Décision n° 2004-501 DC du 5 août 2004 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l'honneur de déférer à votre examen, en application de l'article 61 alinéa 2 de la Constitution, l'ensemble de la loi relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières. Sont plus particulièrement visés les articles 1er, 4, 5, 7, 8, 22, 15 et 36 de cette loi.
* * *
A titre liminaire, il importe pour les auteurs de la saisine de souligner que la loi critiquée ne saurait s'abriter derrière l'obligation de transposition des directives européennes visant le secteur de l'énergie, du 26 juin 2003 (2003/54/CE et 2003/55/CE) au regard de laquelle, le gouvernement plaiderait l'application de votre jurisprudence du 10 juin 2004 (CC n° 2004-496 DC du 10 juin 2004). A cet égard, il apparaît que de nombreuses dispositions de la loi déférée, et en particulier celles visées expressément dans la présente saisine, ne sont en rien commandées par la nécessité de transposer les prescriptions claires, précises et inconditionnelles desdits actes de droit dérivé communautaire. Outre la lettre et l'esprit des textes en cause, on renverra à l'expression, dénuée d'ambiguïté, de monsieur Mario Monti, lors de son audition par la Commission des affaires économiques du Sénat en sa qualité de commissaire européen en charge de la concurrence, le 8 juin 2004. Selon lui, « la transformation du statut d'EDF, telle qu'elle était prévue par le projet de loi sur le point d'être discuté par le Parlement, allait au-delà des exigences de la Commission européenne et répondait au libre choix du Gouvernement français, sur lequel il n'appartenait pas à la commission européenne de se prononcer » (bulletin des commissions n° 30 du 12 juin 2004, page 5272).
Ainsi donc, la loi attaquée peut être confrontée utilement aux règles et valeurs constitutionnelles qui s'imposent pour les services publics dont l'organisation et le fonctionnement sont indispensables à la Nation et à l'exercice de sa souveraineté, et que prescrivent, notamment, le 9ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et les principes d'égalité et de continuité. Enfin, et en tout état de cause, le législateur ne peut s'affranchir de sa propre compétence fixée par l'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958. Or, la loi querellée est rédigée de telle façon, dont de coupables mais volontaires imprécisions ciblées, que des évolutions gravement préjudiciables au service public sont inévitablement inscrites en son sein.
Les problématiques posées sont d'importance s'agissant d'un service public national constitutionnel, assorti d'un monopole de fait, contribuant, aujourd'hui, à garantir l'approvisionnement en énergie, bien de première nécessité et non substituable, de tous les citoyens sur l'ensemble du territoire, autant que l'indépendance et donc la souveraineté de la Nation, et la sécurité de son environnement, notamment en matière nucléaire.
La présente loi dont l'adoption a été scandée par l'intense campagne de publicité institutionnelle financée par EDF en faveur de la privatisation, alors que le Parlement n'avait pas commencé à en débattre et que le projet de loi d'orientation sur l'énergie est toujours en navette, pose la question fondamentale de savoir si le législateur peut substituer aux principes constitutionnels du service public, protecteurs des citoyens et de la Nation, le « mirage californien » du marché dérégulé de l'électricité.
* *
I. Sur l'article 1er de la loi
Cet article précise les conditions dans lesquelles EDF et GDF assurent leurs missions de service public, au travers, de contrats signés avec l'Etat pour satisfaire lesdits objectifs tenant à la nature du service public national de l'électricité et du gaz.
Or, s'agissant des autres entreprises du secteur de l'électricité et du gaz assumant de telles missions, l'Etat a seulement la faculté de conclure de tels contrats ainsi qu'en témoigne l'emploi du verbe « peut ».
Il s'ensuit une violation des principes d'égalité et de continuité du service public.
Il n'est nul besoin de revenir sur votre jurisprudence en matière d'égalité et de continuité des services publics (Décisions n° 87-230 DC du 27 juillet 1987 ; n° 96-380 DC du 23 juillet 1996), principes fondateurs de notre pacte social.
Ces principes ne sauraient être amoindris ou privés d'effets s'agissant d'un service public national essentiel à la vie de la Nation et alors même qu'il serait assuré par des personnes privées, si cela est constitutionnellement possible ainsi que la question sera posée plus avant.
