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Décision n° 2004-498 DC du 29 juillet 2004 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la bioéthique
Conformité

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil,
Nous avons l'honneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à la bioéthique telle qu'adoptée par le Parlement et en particulier son article 12 bis.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants.
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Cet article modifie le code de la propriété intellectuelle pour fixer les limites dans lesquelles sont brevetables les inventions incluant un élément du corps humain, en particulier la séquence totale ou partielle d'un gène. Ce faisant, il tend à transposer l'article 5 de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques.
Lors des débats à l'Assemblée nationale, les 9 et 11 décembre 2003, le Gouvernement, dans le soutien de cet article, résultant de l'amendement qu'il a fait adopter par le Sénat, et dans le soutien des amendements de réécriture de la commission des lois, de même que cette dernière, par la voix de sa rapporteure, ont souligné le caractère insatisfaisant d'une disposition permettant d'inclure un gène dans le champ d'un brevet. Ils ont cependant excipé de l'impossibilité d'aller au-delà de la transposition restrictive faite, selon eux, par cet article, de l'article 5 de la directive précitée.
Il ressort de ce débat et de ces explications que pour le Gouvernement et la majorité de l'Assemblée nationale et du Sénat, il serait juridiquement impossible de maintenir l'interdiction prévue par les articles 3 et 7 de la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, compte tenu de la cohérence de l'ordre juridique français et communautaire et des termes de l'arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes du 9 octobre 2001 ayant rejeté un recours en annulation de la directive précitée.
Il n'en demeure pas moins que cet article méconnaît l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 en tant qu'il permet :
- par la deuxième phrase du deuxième alinéa de l'article L. 611-18 du code de la propriété intellectuelle, que la protection par un brevet d'une application technique d'une fonction d'un élément du corps humain puisse inclure un élément du corps humain même prétendument dans la seule mesure nécessaire à la réalisation et à l'exploitation de cette application particulière ;
- à la fin du dernier alinéa du même article L. 611-18, que soient brevetables la séquence totale ou partielle d'un gène dès lors qu'elles ne sont pas prises en tant que telles ;
- par l'article L. 613-2-1 du code précité, d'inclure une séquence génique dans le champ de l'interdiction opposable aux tiers par rapport aux détenteurs du brevet.
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1.- L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 figure parmi les normes de constitutionnalité applicables au contrôle des lois de bioéthique
La décision 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 (considérants 2, 3, 4, 18 et 19) a défini les normes de constitutionnalité applicables au contrôle des lois de bioéthique de 1994.
À cette occasion, le Conseil constitutionnel a estimé que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, telle qu'elle ressort du Préambule de la Constitution de 1946, inclut l'absence de caractère patrimonial du corps humain. Cette décision porte nécessairement :
- sur l'article 3 de la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain en tant qu'il insère un article 16-1 dans le code civil dont le troisième alinéa dispose que : « le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial » ;
- et sur l'article 7 de la même loi en tant qu'il modifie l'article L. 611-17 du code de la propriété intellectuelle pour disposer que : « le corps humain, ses éléments et ses produits ainsi que la connaissance de la structure totale ou partielle d'un gène humain ne peuvent, en tant que tels, faire l'objet de brevets ».
Cette interdiction est remise en cause par l'article 12 bis déféré qui insère les articles L. 611-18 et L. 613-2-1 dans le code de la propriété intellectuelle.
Le Gouvernement et la majorité de l'Assemblée nationale et du Sénat estiment que cette atteinte est légitimée par l'application de la directive précitée du 6 juillet 1998 et l'arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes du 9 octobre 2001.
Cet arrêt, éclairé par les conclusions de l'avocat général Francis Geoffrey Jacobs, décide (point 77) que « s'agissant de la matière vivante d'origine humaine, la directive encadre le droit des brevets de façon suffisamment rigoureuse pour que le corps humain demeure effectivement indisponible et inaliénable et qu'ainsi la dignité humaine soit sauvegardée ». Cet arrêt fonde son raisonnement sur le constat que : « la protection envisagée par la directive ne porte que sur le résultat d'un travail inventif, scientifique ou technique, et ne s'étend à des données biologiques existant à l'état naturel dans l'être humain que dans la mesure nécessaire à la réalisation et à l'exploitation d'une application industrielle particulière » (point 75).
