompatible avec le respect de l'objectif voté par le Parlement.
Il s'agit d'une structure administrative, liée à la Commission des comptes de la sécurité sociale, dont le rôle d'alerte doit conduire les caisses d'assurance maladie à prendre les mesures de redressement nécessaires. Le taux de dépassement critique, au-delà duquel le Comité informe les pouvoirs publics, est fixé à 0,75 % du montant de l'objectif.
L'article 55 de la loi relative à l'assurance maladie a créé l'Union nationale des caisses d'assurance maladie et l'a dotée de compétences importantes : décider de l'admission au remboursement des actes et prestations, fixer le niveau de remboursement en déterminant le montant du forfait hospitalier, celui du ticket modérateur et celui de la participation forfaitaire sur les actes et consultations prévue à l'article 20 de la loi relative à l'assurance maladie.
L'ensemble des ces compétences est confié au directeur de l'Union nationale des caisses, qui face à l'avis du Comité d'alerte, se trouve dans l'obligation de présenter au Conseil d'administration de l'Union des caisses les mesures de redressement d'effet immédiat. Le processus de décision au sein du conseil d'administration permet une modification du niveau de prise en charge des soins par la collectivité nationale sans intervention du ministre en charge de la sécurité sociale, ni vote du Parlement.
Le ministre ne peut s'opposer aux décisions de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie que pour des motifs de santé publique.
Rien ne s'oppose au fait que face à un dépassement de 0,75 % de l'ONDAM, présenté par le gouvernement et voté par le Parlement, l'Union nationale des caisses d'assurance maladie prenne la décision de réduire la prise en charge par la collectivité des dépenses d'assurance maladie, et notamment celle d'augmenter le niveau de la participation forfaitaire sur les actes et consultations.
L'article 20 de la loi relative à l'assurance maladie prévoit un certain nombre de bornes à cette participation forfaitaire, mais rien ne s'oppose à une augmentation de son montant. Ainsi, l'article 20 prévoit que jusqu'à la mise en place de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie, le montant de cette participation est fixé par décret. De même, cet article institue une limite au nombre de participations forfaitaires supportées dans la même journée et dans l'année par un même assuré social.
Non seulement, rien ne s'oppose à une augmentation du montant de cette participation forfaitaire, mais de plus le directeur de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie n'aura pas véritablement d'autres alternatives à mettre en oeuvre.
II/ Pour l'année 2005, 0,75 % de dépassement de l'ONDAM représente une somme de 1,01 milliard d'euros.
Il ne s'agit pas de contester le fait que des mesures puissent être prises en cours d'année. Vous avez pour votre part jugé conforme au principe de sincérité la loi de financement de la sécurité sociale pour 2003, compte tenu de l'engagement du gouvernement de présenter un projet de loi de finances rectificative en cas d'écart entre les objectifs et l'exécution constatée en cours d'année (décision n°2002-463 DC, considérant 5).
Il s'agit de souligner que tout défaut de sincérité dans la présentation de l'ONDAM conduit de façon automatique à remettre en cause des principes d'accès à la santé constitutionnellement garantis. En l'occurrence, de telles mesures seraient désormais prises sans que le Parlement ne soit appelé à se prononcer.
Il ne fait aucun doute que l'ONDAM pour 2005 est entaché d'une erreur manifeste d'évaluation et d'appréciation. La progression proposée par rapport à l'année précédente est de 3,2 %.
En premier lieu, le rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale de septembre dernier indique que pour diminuer la tendance actuelle d'évolution des dépenses d'assurance maladie, il faut réaliser 3,5 milliards d'économies. Le projet de loi est présenté avec un montant d'économies de simplement 2,9 milliards d'euros.
Sur ces 2,9 milliards d'euros, 1 milliard d'économie serait réalisé grâce à la mise en oeuvre des nouveaux instruments de maîtrise médicalisée. Cet objectif n'est tenable qu'à la condition que les instruments en question puissent produire leur plein effet dès cette année, ce qui sera d'autant plus difficile qu'ils ne seront pas tous entrer en application.
Par ailleurs, les dépenses nouvelles qui résulteront des nouvelles conventions médicales ne figurent pas non plus dans les prévisions de l'ONDAM, sauf à considérer, ce qui semble peu probable, qu'elles ne conduisent à aucune revalorisation des professionnels de santé.
De plus, la refonte de la nomenclature des actes médicaux et la mise en oeuvre du dossier médical personnel vont entraîner des dépenses en 2005, dont on ne trouve aucune trace dans l'ONDAM.
Finalement, cet objectif n'intègre pas les mesures nouvelles qui, conformément aux annonces faites par le ministre, devront être financés dès l'année 2005. Il s'agit des mesures nouvelles du plan santé et environnement, du plan Alzheimer, du plan périnatalité, du plan national pour lutter contre les maladies rares.
Au-delà de la stricte question de la sincérité et de la bonne information du Parlement au moment où il vote la loi, la multiplication de ce type d'annonces, non prises en compte dans les projets de loi de financement de la sécurité sociale, renvoie à la question de la lisibilité de l'ONDAM et de sa mise en oeuvre. Elle rend pour le moins difficile la mission de contrôle du Parlement.
Au total, la sous-estimation de l'ONDAM en 2005 est plus que manifeste. Elle porte sur une somme supérieure à celle correspondant à 0,75 % de dépassement de l'ONDAM, qui suscite la réaction du Comité d'alerte.
III/ En agissant ainsi et au-delà de la simple question de la sincérité, le gouvernement commet une erreur manifeste d'appréciation qui conduit directement à ce qu'au cours de l'année 2005 la participation forfaitaire sur les actes et les consultations fixée à l'article 20 de la loi sur l'assurance maladie, ne soit plus égale à l'euro symbolique, mais soit plus proche de 5 euros.
La remise en cause de la protection de la santé, constitutionnellement garantie, devient prégnante. La participation forfaitaire en question ne pouvant être prise en charge par une couverture complémentaire, le quart du tarif d'une consultation d'un médecin généraliste relevant du secteur conventionné, dit secteur I, serait ainsi, à la charge directe de chaque assuré social.
En tout état de cause, cette situation renvoie à la question que vous avez évoquée dans les réserves d'interprétation sur la loi du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie, de la limite au-delà de laquelle le montant de la participation sur les actes et les consultations, porterait atteinte au principe constitutionnel d'accès aux soins et de protection de la santé.
En l'occurrence, le gouvernement est face à un dilemme constitutionnel. Soit il présente un ONDAM plus conforme à la réalité et il méconnaît les réserves d'interprétation très fortes que vous avez formulées à l'occasion de votre décision sur la loi du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie. Soit il ne les méconnaît pas et il présente un ONDAM insincère.
Dans les deux cas, il ne permet pas au Parlement de se prononcer en toute connaissance de cause, car il fait preuve d'une volonté de dissimilation qui contrevient au principe constitutionnel de sincérité.