Pour les opérateurs privés, les contrats de mission de service public devraient être une obligation et non une simple possibilité, sauf à prendre le risque d'un moindre respect des principes du service public et de mise en oeuvre de ces règles différemment sur l'ensemble du territoire. Là où la multiplication des opérateurs et de multiples filialisations devraient entraîner une plus grande rigueur quant au respect des principes du service public, c'est à leur affaiblissement que l'on assiste.
Il est même paradoxal que les opérateurs historiques, rompus aux obligations du service public, et encore sous contrôle de la puissance publique, soient plus étroitement encadrés à cet égard que des opérateurs privés dont l'attachement au service public reste à démontrer.
La censure est déjà certaine et l'on reviendra sur ces points aux lois antérieures.
II. Sur les articles 4, 5, 7, 8 et 22 de la loi
Ces articles forment un tout inséparable dans la mesure où ils organisent les conditions d'un futur transfert de la responsabilité de ces services publics au secteur privé.
Les articles 4, 5, 7 et 8, au coeur du titre II de la loi, transfèrent la gestion des réseaux de l'électricité et du gaz à des personnes morales formées sous le statut de société anonyme. L'article 5 prévoit la transformation de l'actuel service d'EDF, le Réseau de transport d'électricité (ci-après : RTE), en une société anonyme sous le contrôle apparent d'EDF, de l'Etat et de plusieurs entités du secteur public. En particulier, comme cela ressort de l'article 4, le transport de l'électricité, monopole de fait, pourra être soumis, hors tout contrôle du législateur ou de l'exécutif et sans l'existence de critères d'encadrement posés par la loi, aux conséquences multiples de cessions d'actifs ultérieures prévues par le texte déféré. Quant aux articles 7 et 8, ils prévoient, notamment, l'apport sous forme d'actifs des ouvrages publics de transport d'électricité après déclassement nécessaire à la sortie du domaine public. Enfin, l'article 22 ouvre au secteur privé le capital d'EDF et de GDF à hauteur de 30 % ; ce qui constitue, malgré l'illusion d'une simple « respiration », une première étape vers la privatisation ainsi qu'en témoigne le processus suivi pour France Telecom.
Cet ensemble de dispositions conduit au démantèlement du service public de l'électricité et du gaz, car il rend possible sa privatisation « par appartements » et par étapes. C'est bien cet ensemble textuel qui doit faire l'objet de votre examen tant il heurte le neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, l'article 34 de la Constitution, l'article 17 de la Déclaration de 1789, les principes d'égalité et de continuité.
II.1. Sur la méconnaissance du 9ème alinéa du Préambule de 1946 et de l'article 34 de la Constitution
Le 9ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose que « tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité », quand l'article 34 de la Constitution de 1958 énonce que la loi fixe les règles concernant « les nationalisations d'entreprises et les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé ».
Vous avez jugé dès lors que « serait contraire à la Constitution le transfert du secteur public au secteur privé de certaines entreprises (…) dont l'exploitation revêt le caractère d'un service public national ou d'un monopole de fait » (Décision n° 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, cons. 52 à 55). Statuant sur la loi relative à l'entreprise nationale France Telecom, vous avez vérifié que l'Etat avait garanti sa participation majoritaire dans le capital conformément au neuvième alinéa du Préambule de 1946 (Décision n° 96-380 DC du 23 juillet 1996).
C'est dire qu'en présence de services publics nationaux dont l'existence et le fonctionnement sont exigés par la Constitution (Décision des 25 et 26 juin 1986, précitée, cons. 54), le législateur ne saurait procéder à leur transfert au secteur privé, serait-ce au travers d'un mécanisme en plusieurs étapes et par paliers successifs via des cessions d'actifs sans contrôles effectifs et réels de l'autorité publique.
II.2. En l'espèce, il ne peut faire de doute, en premier lieu, que le service public de l'électricité et du gaz constitue un service public constitutionnel car indispensable à la cohésion du pays, à la continuité de l'Etat, à l'indépendance de la Nation et, partant de là, à sa souveraineté, et forme également un monopole de fait, et que, en second lieu, la loi critiquée organise les conditions d'un transfert au secteur privé par cessions d'actifs consécutifs à la filialisation de la gestion du transport d'électricité dépourvu de contrôles effectifs et réels.