On ne pourrait que regretter qu'une jurisprudence plus protectrice de la dignité de la personne humaine au regard de la non-patrimonialité du corps humain, telle qu'elle ressort de la décision 94-343/344 DC du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994, puisse être méconnue par le législateur. Il est certes loisible à ce dernier : « d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et qui peuvent comporter la modification ou la suppression de dispositions législatives qu'il estime inutiles ; [...] cependant l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel » (considérant 4 de la décision 86-217 DC du 18 septembre 1986).
Il faut constater que les nouvelles dispositions résultant de l'article 12 bis autoriseraient précisément ce que celles, résultant de la loi de 1994, interdisaient au nom du respect de la dignité de la personne humaine, et qu'elles s'en remettent aux seuls garde-fous offerts par le droit des brevets et tenant en particulier à l'interdiction de breveter des inventions contraires à l'ordre public, limites qui existaient déjà dans le dispositif législatif de 1994.
Si le Conseil constitutionnel devait décider que la considération tenant à la transposition de la directive précitée permet de remettre en cause cette jurisprudence en tant qu'elle trouve son fondement dans le respect du principe de la dignité humaine, ce principe n'épuise cependant pas tout le champ du contrôle de constitutionnalité. L'avocat général F. G. Jacobs l'a d'ailleurs lui-même expressément reconnu dans ses conclusions sur l'arrêt du 9 octobre 2001 de la Cour de Justice des Communautés européennes (point 196 des conclusions précitées).
Il ressort de la décision précitée du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994 que la Déclaration de 1789 figure parmi les normes à valeur constitutionnelle dont le respect s'impose aux lois de bioéthique. La considération tenant au fait que la décision du 27 juillet 1994 vise les articles 1, 2 et 4, n'interdit pas d'inclure l'article 11 dans cette obligation pour deux raisons :
- il ne serait pas logique au regard de la démarche de contrôle de constitutionnalité qu'une modification du code de la propriété intellectuelle puisse être soumise ou non au respect de l'article 11 de la Déclaration de 1789 selon qu'elle intervient dans une loi de bioéthique ou dans une autre loi ;
- la question du respect de ce même article 11 ne se posait évidemment pas en 1994, puisque l'article 3 modifiant le code civil et l'article 7 modifiant l'article L. 611-17 du code de la propriété intellectuelle tendaient justement à interdire l'inclusion d'un élément du corps humain dans le champ d'un brevet.
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2.- L'article 12 bis méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789
L'article 11 de la Déclaration de 1789 garantit « la libre communication des pensées et des opinions » comme « un des droits les plus précieux de l'Homme ». Dans sa décision 89-271 DC du 11 janvier 1990 (considérant 12), rendue à propos de l'exercice des activités politiques et de leur financement, le Conseil constitutionnel a vu dans cette garantie de pluralisme des pensées et des opinions « le fondement de la démocratie ». Il a, par exemple, expressément conditionné ce respect à l'absence de lien de dépendance d'un parti vis-à-vis de l'État et à l'expression démocratique des divers courants d'idées et d'opinions.
L'exigence de pluralisme ne peut être cantonnée au seul domaine politique. Le pluralisme des pensées vaut également pour la connaissance scientifique. Or l'inclusion d'éléments du corps humain dans le champ d'un brevet, en particulier un gène ou la séquence d'un gène, conduit à l'existence et au développement de brevets de produits qui créent un lien de dépendance vis-à-vis du premier déposant, certes limité à la durée de la protection des brevets, mais durée suffisamment longue par elle-même pour dissuader d'engager effectivement des recherches ou les soumettre à redevance si elles aboutissent.
