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Décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social
Conformité

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social.
A l'appui de cette saisine visant l'intégralité du texte déféré, nous développons, en particulier, les griefs suivants à l'encontre des articles 41, 42 et 43 de la loi.
* * *

I. Sur les articles 41, 42 et 43 de la loi
L'article 41 modifiant l'article L. 132-13 du code du travail, tend à inverser le sens de l'articulation entre les différends accords collectifs et conventions à l'échelon interprofessionnel et professionnel, et en autorisant les accords de niveau inférieur à comporter le cas échéant des clauses moins favorables aux salariés que les accords de niveau supérieur si ces derniers ne l'interdisent pas.
Pour sa part, l'article 42 remet en cause le mécanisme existant entre les accords d'entreprise ou d'établissement et les normes conventionnelles de niveau supérieur, en autorisant, là aussi, à déroger aux normes conventionnelles de niveau supérieur si ces dernières ne l'interdisent pas.
Enfin, l'article 43, conséquence des dispositions précédentes, prévoit que si le code du travail renvoie un accord de branche le soin de mettre en oeuvre une disposition législative, cette mise en oeuvre peut également se faire par accord d'entreprise.
Ces trois dispositions aboutissent à renverser l'un des principes fondamentaux du droit du travail en permettant à l'accord d'entreprise de modifier dans un sens défavorable au salarié les prescriptions législatives protectrices et constitutives d'un ordre public impératif. Sous couvert d'un prétendu encouragement à la négociation collective à tous les niveaux par une valorisation du rôle d'impulsion et d'encadrement des niveaux centralisés, il s'agit, en réalité, de créer les conditions d'une atomisation du droit social et d'une fragmentation du caractère protecteur du droit du travail.
L'indétermination et le flou qui entourent le mécanisme critiqué, dont la place laissée au silence et à l'implicite, en sont les preuves les plus flagrantes.
Il s'ensuit une violation de l'article 34 de la Constitution et des principes fondamentaux du droit du travail qui ressortent de la compétence exclusive du législateur tel le principe aux termes duquel les accords collectifs ne peuvent prévoir des stipulations moins protectrices que celles prévues par la loi et le règlement sans habilitation précise, limitée et expresse (II). Bien plus encore, cette mécanique inversée - sorte de machine infernale lancée sans pilote contre notre tradition républicaine d'un droit social source de progrès et de cohésion nationale - est conçue de telle sorte que sa mise en oeuvre est susceptible de priver de garanties légales des exigences constitutionnelles (III).
II. Sur la violation de l'article 34 de la Constitution en tant qu'il réserve la détermination des principes fondamentaux du droit du travail à la compétence exclusive du législateur et l'incompétence négative qui s'en évince.
II.1. Ainsi qu'il ressort de l'article 34 de la Constitution, c'est au législateur qu'il appartient de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical dans le respect, notamment, du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion de l'entreprise ».
Vous avez donc jugé que cette articulation permet au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions de travail ou aux relations de travail, de laisser les employeurs et les salariés, ou leurs organisations représentatives, le soin de préciser après une concertation appropriée, les modalités concrètes de mise en oeuvre des normes qu'il édicte, qu'au surplus constitue un principe fondamental du droit du travail, le principe selon lequel une convention collective de travail peut contenir des dispositions plus favorables aux travailleurs que celles des lois et règlements (Décision n° 89-257 DC du 25 juillet 1989).
Il s'ensuit que la loi peut, le cas échéant, renvoyer à la négociation collective la faculté de préciser les conditions de mise en oeuvre des règles qu'elle a préalablement déterminé. C'est, cependant, sous la réserve que cette délégation soit précise et limitée et ne puisse contredire les dispositions constitutives de l'ordre public social, par essence, protecteur du salarié. C'est bien le sens de votre jurisprudence qui n'a jamais démenti cette hiérarchie des normes conforme à la dimension sociale de notre République consacrée par l'article 2 de la Constitution.
C'est pourquoi, si vous n'avez encore pas consacré, en tant que tel, le principe dit « de faveur », vous n'avez, toutefois, pas remis en question la compétence exclusive du législateur pour déterminer les droits et obligations touchant à la protection du travailleur. D'ailleurs, dans votre décision du 6 novembre 1996, vous jugez que le moyen tiré de ce principe appelé de faveur « manque en fait » (Décision n° 96-383 DC). C'est dire que vous ne rejetez pas le principe en tant que tel. Présent dans notre législation depuis la loi du 14 juin 1936, introduisant un article 31vc dans le code du travail, ce principe n'a jamais été contredit depuis.