II.3. En premier lieu, il ne peut faire de doute que l'approvisionnement de tous les citoyens sur l'ensemble du territoire comme de la Nation dans son ensemble, caractérisent les éléments constitutifs d'un service public de nature constitutionnelle.
En effet, force est d'admettre, et nul ne le conteste, que l'électricité, en particulier, est une énergie de première nécessité puisque permettant d'assurer des besoins vitaux pour tous. En outre, c'est une énergie non substituable. Ces éléments forment, en soi, une différence radicale avec le service public des télécommunications pour lequel vous auriez pu, le cas échéant, porter une appréciation autre.
Pour s'en convaincre, on relèvera l'importance que la loi n° 46-628 du 8 avril 1946 confère à cette nationalisation faite dans l'intérêt général entendu dans sa dimension la plus forte. Au point que l'article 16 de la loi dispose que le capital des EPIC créés par elle « appartient à la Nation », et pas seulement à l'Etat comme une rédaction classique l'aurait prévue, et qu'il « est inaliénable ». Quant à l'article 1er de la loi n° 2000-108, il rappelle que le service public de l'électricité contribue « à l'indépendance et à la sécurité d'approvisionnement, à la qualité de l'air et à la lutte contre l'effet de serre, à la gestion optimale et au développement des ressources nationales, à la maîtrise de la demande d'énergie (…), à la cohésion sociale, en assurant le droit à l'électricité pour tous, à la lutte contre les exclusions, (…) à la défense et à la sécurité publique ». L'électricité est ainsi logiquement qualifiée de « produit de première nécessité ».
D'une part, les lois précitées énumèrent de la sorte plusieurs des caractéristiques évidentes de l'énergie électrique dont on mesure à quel point celle-ci revêt une importance primordiale pour les citoyens et pour la Nation, et relève donc d'exigences constitutionnelles incontestables.
La volonté du législateur de 1946, rappelée par celui de 2000, font directement écho à l'esprit du Constituant de 1946 décidant de protéger les générations futures grâce à des services publics essentiels à la vie de la Nation. La tempête de 1999, en plein hiver, a montré combien l'électricité pouvait jouer un rôle déterminant dans la vie d'un pays. Le rôle assumé par le service public et ses agents pour la rétablir au plus vite pour tous et sur tout le territoire a fait la preuve de son caractère essentiel. En comparaison, l'éclipse qu'ont connue la Californie, les Etats du Nord-Est des Etats-Unis et du Canada signale les dangers d'un marché de l'électricité dérégulé, quand il ne sert pas à des malversations que l'affaire d'Enron a éclairée d'un jour sombre.
La continuité de l'Etat, dont la valeur constitutionnelle est largement consacrée, est ainsi étroitement liée au service public de l'électricité.
D'autant plus que vous prenez soin de garantir les conditions essentielles de la souveraineté nationale y compris en matière économique (Décision n° 92-308 DC du 9 avril 1992, cons. 43). Nul ne contesterait que l'approvisionnement en électricité, et la sécurité de sa production, par la voie nucléaire notamment, contribuent à la souveraineté d'un pays. Souveraineté économique, souveraineté juridique, défense nationale et sécurité publique sont ici concernées au premier chef.
La nature de service public constitutionnel au sens du 9ème alinéa du Préambule de 1946 est acquise.
D'autre part, sa nature de monopole de fait au sens dudit Préambule est tout aussi certaine.
Ainsi que vous l'avez précisé, cette notion doit s'entendre compte tenu de l'ensemble du marché à l'intérieur duquel s'exercent les activités des entreprises ainsi que de la concurrence qu'elles affrontent dans ce marché de la part de l'ensemble des autres entreprises (Décisions des 25 et 26 juin 1986, précitée).
Pour l'électricité, et en particulier pour le transport de celle-ci, il est certain que l'on est en présence d'un monopole de fait, voire d'un monopole naturel. Il s'ensuit d'ailleurs qu'EDF devra, selon la loi, apporter au gestionnaire du réseau de transport, sous forme d'actifs, les ouvrages nécessaires après leur déclassement du domaine public.