De telles redevances s'apparentent à de véritables « péages » pour s'engager dans une nouvelle voie de recherche ou de thérapie, même si le détenteur du brevet initial n'a en rien anticipé cette innovation dans l'emploi d'un élément du corps humain. Ces redevances peuvent même être suffisamment dissuasives pour contribuer à l'apparition de monopoles de fait.
L'existence de l'exemption de recherche prévue à l'article L. 613-5 du code de la propriété intellectuelle ne peut pour sa part que retarder dans le temps l'apparition des problèmes posés par une telle dépendance. En effet, dès lors qu'un élément du corps humain ou un gène est inclus dans le champ d'un brevet, la possibilité de contester les revendications d'un tel brevet au motif qu'il prétendrait inclure de façon excessive un élément du corps humain ou un gène aboutit à soumettre à l'autorisation soit d'un office de brevet soit d'un service contentieux de cet office soit, en dernière analyse d'un juge, l'exercice de la liberté protégée par l'article 11 de la Déclaration de 1789.
L'article 12 bis prétend restreindre ces conséquences excessivement dommageables en retenant une approche en termes de « découpage des gènes ». L'article L. 613-2-1 du code de la propriété intellectuelle tend ainsi à limiter la portée d'une revendication couvrant une séquence génique à la partie de cette séquence directement liée à la fonction spécifique concrètement exposée dans la description. C'est ce que les points 73 et 75 de l'arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes relèvent également. Selon eux, un élément du corps humain, s'il peut faire partie d'un produit susceptible d'obtenir la protection du brevet, voit cette protection s'étendre à des données biologiques existant à l'état naturel dans l'être humain que dans la mesure nécessaire à la réalisation et à l'exploitation d'une application industrielle particulière.
Mais, cette restriction pour légitimer l'atteinte portée à l'interdiction de breveter les éléments du corps humain n'apparaît pas opératoire au regard de la garantie énoncée à l'article 11 de la Déclaration de 1789 :
- la pratique réelle est celle de revendications larges, puisque l'utilisation des brevets est la voie choisie pour rentabiliser les investissements lourds d'entreprises et de centres de recherches, y compris publics, en matière de biotechnologie (considérant 2 du préambule de la directive précitée) ;
- pour neutraliser ces revendications excessivement larges, il convient de recourir aux procédures prévues par le droit des brevets. Il s'agit de procédures longues et coûteuses qui subordonnent donc l'exercice d' « un des droits les plus précieux de l'Homme » à une autorisation administrative ou juridictionnelle.
En outre, il faut relever qu'un tel raisonnement en termes de « découpage des gènes » peut être remis en cause par les avancées de la recherche, même si la directive 98/44/CE du 6 juillet 1998 (considérant 23), l'avocat général F. G. Jacobs dans ses conclusions précitées (point 199), la Cour de Justice des Communautés européennes dans son arrêt du 9 octobre 2001 (points 72 et 74) y adhèrent. Ce raisonnement est repris par l'article 12 bis. Or, les travaux scientifiques démontrent l'existence d'un débat sur les fonctions du gène qui tend à fortement réévaluer le rôle de l'environnement physico-chimique du génome dans ces fonctions.
Dès lors, le raisonnement suivi par le législateur tendant à asseoir la brevetabilité d'un gène ou d'une séquence de gène sur sa ou ses fonctions, risque de ne correspondre qu'à une vision temporaire favorisant un certain type d'entreprises qui ont, certes, joué un rôle d'avant-garde dans le décryptage du génome, mais qui ont voulu, aussi, maintenir les avantages compétitifs liés à cette antériorité. Loin d'avoir un fondement objectif lié à une dimension exclusivement scientifique du savoir, la brevetabilité d'élément du corps humain organisée sur le découpage des gènes traduit en réalité plutôt l'apparition d'un modèle économico-scientifique de la recherche qui a besoin de la brevetabilité du vivant pour assurer sa dynamique et sa suprématie à long terme (considérant 2 du préambule de la directive précitée du 6 juillet 1998).