Autrement dit, le champ ouvert à la négociation collective doit être clairement déterminé par le législateur et encadré de telle sorte que les droits et obligations touchant aux conditions de travail ou aux relations de travail, qui relèvent exclusivement du domaine de la loi, ne soient pas affaiblis par un accord de branche.
II.2. C'est également le sens de la jurisprudence de la Cour de Cassation ou bien du Conseil d'Etat. Ce dernier a déjà eu l'occasion de rappeler que « conformément aux principes généraux du droit du travail, les dispositions législatives ou réglementaires prises dans le domaine de ce droit présentent un caractère d'ordre public en tant qu'elles garantissent aux travailleurs des avantages minimaux, lesquels ne peuvent, en aucun cas, être supprimés ou réduits, mais ne font pas obstacles à ce que ces garanties ou avantages soient accrus ou à ce que des garanties ou avantages non prévus par des dispositions législatives ou réglementaires soient instituées par voie conventionnelle, qu'en revanche, une convention collective de travail ne saurait légalement déroger ni aux dispositions qui, par leurs termes mêmes, présentent un caractère impératif, ni aux principes fondamentaux énoncés dans la Constitution ou aux règles de droit interne.. » (Conseil d'Etat, Avis, Assemblée, 22 mars 1973).
Dans le même sens, et plus récemment, le Conseil d'Etat a jugé, au contentieux, qu'en application de l'article L. 132-4 du code du travail, « conformément au principe général du droit du travail dont s'inspirent ces dispositions législatives, (...), le pouvoir réglementaire ne peut, sauf habilitation législative expresse, prévoir des conventions collectives comportant des stipulations moins favorables aux travailleurs que les dispositions qu'il a édicté lui-même » (CE, Assemblée, 8 juillet 1994, Leb. page 356).
Dans le droit fil de votre jurisprudence, il s'évince de ces décisions que, d'une part, existe un principe général du droit du travail de valeur constitutionnelle - comme en témoigne l'emploi du mot « s'inspirent » - confiant au seul législateur la compétence pour déterminer les droits et obligations constitutifs de l'ordre public social protecteur, et d'autre part, que les éventuelles délégations de compétences pour y déroger doivent être précises et limitées et résulter d'une habilitation législative expresse.
Il faut ajouter, mais l'on y reviendra, que cette habilitation expresse ne peut priver de garanties légales les exigences constitutionnelles échappant, par leur nature, aux rapports conventionnels.
II.3. Or, force est de constater que les articles critiqués méconnaissent cette logique propre du droit constitutionnel du travail.
En effet, alors que pour satisfaire l'articulation constitutionnellement admise, il aurait fallu que le renvoi à la négociation collective soit précisément encadrée, comme ce fut le cas dans le cadre des ordonnances de 1982, les articles critiqués ne prévoient aucun champ précis justifiant que l'accord d'entreprise puisse déroger, le cas échéant in pejus, à l'accord de branche.
Comme le reconnaissent les rapporteurs de la loi devant le Sénat, les articles 41 et 42 aboutissent à ce que des accords de niveau inférieur comportent des clauses moins favorables aux salariés que les accords de niveau supérieur « si ces derniers ne l'interdisent pas ». Ils poursuivent : « Alors que celui-ci [le principe de faveur] était jusqu'à présent la règle fixée par la loi, il devient une faculté laissée aux partenaires sociaux qui doivent en décider dans l'accord de rang supérieur. Dans ce cadre, la possibilité de dérogation est de droit et ne nécessite aucune habilitation conventionnelle expresse, sauf si l'accord en dispose autrement » (Sénat, Rapport n° 179, M. J. Chérioux et Mme A. Bocandé).
Il s'ensuit que la dérogation est de droit dans le silence de l'accord de niveau supérieur.
On ne peut avouer plus franchement que la cohérence de notre droit social est désormais inversée.
Jusqu'à présent seul le législateur pouvait déterminer le champ de compétence ouvert à la négociation collective, et à la condition indépassable que cela relève d'une habilitation expresse, limitée et précise, de sa part. Pourtant, à suivre la loi critiquée, il suffira que l'accord de branche garde le silence sur ce point pour que les accords d'entreprise puissent convenir de stipulations moins favorables aux salariés. Ainsi donc, là où votre jurisprudence, comme celle du Conseil d'Etat, exige une habilitation législative expresse pour que le pouvoir réglementaire puisse prévoir de telles règles moins favorables, l'accord d'entreprise pourra déroger aux droits et obligations déterminés par la loi !