Qu'il s'agisse des pylônes à haute tension ou des lignes électriques, c'est bien un monopole de fait qui existe au jour du vote de la loi. Ce sont ces biens constitutifs du patrimoine de la Nation, constitué au fil des ans, qui vont donc être apportés en actifs après déclassement !
La qualité de service public constitutionnel ne peut donc faire de doute et son transfert au secteur privé n'est pas ouvert au législateur ordinaire.
II.4. Or, en second lieu, les prescriptions de la loi ouvrent la voie à un transfert, en catimini, de ces services publics au secteur privé et particulièrement du service public de l'électricité.
Certes, aux fins de tenter d'échapper à votre censure, le gouvernement a posé dans l'article 22 de la loi que seuls 30 % du capital d'EDF et de GDF sont ouverts au secteur privé. Il s'agirait, de la sorte, d'une simple « respiration » du secteur public de l'électricité dans le but de satisfaire les impératifs de la libre concurrence au niveau européen et international. Mais, comme expliqué précédemment, monsieur M. Monti, s'exprimant en qualité de commissaire européen, a redit devant le Sénat que les obligations européennes de la France n'imposent aucunement une telle disposition. Surtout, une telle ouverture du capital s'accompagne de différents mécanismes de nature à transférer par appartements les services publics de l'électricité et du gaz.
Concernant plus particulièrement le service public de l'électricité, le RTE, actuellement service indépendant au sein de l'établissement EDF, va être rendu autonome sous la forme d'une société anonyme comme le prévoit l'article 5 de la loi critiquée. Il s'agit, dans ces conditions, de la transformation en société anonyme d'un service intégré assurant la fonction de transport de l'électricité qui, outre son rôle au regard des intérêts de la Nation, constitue le véritable monopole de fait constitutionnellement protégé au titre du 9ème alinéa du Préambule de 1946.
II.5. Certes, pour alibi, il est écrit dans ce même article 5 que le capital de cette nouvelle S.A. sera en totalité la propriété d'EDF, de l'Etat ou d'autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public.
Mais, ici, trois observations doivent être faites.
D'abord, toute modification éventuelle ultérieure du capital d'EDF y compris par un transfert au secteur privé, possibilité qu'on ne peut écarter à ce stade du raisonnement en l'absence de garanties légales existantes à cet égard, pourrait faire passer le RTE, à son tour, au secteur privé. On ajoutera que la présence de l'Etat n'est pas certaine dans la mesure où l'article 5 énumère ces actionnaires de référence par l'alternative et non par le cumul.
Ensuite, force est d'avouer que la définition donnée par cet article 5 pour la composition du capital social de cette future S.A. manque singulièrement de précision. Or, la référence à d'autres entreprises ou organismes du secteur public, notions très vastes, pourrait, là encore, conduire, à terme, vers un transfert au secteur privé de RTE, si, d'aventure, ces actionnaires voyaient eux-mêmes leur capital passer sous contrôle du secteur privé.
Enfin, et ce n'est pas la moindre des critiques, l'article 4 de la loi prévoit en son deuxième alinéa que les résolutions relatives aux achats et ventes d'actifs ainsi qu'à la constitution de sûretés ou de garanties de toute nature sont prises à la majorité des membres de l'assemblée générale de la S.A. au-dessus d'un seuil fixé par les statuts de la société. Ce mécanisme permet donc que certains actifs soient cédés sans contrôle ni de la représentation nationale ni du gouvernement lui-même. Or, de telles décisions dont la nature dépend non de la loi mais des statuts de la société peuvent conduire à un démantèlement progressif du réseau de transport de l'électricité par ce que l'on appelle la vente par appartements.
Ces trois mécanismes discrètement prévus pour des filialisations et de potentielles modifications du capital du réseau de transport d'électricité méconnaissent le 9ème alinéa du Préambule de 1946.