Quant à l'existence d'un motif d'intérêt général tenant à la possibilité d'accélérer les progrès scientifiques et thérapeutiques par la multiplication des brevets incluant les éléments du corps humain, cet argument peut être inversé, si l'on veut bien considérer que le brevet, outre une dimension de publicité des savoirs, comporte une dimension d'interdiction des initiatives. La multiplication des brevets de produits ne pourrait que renforcer les abus de positions dominantes dommageables en termes de connaissances scientifiques et médicales, d'économie de la recherche et de la santé et, au total, en termes de santé publique.
Pour ces raisons, seule la délivrance de simples brevets d'application, n'incluant pas le gène ou la séquence d'un gène dans le champ de leur protection et donc de la prohibition qu'ils organisent à l'égard des tiers ne comporte pas cette entrave excessive à la libre communication des pensées garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789.
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3.- La méconnaissance de l'article 11 de la Déclaration de 1789 ne peut être couverte par l'exigence de transposition en droit interne des directives découlant de l'article 88-1 de la Constitution du 4 octobre 1958
Dans le considérant 7 de sa décision 2004-496 DC du 10 juin 2004 et dans le considérant 18 de sa décision 2004-497 DC du 1er juillet 2004, le Conseil constitutionnel a décidé que « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire à la Constitution, qu'en l'absence d'une telle disposition, il n'appartient qu'au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du Traité sur l'Union européenne ; ».
S'agissant de déterminer si l'article 11 de la Déclaration de 1789 constitue bien un « énoncé constitutionnel explicite ancré dans le bloc de constitutionnalité » au sens des considérants 7 et 18 précités (Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17, 10 juin 2004, site Internet du Conseil constitutionnel), il convient de relever :
- que la Déclaration de 1789, dont les droits et libertés qu'elle consacre ont été solennellement réaffirmés par le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et réaffirmés par le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, appartient à la Constitution au sens des décisions 2004-296 DC et 2004-297 DC précitées ;
- que les concepts juridiques de la propriété intellectuelle et de la brevetabilité étaient connus des auteurs de la Déclaration de 1789. Par exemple, la section VIII de la Constitution des États-Unis du 17 septembre 1787 dispose que : « le Congrès aura le pouvoir (...) d'encourager le progrès de la Science et de l'Art utiles, en assurant pour une période limitée, aux auteurs et inventeurs, un droit exclusif sur leurs écrits et sur leurs découvertes ». Pour sa part le décret de l'Assemblée nationale des 31 décembre 1790-7 janvier 1791 énonce que : « L'Assemblée nationale, considérant que toute idée nouvelle dont la manifestation ou le développement peut devenir utile à la société, appartient primitivement à celui qui l'a conçue ; et que ce serait attaquer les droits de l'homme dans leur essence, que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur (...) » (Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d'État, tome second, page 158). En conséquence, l'examen des conséquences du droit des brevets au regard des garanties apportées par l'article 11 de la Déclaration de 1789 ne résulte pas d'une construction juridique, mais est bien inhérent à l'article 11 lui-même ;
- que l'exercice des droits reconnus par un brevet, y compris un brevet européen au sens de la convention de Munich dans chacun de ses champs territoriaux nationaux, est régi par le droit et les procédures nationaux, les décisions du Conseil constitutionnel s'imposant donc, en ce domaine aussi, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles (article 62 de la Constitution) ;
- que l'article 12 bis méconnaît manifestement l'article 11 de la Déclaration de 1789 en tant qu'il permet le dépôt de brevets de produits incluant un élément du corps humain, dont la séquence totale ou partielle d'un gène. A cet égard, il apparaît préférable, en termes d'efficacité juridique et économique, de fixer une limite éthique claire à l'appropriation du vivant plutôt que de s'en remettre à « une appréciation au cas par cas des demandes de brevet au regard d'un consensus moral » telle que défendue par l'avocat général F. G. Jacobs dans ses conclusions précitées (point 201 de ces conclusions). Cette intelligibilité immédiate des limites mises à la recherche est l'objet même des lois de bioéthique.
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Pour ces raisons, l'article 12 bis ne peut qu'être censuré.