On ne saurait, à cet égard, considérer que l'habilitation au niveau de la branche soit suffisante et vaille, par voie de conséquence, pour le niveau de l'accord d'entreprise. Les exigences constitutionnelles ne peuvent se satisfaire de ce qui constituerait une « habilitation implicite en cascade ».
Une telle logique serait d'autant moins admissible que c'est au niveau inférieur que le déséquilibre des forces en présence dans la négociation, au titre de laquelle vous avez jugé utile de protéger le salarié négociateur au travers du principe d'indépendance (Décision du 6 novembre 1996, précitée), oblige à assortir le droit des accords collectifs du maximum de garanties.
Il n'est donc pas constitutionnellement possible qu'un accord de niveau inférieur puisse déroger - et donc être moins favorable aux salariés - à un accord professionnel ou interprofessionnel au seul motif que ce dernier n'a rien prévu ou ne l'a pas interdit.
Une telle inversion de la hiérarchie des normes du droit social telle que prévue par la Constitution est d'autant moins admissible compte tenu du rôle que la loi déférée donne aux accords d'entreprise.
Les articles 41, 42 et 43 de la loi critiquée violent donc l'article 34 de la Constitution et révèlent, à tout le moins, l'incompétence négative du législateur qui a, en tout état de cause, insuffisamment encadré le pouvoir de négociation collective au regard des principes fondamentaux du droit du travail.
Il faut ajouter, comme le relève le rapport du Sénat, en écho aux critiques portées par le rapporteur de l'Assemblée Nationale, que la nouvelle architecture défie l'exigence constitutionnelle de clarté et d'intelligibilité de la loi. Il en résulte une complexité du code du travail qui, ajouté aux griefs précédents, ne peut que préjudicier au caractère protecteur devant irriguer notre droit social.
De tous ces chefs, la censure est certaine.
III. Sur la méconnaissance des garanties légales de exigences constitutionnelles échappant par leur nature aux rapports conventionnels
L'indétermination des conditions dans lesquelles l'accord d'entreprise pourra déroger dans un sens défavorable aux salariés aux dispositions législatives ou de branche, laisse le champ libre à la méconnaissance d'exigences constitutionnelles échappant par leur nature même aux rapports conventionnels.
En particulier, le droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle, au repos et aux loisirs tel qu'il résulte du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ne peut être laissé à la libre détermination des partenaires sociaux, et certainement pas au niveau de l'entreprise. D'autant moins que cette exigence de valeur constitutionnelle ne peut être dévolue à la compétence de l'accord d'entreprise dans le seul silence de l'accord de branche.
On mesure, à cet instant, que dans le champ du droit social, il s'agit, plus que de la question des horaires de travail, des conditions matérielles et, notamment, de sécurité et d'hygiène du travail qui sont en jeu.
Conscient qu'il existe un risque grave de dérive, le législateur a tenté d'éviter votre critique en posant ce qu'il présente comme des « verrous », dont la définition de domaines placé hors du champ de la négociation. Ceux-ci, dont le salaire minimum, constituent, il est vrai, le moins que l'on doive garantir.
Pourtant, restent loin de toute protection légale le vaste reste des droits et conditions de travail.
Cette absence de garanties légales est d'autant moins supportable que, encore une fois, ce nouveau pouvoir de négociation in pejus, pourra se déployer dans le silence de l'accord de branche.
C'est dire que s'ouvre tout un espace de négociation au niveau de l'entreprise, là où le lien de subordination joue le plus et là où le rapport de force, concret et non théorique, est le plus défavorable au salarié. Or, cet espace ne bénéficie d'aucun des gardes fous que votre jurisprudence la plus affirmée, à l'instar de celle de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat, considère comme consubstantiel à la solidité de l'édifice d'un ordre public social impératif.
Dès lors, en ne prévoyant aucune garantie de nature à satisfaire les exigences constitutionnelles tirées, notamment, du Préambule de la Constitution de 1946, le législateur a vicié de manière rédhibitoire les dispositions querellées.
De ces chefs, la censure est également encourue.
* * *
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.