II.6. Plus, elles entachent d'incompétence négative la loi attaquée au sens de l'article 34 de la Constitution
Comme vous l'avez jugé, l'article 34 de la Constitution n'impose certes pas que toute opération impliquant un transfert du secteur public au secteur privé soit directement décidée par le législateur et qu'il appartient à celui-ci de poser les règles dont l'application incombera aux autorités ou aux organes désignés par lui, en revanche « il ne lui est cependant pas loisible d'attribuer aux seuls organes des entreprises concernées un pouvoir discrétionnaire d'appréciation et de décision soustrait à tout contrôle et d'une étendue excessive », sauf à méconnaître sa propre compétence (Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 ; n° 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, considérant 72).
Il est peu de dire que le mécanisme à plusieurs entrées ici critiqué laisse aux seuls organes de l'entreprise, et selon les seuls statuts du gestionnaire du réseau autant que selon les évolutions futures du capital social du gestionnaire du réseau, le pouvoir d'appréciation et de décision pour des cessions d'actifs susceptibles d'affecter, à terme, l'appartenance de l'entité de transport d'électricité au secteur public. Tout aussi gravement, des achats inconsidérés d'actifs pourraient affaiblir l'entité gestionnaire du réseau au point de sombrer dans un scénario à la Enron, célèbre entreprise exerçant le métier de courtier en énergie électrique...
L'absence totale de garanties réelles et effectives à ces égards ne peut être admise s'agissant d'un service public national constitutionnel.
Cette violation de l'article 34 de la Constitution est d'autant plus flagrante qu'il s'agit aujourd'hui, à la différence des entreprises concernée par les privatisations décidées en 1986, d'un service public national répondant à des exigences constitutionnelles en même temps qu'un monopole de fait.
Pour toutes ces raisons, la censure ne pourra qu'intervenir.
II.7. Sur la violation de l'article 17 de la Déclaration de 1789
Vous avez jugé que les dispositions de l'article 17 de la Déclaration de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi, à titre égal, la propriété de l'Etat et des autres personnes publiques et que le législateur est compétent au titre de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles à cet égard (Décision n° 94-346 DC du 21 juillet 1994). Des biens publics cédés à des personnes privées ne pourraient cependant l'être à un prix inférieur à leur valeur réelle et à leur valorisation potentielle.
En l'occurrence, et comme le prévoit l'article 7 de la loi, EDF va apporter à la future S.A. se substituant au service intégré RTE, les actifs que constituent les ouvrages et autres biens relevant du réseau de transport d'électricité dont elle est propriétaire.
Par ailleurs, aux termes de l'article 8 de la loi, les ouvrages relevant du réseau public de transport d'électricité n'appartenant pas à EDF seront, après déclassement si nécessaire, transférés à titre onéreux à cette S.A.
Or, le mécanisme de cession d'actifs décrit précédemment et la soumission de ces ouvrages aux statuts de la S.A. gestionnaire du réseau de transport d'électricité, ouvre sur des cessions possibles et pour tout dire, eu égard à la teneur des débats au Parlement et ailleurs, probables de ces ouvrages, parties de l'ancien monopole de fait et outils du service public national en cause, au secteur privé. Ces ouvrages publics, appartenant pour certains au domaine public, seront les objets de valorisations financières ultérieures.
Deux questions se posent alors au regard de l'article 17 de la Déclaration de 1789.
D'une part, il convient, en écho à l'alinéa 9 du Préambule de 1946, de s'interroger sur la « nécessité publique » d'un tel transfert de propriété, même en l'état futur de cession, d'ouvrages consubstantiels à ce service public d'intérêt national.
En supposant, pour le raisonnement, que la nécessité publique soit ici admise, il reste, d'autre part, que la procédure d'apport, réalisée à la valeur nette comptable dans le cas des biens propriétés d'EDF et selon une procédure administrative dans les autres cas, conduira aux transferts de biens appartenant au domaine public ou, plus largement, au patrimoine du service public national de l'électricité à un prix de cession ne reflétant pas réellement la juste contrepartie due à la Nation dans le cas des biens d'EDF et aux autres collectivités publiques dans tous les autres cas.
De tous ces chefs, la censure s'impose.
III. Sur l'article 15 de la loi
Cet article à la rédaction légèrement ésotérique a pour objet, dans son
II, de définir les droits spécifiques passés des entreprises de la branche des Industries électriques et gazières (ci-après : IEG).
Par un amendement du gouvernement modifiant l'alinéa 2 de ce
II de l'article 15, il a été prévu de réduire, implicitement mais nécessairement, la charge de certaines des entreprises de la branche au détriment des autres entités concernées. Il s'agit des entreprises vendant leur électricité à EDF avant le vote de la loi du 10 février 2000 et les opérateurs de chaleur. En réalité, et de notoriété publique chez les connaisseurs du secteur, deux entreprises vont concrètement bénéficier de ce dispositif, la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU). Celles-ci vont être désormais déchargées de plus de la moitié de leurs contributions au régime de retraite.
Il s'ensuit une rupture manifeste d'égalité devant la loi.
C'est en vain que l'on chercherait le motif d'intérêt général ou la différence objective de situation qui justifierait que l'on applique des règles différentes à ces entreprises par rapport aux autres sociétés concurrentes du secteur. Les salariés de la CNR et de la CPCU ont bénéficié et bénéficient toujours du régime de prestations versées par la Caisse nationale des IEG, dans les mêmes conditions que les autres salariés de la branche. S'agissant d'un régime de retraite par répartition, un tel traitement discriminatoire des différentes entreprises contributrices porte atteinte au principe d'égalité.
Le paradoxe est, à cet instant, que cette rupture d'égalité caractérisée aboutira, dans le cadre de l'ouverture à la concurrence souhaité par le gouvernement, à conférer un avantage indu à des entreprises opérateurs du secteur.
La censure de ce dispositif ne manquera pas d'intervenir.
IV. Sur l'article 36 de la loi
Cet article introduit par voie d'amendement au Sénat modifie l'article 7 de la loi n° 84-834 du 13 septembre 1984 quant aux règles relatives à la limite d'âge dans la fonction publique et le secteur public. Ainsi que cela a été publiquement exprimé, y compris par certains membres du gouvernement, cette disposition apparaît commandée par des impératifs étrangers à l'objet du texte lui-même, mais doit permettre des modulations de carrières dans la haute fonction publique. Au point que les règles en question pourront être établies par le pouvoir réglementaire.
Cet article est, d'une part, dépourvu de tout lien avec l'objet du texte et, d'autre part, méconnaît le principe d'égalité. Enfin, il méconnaît l'article 34 de la Constitution.
S'agissant, d'abord, de l'absence de lien de cet article issu d'un amendement avec l'objet du texte, il ressort évidemment du libellé de la loi qui va être ainsi modifiée. Alors qu'il s'agit d'un texte relatif au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, cet amendement devrait modifier les règles de limite d'âge pour l'ensemble des fonctionnaires. C'est en vain que l'on chercherait à établir le lien non factice avec l'ouverture du marché de l'énergie à la concurrence. Sauf à ce que cette absence de lien apparent permette, comme le fusil à tirer dans les coins, d'obtenir un résultat spécifique à EDF...
Aux termes de votre jurisprudence la plus classique en la matière, cet amendement ne pourra qu'être écarté.
Concernant, ensuite, le principe d'égalité, il apparaît que la limite d'âge variera selon les établissements sans qu'aucun critère objectif et rationnel soit précisé par la loi. Or, la mise en oeuvre différenciée d'une garantie fondamentale accordée aux fonctionnaires ne peut résulter que de raisons objectives et selon des modalités suffisamment rigoureuses. Rien de tel en l'espèce, puisque la loi laisse dans le flou total les motifs permettant au législateur - « textes législatifs » - ou au pouvoir exécutif - « réglementaires » - de fixer des différences de limites d'âges pour certaines catégories de personnels.
Il s'ensuit une incompétence négative dans la mesure où l'article 34 de la Constitution prévoit que la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'Etat.
La disposition critiquée est, à cet égard, particulièrement imprécise et laisse le soin au pouvoir réglementaire d'établir des limites d'âges différentes. Ce faisant, il s'agit bien d'une règle constituant une garantie fondamentale du statut de fonctionnaire. Autrement dit, en laissant le soin au pouvoir réglementaire de fixer des âges limites différents selon les établissements et sans que le législateur ait déterminé des critères clairs et précis, l'article 36 critiqué méconnaît l'article 34 de la Constitution.
Pour tous ces motifs, la censure s'impose.
* * *
Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, nous vous prions de croire à notre haute considération.